“Plus on fera la guerre en Afrique, plus on la transformera en société guerrière”

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Soldats maliens à Gao.  REUTERS
Soldats maliens à Gao. REUTERS

Mimosa Le libellé même de la question suppose t-il une spécificité du conflit en Afrique par rapport aux Balkans, au Moyen-Orient ou aux confins de la Chine par exemple ?

 

Bertrand Badie : Il est toujours hasardeux de forcer les spécificités. Vous avez raison de suggérer qu’il n’y a pas un conflit africain distinct des autres. D’abord, les conflits qui se développent en Afrique sont de natures bien différentes : la guerre entre l’Ethiopie et l’Erythrée, les guerres à répétition en République démocratique du Congo, celle du Liberia ou aujourd’hui du Mali, n’ont pas que des points communs, loin de là.
En revanche, il n’est pas inutile de s’intéresser aux conflits qui se développent sur le continent africain, précisément pour évaluer ce qui peut éventuellement lesrapprocher, comme pour tester l’hypothèse de plus en plus courante de“nouveaux conflits internationaux” qui se distingueraient de la guerre devenue alors classique et telle qu’elle s’est imposée dans la modernité européenne au lendemain de la paix de Westphalie.
L’Afrique est de ce point de vue un terrain d’analyse intéressant. Elle a en effet comme caractéristiques propres l’incertitude des constructions étatiques, l’acuité des pathologies sociales, la force des déséquilibres dans les richesses, l’ambiguïté de ses constructions spatiales, et aussi la diversité des acteurs fauteurs de guerre qui ne se ramènent plus, tant s’en faut, aux seules armées d’Etat. Autant d’hypothèses qui permettent de progresser dans la construction de ces formes nouvelles de conflictualité tout en gardant à l’esprit – et vous avez bien raison de le souligner – la diversité des situations. Retenons que, cependant, les points de comparaison sont assez nombreux pour justifier cet intitulé.

 

Clotilde : Quels liens faites-vous entre le passé colonial de la France et les conflits africains d’aujourd’hui ?

 

Bertrand Badie : Je ne sais pas s’il y a lieu de distinguer la colonisation française des autres formes de colonisation. Un simple coup d’oeil suffit pour remarquer que la colonisation belge avec le Congo, le Rwanda ou le Burundi, la colonisation portugaise avec l’Angola et le Mozambique, la colonisation britannique avec leNigeria, la Sierra Leone ou l’Ouganda, sont autant porteuses de symptômes de conflictualité que la colonisation française.
On trouvera bien sûr dans la colonisation en général bien des variables explicatives des situations présentes de conflictualité : une incertitude institutionnelle grave qui se reproduit à travers des Etats manqués, des Etats bien souvent prédateurs, ou “fantômes”, un contrat social faible qui se vérifie à travers des constructions nationales inachevées, des déséquilibres économiques et des pathologies sociales qui doivent beaucoup aux styles divers de la colonisation.
Si on prend le modèle français, on pourrait penser qu’en effet, la colonisation imaginée par nos institutions républicaines se soit traduite par un moded’administration coloniale faisant table rase des formes passées d’autoritépolitique, et par une illusion coupable voulant que le modèle stato-national traditionnel soit transférable de l’ancienne métropole vers le nouvel Etat accédant à l’indépendance.
Ces naïvetés républicaines ont joué un rôle important dans l’échec de la construction institutionnelle en Afrique, tandis que les différents gouvernements qui se sont succédé en France après les indépendances ont tous, d’une manière ou d’une autre, prolongé par facilité des modes de tutelle post-coloniale répertoriés sous l’intitulé de “Françafrique” et qui ont incontestablement favorisé les dérives conflictuelles que nous constatons aujourd’hui.

 

Africa : Les Africains peuvent-ils réellement s’affranchir de la décolonisation ? Et comment ?

 

Bertrand Badie : Vous avez raison de poser cette question, car la décolonisation n’a été pensée, tout particulièrement en Afrique, et à de rares exceptions près, que sur un plan formel et symbolique. Il convenait, à la faveur de celle-ci, d’adopter un drapeau, un hymne national, une devise et un siège aux Nations unies. Les substrats de la souveraineté n’ont jamais été sérieusement pris en compte : ni sur le plan économique, ni sur celui des sociétés civiles à construire, ni sur celui des institutions à bâtir, ni même sur celui de la mobilisation citoyenne et de l’implication de chacun dans une communauté politique nouvelle.
En réalité, l’indépendance a principalement été formelle et n’évoluait très éventuellement que sous l’effet du passage, d’ailleurs assez rare, d’un tuteur à un autre, c’est-à-dire d’une soumission post-coloniale à une autre : la guerre froide y contribuait et les résultats ont été décevants ; il suffit pour cela de prendrel’exemple de la Guinée Conakry, des deux Congos, ou du Ghana.

