L’on a tout incriminé : l’incompétence des musiciens, l’inexistence d’infrastructures, l’indifférence des médias, la rareté des producteurs, la frilosité des opérateurs économiques qui rechignent à investir dans la culture, etc. Il y a du vrai dans tout cela. Mais il est un aspect fondamental que peu de gens abordent dans la problématique de notre musique moderne : le rythme et la danse.
La musique moderne, c’est le rythme c’est élémentaire, pourrait-on dire. Mais c’est pourtant une notion que les musiciens maliens eux-mêmes ont souvent ignorée. Je sais que notre patrimoine musical regorge d’une infinité de rythmes : bara, bala, bari, bondiala, didadi, kofili, takamba, tindoro, etc ; Mais quel est le musicien malien, de Salif à Percée, qui ait jamais réussi à imposer un rythme, un seul, dans la conscience des Maliens, à plus forte raison des non-Maliens ?
Je pense que la musique moderne, c’est avant tout un rythme typé, reconnaissable entre d’autres rythmes. Ce n’est pas le fait de chanter dans une langue d’un pays qui peut faire imposer une musique de ce pays. Les exemples abondent :
Dans les années 70, le groupe « Las Maravillas del Mali » a produit d’excellents morceaux afro-cubains chantés en bamanan et en songhaï tels que : « Lumumba », « Radio Mali », etc. Ces morceaux sont des morceaux afro-cubains : ils se perçoivent et se dansent comme tels. Ce ne sont pas des morceaux maliens.
Alpha Blondy, Askia Modibo, Kalory Sory et Oumar Koïta ont deux points communs : ils chantent en bamanan (ou dioula) et ils font du reggae. Je dis qu’ils font du reggae. Ils ne peuvent se targuer de faire de la musique ivoirienne ou malienne. Seriez-vous encore sceptique que je vous inviterais à désosser « Lumumba » ou « Be yourself » de leurs paroles. Vous n’entendriez alors rien de plus que du « typique » ou du reggae.
Cette confusion entre langue et rythme nous a conduit à un désastre au Mali : l’absence de rythmes modernes nationaux.
Les Zaïrois ont leur soukouss, Dombolo et autres ; les Sénégalais leur inbaïkhal vulgarisé par l’illustre Youssou N’Dour ; les Ivoiriens leur zouglou «(après avoir eu leur ziglibiti lancé par le regretté Emesto Djédjé) ; les Camerounais leur makossa ; les Maliens… rien. Ce qui les amènent aujourd’hui, dans les boites de nuit, à se trémousser au rythme des autres. C’est déplorable.
Le rythme, c’est la danse
Un rythme s’impose dans la conscience collective par sa pratique quotidienne. Le rythme, ça se vit, ça ne se contemple pas comme un objet de curiosité ou une statue de divinité. Si le soukouss a déferlé sur toute l’Afrique, ce n’est pas parce que le Zaïre était truffé de studios hyper performants. J’ajoute même qu’il n’existait aucun studio de plus de 2 pistes à Kinshasa au moment où commençait la grande épopée. Si le soukouss, le cavacha puis le mayébo, ou encore le Dombolo se sont imposés, c’est parce que les Zaïrois croyaient en quelque chose. Ils ont adapté et créé des pas de danse avec des règles bien édictées. Ils ont dansé avec conviction. Et les autres les ont suivis.
Quand un pas de danse prend corps avec le rythme qui le sous-tend, la musique devient une réalité vivante et un élément authentique de l’identité culturelle. Dans notre société traditionnelle, cela a toujours été vrai comme pour la musique sénégalaise, zaïroise ou camerounaise. Allez donc assister à une soirée de balafon à Koutiala ou à une partie de Tindoro à Ouan et vous m’en direz des nouvelles ! Fort malheureusement pour notre société moderne, nos musiciens ont réussi à créer une dichotomie entre la danse et le rythme d’une part, et la musique d’autre part. je me suis souvent demandé ce qui est à la base de cette schizophrénie. Et j’ai eu un début de réponse en remontant le parcours de l’une de nos plus grandes formations musicales : le Super Biton de Ségou.
Tout est parti de la biennale de 1970
1970 : première biennale artistique et culturelle de la jeunesse malienne. Le Super Biton de Ségou réalise un véritable « breakthrough » en arrachant la musique moderne du pays des griffes du rythme « typique ». Damonzon » : « Lèfèni », « OERS » deviennent des succès nationaux. Deux ans plus tard, les Ségoviiens enfoncent le clou en lançant « Bakarijan », « Chè », « Donsoké », etc. l’apothéose sera pour 1970 avec « Tassidoni « . Il n’en fallait pas plus : le style Biton s’était imposé. Et toutes les autres formations musicales, y compris le « Kanaga » du génial Sory Bamba, s’empresseront d’emboîter le pas à Amadou Bah et à ses hommes, en les calquant jusque dans leurs défauts. Surtout dans leurs défauts. Et ce sont ces tares initiales du Super Biton que la musique moderne malienne traîne encore tel un boulet. Quelles sont-elles ?
