Comment avez-vous imaginé cet album sur lequel vous sortez le kamale ngoni de son cadre purement africain?
Abou Diarra: Au début, mon envie était de mettre le ngoni avec l’accordéon, la contrebasse, le violon et le piano, mais ça n’a pas pu se faire, alors j’ai un peu changé d’idée. Il y a l’accordéon, le violon, la batterie… Un ami qui travaille avec Salif Keïta comme technicien m’a conseillé un certain Eric Bono qui a bossé avec Youssou N’Dour, Mory Kante, Alpha Blondy, pour m’aider. J’ai écouté ce qu’il avait fait et j’ai beaucoup aimé. Donc, je l’ai contacté et il a été chargé des arrangements.
De quelle façon avez-vous procédé pour marier ces instruments?
Avant l’enregistrement, l’accordéoniste m’a demandé si on pouvait répéter. Je lui ai dit que j’allais répéter avec les autres musiciens, mais pas avec lui. Sinon, son oreille se serait habituée aux couleurs africaines. Je voulais qu’il garde sa couleur européenne, qu’il entre dans le studio, qu’il écoute et qu’il joue. Même chose pour le violoniste.
D’où vient cette relation forte que vous entretenez avec le kamale ngoni, votre instrument ?
C’est une longue histoire. Quand mon père nous a quittés, ma mère n’avait pas les moyens pour nous donner à manger. Donc, je suis allé en Côte d’Ivoire, gagner un peu de sous. J’ai travaillé chez quelqu’un pendant deux ans. Il devait me donner 30.000 Fcfa par an, soit 50 euros. Mais, au bout des deux années, il a refusé de me payer. Je suis parti et à Abidjan, j’ai vu quelqu’un qui jouait le ngoni dans la rue. Cette personne-là, c’est grâce à elle que nous sommes tous en train de jouer le ngoni aujourd’hui : Yoro Diallo, un grand maître du kamale ngoni. Je voulais aller avec lui, mais il partait pour Bamako le lendemain. Il m’a envoyé chez un de ses élèves, Bagayoko Daouda. J’y suis resté un an et je n’ai réussi à jouer qu’un seul morceau ! J’étais découragé, je voulais rentrer chez moi. Quand je suis sorti dans la rue, j’ai vu quelqu’un d’autre encore qui marchait avec un ngoni. Bizarre! Je lui ai expliqué mon cas. Il ne pouvait pas m’emmener avec lui non plus, mais comme il avait deux ngoni, il m’en a donné un. Et je me suis mis à marcher, d’Abidjan à Bamako. Quatre mois et 26 jours. C’est là que je suis devenu joueur de ngoni, sur la route.
Était-ce la fin de votre apprentissage ?
Quand je suis arrivé à Bamako, j’ai dit que j’étais le meilleur, mais on m’a dit que trois joueurs de ngoni étaient plus forts que moi. Je suis allé voir le premier et j’ai trouvé qu’il n’était pas fort. Le deuxième, l’était vraiment, car il faisait des choses avec le ngoni que je ne pouvais pas faire. Mais, il y avait des choses que je savais faire et pas lui, donc il ne pouvait pas devenir mon maître. C’est là qu’on m’a présenté la troisième personne : Vieux Kanté. Sans Commentaire. Un génie du ngoni. Pendant sept ans, j’ai dormi, mangé chez lui, pour apprendre. Durant les trois premières années, il ne m’a pas autorisé à aller jouer dehors. Seulement chez lui, à la maison. Il a senti que ça me décourageait et m’a dit : «Abou, ce n’est pas parce que je suis aveugle que je ne vois rien, je vois avec mon cœur. Il faut attendre un peu. Un jour viendra». Ça m’a calmé. Deux ans plus tard, il voulait que je parte jouer pour moi, mais j’ai refusé, car je faisais tout ce dont il avait besoin et il n’y avait personne d’autre pour l’aider. Ça l’a beaucoup touché. Et il m’a montré toutes les choses qu’il m’avait cachées. Je suis resté encore pendant deux ans. En 2005, il est mort. C’est là que j’ai commencé à travailler pour moi-même.
Parallèlement à votre carrière, vous vous êtes aussi fait connaître à travers les stages de ngoni que vous animez, pour enseigner sa pratique. Est-ce un instrument que tout le monde peut apprendre ?
J’aime bien partager ce que je connais du ngoni pour que les gens sachent à quoi il sert, ce qu’on peut faire avec. J’ai des élèves qui n’avancent pas et quand d’autres jouent, on ne peut pas deviner que ce sont des Blancs ! En fait, le ngoni est une harpe africaine. Arrivé à un certain niveau, tu peux le jouer comme une kora. C’est à peu près la même famille. Mais la petite différence, c’est que ça ne se joue pas dans la même langue : la kora est accordée en diatonique -c’est mandingue-, alors que le ngoni est accordé en pentatonique – c’est bambara. Avant le kamale ngoni qui est mon instrument, il y avait le donso ngoni que les chasseurs utilisaient. Puis est arrivée la kora. Mais avant donso ngoni, il y avait djéli ngoni : c’est un petit ngoni que le griot jouait devant le roi. Les temps ont changé : maintenant, on fait des concerts avec le ngoni pour gagner des sous !
Par Bertrand LAVAINE