 

Jean-Louis : Ces Etats fantômes et prédateurs étant le plus souvent monopolisés par une ethnie en particulier, l’une des solutions ne serait-elle pas le morcellement de ces Etats par peuple, maintenant que l’intangibilité des frontières africaines a été remise en cause par l’affaire soudanaise ?

 

Bertrand Badie : Vous savez qu’il convient de ne pas exagérer le rôle de l’“ethnie”qu’on a pour habitude de mettre en avant dès lors qu’on cherche à expliquer un phénomène social ou politique en Afrique.
D’abord, la notion même d’ethnie est à discuter : pensez-vous qu’il soit si simple de distinguer a priori ce que vous nommez “peuples” et dont il serait bien délicat de construire la nomenclature aujourd’hui ? Par ailleurs, on a coutume de faireappel à l’idée d’ethnie précisément pour distinguer un manque, c’est-à-dire un déficit d’Etat et d’institutions : quand l’un et l’autre sont absents, l’individu qui recherche protection et identité a bien entendu tendance à se retourner vers son groupe naturel d’appartenance, ceci étant vrai autant en Afrique qu’ailleurs.
Pour le reste, et si on y regarde de près, on ne peut pas concevoir les Etats africains uniquement comme des instruments de telle ou telle ethnie. Certes, on se rapproche de ce cas de figure dans certaines situations, comme bien évidemment le Rwanda de 1994… Mais dans la plupart des cas, on verra à la tête des Etats davantage des individualités, avec leurs pratiques clientélaires et népotiques, des bandes, des réseaux, des factions : en bref, l’Etat africain est plus un instrument de prédation entre les mains d’acteurs individuels que de communautés ethniques tout entières.
Admettons enfin qu’il serait bien téméraire de chercher à redessiner la carte de l’Afrique à partir de l’idée de peuples et à deviner quelles sont les frontières“légitimes”. Regardez d’ailleurs comment l’Europe s’est constituée : au hasard des rapports de puissance qui dessinaient les frontières et les territoires tandis que, bien souvent, les nations arrivaient après et se consolidaient au fil du temps, comme d’ailleurs peuvent probablement le faire les nations “africaines”d’aujourd’hui.

 

Singer : Comment réunir l’ensemble des parties prenantes d’un conflit, y compris les acteurs de la société civile, dans des Etats où l’idée de nation est peu répandue à cause des rivalités ethniques ou l’objet de discours nationalistes dangereux ?

Bertrand Badie : Vous avez bien raison, et vous mettez le doigt sur l’une des variables explicatives les plus conséquentes : le défaut, tout simplement, de contrat social. Pour qu’un contrat social puisse se construire et aboutir à un sentiment de même appartenance à une communauté politique, il ne faut pas tantchercher du côté d’une quelconque “solidarité nationale” innée. Celle-ci n’existe pas et se construit au fil du temps : d’où l’importance d’un minimum d’intégration sociale, c’est-à-dire d’un accès de chacun aux biens collectifs, d’où aussi le rôle du respect mutuel, de l’acceptation de l’autre et du désir de coexistence, d’où enfin, et peut-être surtout, le poids déterminant des institutions acceptées comme règle du jeu commune.
C’est tout ce qui manque à la plupart des Etats africains d’aujourd’hui, bloqués dans leur construction par deux jeux pervers : celui des solidarités verticales nourries par le clientélisme, et qui confond allégeance citoyenne avec capacité de se débrouiller pour accéder aux lieux de décision. Celui aussi d’une tentation récurrente de reconstituer des sociétés guerrières avec leur économie, et donc leurs rétributions par lesquelles, en fait, l’individu conçoit sa survie à travers la banalisation d’un Etat de nature pré-hobbesien (ce que le philosophe anglais Hobbes envisageait comme Etat précédant le pacte social).

Leo Colle : Peut-on imputer la majorité des conflits en Afrique au fait que la colonisation a tracé des frontières artificielles qui ne sont pas représentatives des nations qui existent en Afrique ?

Max : Est il possible aujourd’hui d’imputer l’existence de conflits en Afrique exclusivement au passé colonialiste du continent ?