La folklorisation à outrance
Depuis ses débuts jusqu’à ce jour, la musique moderne malienne ressemble à une simple transposition des chants traditionnels sur instruments modernes. Nos instrumentistes ont parfois poussé le zèle jusqu’à vouloir reproduire sur guitare le son de la kora ou du ngoni. Résultat : la quasi-totalité de nos orchestres jouent en arpège et semblent ignorer les accords plaqués, sinon les accords tout court. Ceci à lui seul constitue un sérieux facteur limitant la modernisation d’un rythme traditionnel. L’arpège a enferré les orchestres maliens dans le folklore.
La préminence de la parole et de la mélodie sur le rythme
Rarement, dans une musique moderne, le rythme aura été autant escamoté au profit des envolées parolières ! Les musiciens maliens ont tellement compris leur rôle de sauvegarde du patrimoine qu’ils se sont crus obligés de faire du chanteur, un griot moderne. Cette tendance a abouti à la composition de plusieurs arrangements musicaux sous forme de récial (« Bakaridjan », Kamalé Wari », « Cheickou Amadou », « Famory, « Ambodédjo »,etc.)
La théâtralisation
Au fil des biennales, les musiciens modernes maliens ont fini par adopter une attitude scénique anachronique : port de l’uniforme, chorégraphie d’ensemble parfaitement synchrone, illustration des morceaux musicaux par des saynètes. Du coup, ils ont fini par dégager une impression : celle de produire des pièces théâtrales avec ballet. Le spectateur a été progressivement confiné dans un rôle d’assistant ; celui de participant lui a été dénié par ce comportement scénique des musiciens qui est une formidable barrière psychologique.
« L’abâtardisation » de la danse
Au moment où les autres créaient leurs pas de danse (soit par adaptation, soit par invention exnihilo) en les sculptant et en les stylisant au maximum pour en faire des produits finis, labélisés, nos musiciens se contentaient de vagues déhanchements anonymes routiniers pour accompagner aussi bien un morceau de bara qu’un morceau de bala. Et même quand l’effort de création aboutissait quelques fois à un morceau responsable (sur le triple plan de l’authenticité, et de la modernité), l’on parvenait quand même à gâcher la fête par une dichotomie ridicule. C’est ainsi que le Super Biton a fait danser un brave bamanan armé de houe au rythme de « Warabatiatio » et que Sory Bamba a fait sortir carrément le grand jeu en faisant venir sur scène un danseur lourdement harnaché pour danser le morceau « Kanaga ». Comme pour montrer qu’un homme, une femme en tenue normale de tous les jours ou en tenue de soirée n’ont rien à voir avec ces danses « spéciales » et/ou « Sacrées » ! Avouez que ce n’est pas très incitatif.
Peut-on encore s’en sortir ?
Nous y sommes condamnés. Au risque de voir les générations montantes complètement déconnectées de la culture du pays à cause d’un asservissement mental par musique interposée.
Mais ici, comme dans d’autres domaines, il faut que chacun s’y mette. Les politiciens doivent afficher clairement leur volonté de promouvoir notre musique et non pas de danser et ils ont mille moyens pour le faire.
Les médiats doivent accorder la priorité à ce problème dans leurs reportages et leurs animations et ils ont mille moyens de le faire.
Les musiciens doivent sortir des sentiers battus pour être plus créatifs et ils ont mille moyens pour le faire.
Les jeunes enfin doivent se convaincre une fois pour toute que l’on ne s’émancipe jamais, ni avec la langue, ni avec la culture d’un autre (la langue étant d’ailleurs un élément de la culture). Il est donc temps pour eux de se mettre à l’écoute des réalités de leur pays. Et ils ont mille moyens pour le faire.
A. Traoré
C’est curieux! je constate moi que cette musique est bien appréciée en occident, ce qui veut dire que ça l’est ailleurs. Je crois déceler que notre musique a été pensée comme suit: – des rythmes uniquement pour danser et – des compositions pour écouter. Et ça marche. C’est pas dérangeant si on a recourt à d’autres rythmes dans les boites, c’est du pareil partout au monde. Au moins nous avons quelque chose qui marche et bien.
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