"Marchons, marchons , … ", mais restons immobiles. Comme à l’Opéra comique, les pays riverains de la zone sahélo-saharienne proclament unanimement leur volonté farouche de lutter contre Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), mais semblent dépenser davantage d’énergie pour s’accuser mutuellement d’inaction, que pour passer à l’offensive. "Il est plus facile et nettement plus valorisant de dresser la liste des problèmes que de travailler à rechercher des solutions", résume un télégramme rédigé en février 2010 par l’ambassadrice américaine à Bamako (Mali), visiblement fatiguée des atermoiements maliens aussi bien qu’algériens.
Pendant que les pays de la région peinent à trouver le chemin d’une riposte commune, les Américains, grands pourvoyeurs d’aide militaire et civile destinée à "lutter contre le terrorisme ", tissent patiemment et efficacement leur toile. Les télégrammes diplomatiques des années 2008-2010 diffusées par les ambassades américaines en Afrique du Nord et dans le Sahel reflètent la volonté des dirigeants de la région menacés par AQMI de coopérer discrètement mais sérieusement avec Washington, ou en tout cas de mettre à profit l’obsession américaine du terrorisme pour négocier de nouveaux avantages.
TRIPOLI PEUT TRAITER "SANS RÉSERVE AVEC LA NOUVELLE AMÉRIQUE"
L’évolution, en coulisses, de l’Algérie et celle, parallèle, de la Libye apparaissent les plus spectaculaires. Un mémo "secret" diffusé de Tripoli le 26 mai 2009 exulte : Mouammar "Kadhafi n’est plus réticent à s’engager avec Africom" , aussi bien pour lutter contre le terrorisme que contre la piraterie. Après de longs travaux d’approche, le "guide" libyen a fini par recevoir "sous sa tente pendant un peu plus d’une heure" le général William Ward, commandant en chef d’Africom, le 21 mai 2009. Il a déclaré qu’il pouvait traiter "sans réserve avec la nouvelle Amérique", à présent que, depuis l’élection de Barack Obama, les Etats-unis étaient gouvernés par "un esprit de changement", conclut le télégramme. Kadhafi a "identifié deux sources de terrorisme : le wahhabisme et la Suisse", note scrupuleusement l’ambassadeur. Il a expliqué que "le système bancaire suisse servait à financer les terroristes et a proposé que la Suisse soit partagée entre ses voisins en fonction des langues parlées".
Le général William Ward, responsable d’Africom, à Tunis, le 28 mai 2008. AFP
Ce dialogue quelque peu folklorique avait été précédé en mars par une rencontre de fond entre le général Ward et l’un des fils du "guide", Muatassim Kadhafi, son conseiller pour la sécurité nationale. Le militaire américain avait rassuré son interlocuteur : pas question d’établir des bases américaines en Afrique. Le fils Kadhafi avait exposé sa "préférence en faveur d’une stratégie de défense basée sur une relation spéciale avec les Etats-Unis" incluant un accord de sécurité et la possibilité "d’acheter des équipements militaires". La Libye, avait-il plaidé, n’a pas été suffisamment payé en retour par les Etats-unis, pour sa décision de renoncer à l’arme nucléaire. Le général avait invité son vis-à-vis à la "patience".
ACCORD D’ALGER POUR DES "SURVOLS DE SURVEILLANCE" AMÉRICAINS
"La Libye est un partenaire de premier plan dans la lutte contre le terrorisme", commentait l’ambassadeur à Tripoli à la même époque. Le régime s’inquiète de l’instabilité et de la présence de gouvernements faibles à ses frontières sud, qui pourraient constituer "une ceinture de terrorismes’étendant de la Mauritanie à la Somalie". Le diplomate rappelait que le "guide" libyen "s’opposera à une activité militaire américaine dans ce qu’il considère comme son arrière-cour". Mais, ajoute-t-il, Mouammar Kadhafi a deux fers au feu : "il recherche l’aide militaire de pays européens qu’il tient pour responsable des maux de l’Afrique, tout en tenant un discours strict sur la souveraineté nationale". Publiquement, notait-il, le message du "guide" libyen n’a pas changé : tandis qu’il négocie, il proclame que "l’Afrique rejette Africom ".
Abu Musab Abdul Wadud, considéré comme un chef d’AQMI en Mauritanie. AFP
Avec l’Algérie, elle aussi si jalouse de son indépendance, le feu de la coopération tend à passer progressivement au vert. Au tout début de 2010, Alger a ainsi donné son accord pour des "survols de surveillance" américains "contre des cibles d’AQMI au Sahel" et à condition que "les missions de survol n’aient pas de lien direct avec des actions au sol". "Aucun pays n’est plus important que l’Algérie dans la lutte contre Al-Qaida", insiste l’ambassadeur à Alger, fort de ce succès. Cet accord apparaît comme la conséquence rapide de la première visite à Alger, le 25 novembre 2009, du chef d’Africom, le général Ward.
"RENFORCEMENT DE LA PRÉSENCE AMÉRICAINE" DANS LE SUD DE L’ESPAGNE
"L’Algérie souhaite être un partenaire stratégique et pas un adversaire", lui avait alors déclaré Abdelaziz Bouteflika, selon un télégramme américain. Tout en avertissant que "dans certains cas, il y aurait des limites à la coopération". "L’entraînement et l’équipement"militaires avaient été définis comme les premiers domaines dans lesquels l’aide américaine pourrait être dispensée. Plus précis, le ministre algérien de la défense s’était déclaré intéressé par une levée de l’embargo sur les dispositifs de lutte contre les bombes artisanales, tels que les "brouilleurs" destinés à paralyser les dispositifs de mise à feu à distance.
D’autres télégrammes plus anciens, témoignent d’une fructueuse coopération algéro-américaine en matière de renseignement, en dépit du caractère "paranoïaque et ombrageux" prêté par les Américains aux responsables des "services" algériens. "Le nombre d’Algériens combattant en Irak aurait été bien plus élevé si nous n’avions pas travaillé de près ensemble", se félicite l’ambassadeur à Alger en février 2008.
Par le biais d’Africom et d’autres structures de renseignement, les Etats-unis disposent d’un réseau de coopération militaire dans plusieurs pays d’Afrique comme le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Burkina-Faso. D’après les télégrammes que nous avons consultés, le principal point d’appui à cette politique se trouve dans le sud de l’Espagne, sur la base aéronavale américaine de Rota. C’est de là que s’envolent les appareils de reconnaissance désormais autorisés à survoler la Mauritanie, le Mali mais aussi l’Algérie. Selon un télégramme rédigé à Madrid en janvier 2010, le gouvernement espagnol a confirmé son approbation d’un "renforcement de la présence américaine à la base navale de Rota pour servir les objectifs d’Africom".
Philippe Bernard