Bertrand Badie : Bien sûr, on peut trouver de multiples exemples qui semblentindiquer que le tracé des frontières coloniales a conduit à des contentieux et des guerres. Mais après tout, n’est-ce pas vrai sur tous les continents ? Il serait facile de pointer toutes ces frontières pleines de litiges qui ont dessiné au fil des siècles la carte de l’Europe et conduit à des guerres. Je dirai même que l’arbitraire frontalier n’est pas plus dramatique en Afrique qu’ailleurs. Il est comme partout déterminé par les aléas du jeu de puissance. En revanche, je retiendrai deux aspects plus importants peut-être, qui donnent à la frontière africaine les traits déstabilisants que vous pointez.
D’abord, pour des raisons écologiques, géographiques, et souvent pratiques, ces frontières sont plus difficiles à contrôler qu’ailleurs. Le fait qu’en Afrique on joue de la perméabilité des lignes séparant les Etats et qu’au nom de vieilles traditions on se plaît à les transgresser rend le jeu interétatique infiniment plus difficile et potentiellement plus conflictuel.
Par ailleurs, précisément parce que les Etats, plus encore que les frontières, sont fragiles, nombre d’acteurs belligènes en jouent pour justifier des politiques de transgression qui conduisent directement à la guerre. On pourrait citer pêle-mêle la frontière entre la République démocratique du Congo et le Rwanda, entre l’Algérie et le Mali, ou entre certains Etats d’Afrique de l’Ouest, ce qui a favorisé la diffusion du conflit libérien vers la Sierra Leone, et même la Côte d’Ivoire. D’une manière plus générale, il me paraît fragile d’imputer les difficultés de l’Afrique à la seule colonisation perçue comme moment historiquement clos. Il me paraît plus juste d’envisager les effets d’une dépendance qui s’est prolongée au-delà de la décolonisation, qui renforce la fragilité et la faiblesse des Etats et qui entretient encore aujourd’hui des mobilisations conflictuelles qui sont communes à pas mal d’Etats du continent.

Max : En quoi les conflits africains s’inscrivent-ils dans la typologie des“nouveaux conflits” dont on parle de plus en plus ? Quelles en sont les caractéristiques ?

Bertrand Badie : D’abord, et très clairement, nous sortons de la vision la plus classique de la guerre opposant purement et simplement des Etats en compétition de puissance. Avec la plupart des conflits africains, la compétition de faiblesse est souvent plus déterminante que la compétition de puissance, ce qui est une rupture forte dans l’histoire de la guerre.
On ajoutera que si les Etats n’en sont pas absents, ils n’ont plus le monopole du jeu guerrier. En effet, les acteurs déterminants du jeu conflictuel sont souvent des seigneurs de la guerre tels Charles Taylor au Liberia, Fodé Sankoh en Sierra Leone, ou Laurent Kabila dans le Zaïre de Mobutu. Les armées sont alors défiées par des milices et on voit de plus en plus apparaître ces “sobels”, c’est-à-dire ces soldats plus ou moins réguliers passant à la rébellion, auxquels s’ajoutent les enfants soldats, tragique histoire de ces mineurs démunis et désespérés qui comptent survivre grâce à la violence.
Pour autant, les Etats n’ont pas disparu et, autre particularité, la plupart de ces conflits sont alimentés par un déséquilibre trop fort entre des Etats puissants et ambitieux et des voisins faiblement institutionnalisés, à la limite de l’identité d’“Etats faillis”. On pense par exemple au Rwanda et à l’Ouganda face au Zaïre puis au Congo, ou au Burkina Faso face au Liberia et à la Sierra Leone. En bref, les conflits africains n’ont plus grand-chose à voir avec l’idée de guerre telle que forgée par Clausewitz. Je noterai pour conclure qu’ils dérivent bien davantage de pathologies sociales que d’une compétition réelle de puissance : c’est ça, les nouveaux conflits inter-nations.

Dee : Peut-on donc considérer l’Union Africaine comme un acteur majeur dans la résolution des conflits ? Et si oui, pourquoi semble-t-elle incapable d’intervenir efficacement ? problème de légitimité, d’autorité ?

Bertrand Badie : Vous posez la très importante question du rôle des organisations régionales dans la solution des conflits africains. Dans un monde idéal, on pourrait espérer s’en remettre au rôle médiateur de la communauté internationale. Mais l’ONU est rarement bien accueillie : les seigneurs de la guerre libériens ou sierra leonais s’en méfiaient au même titre que Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, arguant du rôle désastreux et peu neutre de la première mission onusienne au Congo, en 1960, lâchant Patrice Lumumba.
On aimerait alors se retourner vers l’Union africaine, qui a fait beaucoup d’efforts jusqu’à se doter de son propre “conseil de sécurité”. Reste, d’une part, que son niveau d’efficacité est encore fragile et que, d’autre part, le continent africain est trop vaste et trop diversifié pour que les troupes de l’Union africaine soient véritablement perçues comme suffisamment proches par les protagonistes des conflits.
On s’est alors bien souvent tourné vers des organisations subrégionales, en particulier la Cedeao, dont on se souvient du rôle en Sierra Leone ou au Liberia. Le résultat était plutôt décevant si on en croit notamment l’oeuvre de prédation à laquelle elle s’était alors livrée. Du même coup, le rôle régulateur des organisations régionales a un bilan aujourd’hui décevant : la difficulté de mobiliserla Cedeao dans le conflit sahélien en est une preuve. Certes, on notera que les organisations régionales précèdent la plupart du temps l’ONU dans ses interventions, mais ne s’agit-il pas là d’une hiérarchie du moindre mal beaucoup plus que l’effet d’une réelle conviction ?

RDC : Que préconisez-vous concrètement comme mode(s) de résolution(s) des conflits en Afrique ? Par exemple au Mali ?

Bertrand Badie : Incontestablement, et pour rester fidèle à ce que je dis plus haut, je considère que les solutions les plus efficaces se trouvent dans un traitement social des crises. On a beaucoup trop négligé le poids pourtant énorme des pathologies sociales sur le déclenchement et l’aggravation des conflits. Il y a un lien presque mécanique entre la faiblesse de l’indice de développement humain et l’apparition de guerres en Afrique.
Le Sahel est là pour le démontrer. Il faut en finir avec cette vision trop simple, venue en même temps du fin fond de notre histoire européenne et de notre instinct occidental de supériorité, qui consiste à croire que toutes les guerres trouvent leurs racines dans des rivalités de puissance. Nous avons vu qu’en l’espèce ce n’était pas vrai, et que la faiblesse jouait un rôle plus prépondérant.
Il faut arrêter aussi de croire qu’il suffit de “détruire” quelques “méchants” ou quelques “criminels” pour éteindre un conflit dont l’enracinement social est évident. Il faut mettre un terme à cette capacité des seigneurs de la guerre et des entrepreneurs de violence de recruter aisément dans des populations malheureuses et désespérées.
Ne nous y trompons pas : les conflits s’atténueront en Afrique lorsqu’un vrai développement économique et social s’y produira. Et il est évident qu’il coûterait moins cher que ce que l’on doit mobiliser en richesses et en énergie pour y faire la guerre. Bien sûr, ce serait trop simple de ne miser que sur l’“assistance sociale”. Les pathologies que je viens de rappeler trouvent aussi leur source et les circonstances de leur aggravation dans le défaut d’institutionnalisation des Etats africains : le malheur est que tout le monde ou presque, en Afrique mais surtout hors d’Afrique, trouve son compte dans la faiblesse de ces institutions.
On revient au contrat social de tout à l’heure, on retourne à la question clé : peut-il y avoir des communautés politiques qui ne tiennent que par le jeu de clientèle ou celui de la libre concurrence entre acteurs de guerre ? Une chose en tous les cas me paraît acquise : plus on fera la guerre en Afrique, et plus on transformera l’Afrique en société guerrière.

Tolier : Mais justement comment mettre un terme aux capacités des seigneurs de la guerre de recrutement des populations désespérées ?

Bertrand Badie : C’est bien là notre réflexion de conclusion : ôter une clientèle aux seigneurs de la guerre, c’est tout simplement donner de bonnes raisons aux gamins de 12 ans de ne pas prendre les armes, au risque d’ailleurs d’être “détruit”. C’est aussi enlever aux témoins démunis des activités d’une entreprise minière auNiger le sentiment que les ultimes richesses dont ils disposent échappent sous leurs yeux à leur contrôle. C’est donner aux uns et aux autres le sentiment élémentaire qu’ils sont respectés sans être d’éternels assistés qui dépendent de la charité de ceux qui sont plus au nord. Kant, en son temps, nous expliquait que le respect, c’était l’aptitude à donner à l’autre une valeur sociale surtout lorsqu’il nous est très différent.
Est-ce bien le regard que nous portons sur l’Afrique et son aptitude à se prendreen main ? Si c’est le contraire qui fait le réel, comment s’étonner de cette montée tragique des frustrations ?

 

Le Monde.fr | 21.03.2013 à 16h13

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