Selon les informations de RFI, les forces spéciales françaises étaient présentes à Kidal, au Mali, lors de l’enlèvement puis de l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon. L’armée française a toujours passé sous silence leur action, bien qu’elles aient pris part à la recherche des ravisseurs. Les nouveaux éléments découverts par RFI remettent en question la version officielle de l’armée, sans répondre à toutes les interrogations.
Ils partaient récupérer deux corps sans vie. Et ils le savaient déjà.
Officiellement, c’est un convoi militaire français composé d’une trentaine d’hommes et de six véhicules blindés qui découvre les corps criblés de balles de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, respectivement journaliste et technicien de RFI, assassinés près de Kidal, dans le nord du Mali, le samedi 2 novembre 2013 après avoir été enlevés en ville au sortir d’une interview. Un acte revendiqué par al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi).
Officiellement, il est 14h25 (heure locale) lorsque les militaires français aperçoivent les corps au loin, 14h50 lorsqu’ils transmettent l’information à leur hiérarchie, après avoir sécurisé les lieux et procédé à la constatation du décès par un médecin militaire.
Pourtant, selon les informations de RFI, la mort de nos collègues était connue bien avant l’arrivée des blindés de la force Serval.
Ghislaine Dupont et Claude Verlon sont enlevés aux alentours de 13h, devant le domicile d’Ambeiry Ag Rhissa. Ce cadre du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA, ex-rebelles aujourd’hui signataires de l’accord de paix) passe « immédiatement » un coup de téléphone.
Il est destiné au « commandant Charles », militaire français en fonction à Kidal. Il est environ 13h10. Le commandant Charles alerte la Minusma (Mission des Nations unies au Mali) qui ferme les points de contrôle situés aux différentes entrées de la ville.
L’audition par les enquêteurs français d’un responsable militaire onusien – que RFI s’est procurée – le confirme, puisque ce casque bleu assure avoir été « informé par téléphone par le commandant Charles des forces Sabre à 13 heures 15 minutes. » La force Sabre, c’est le nom donné aux forces spéciales françaises en charge de missions antiterroristes au Sahel.
L’officier onusien va même plus loin : alors qu’il indique avoir engagé, avec son bataillon de casques bleus, la poursuite des ravisseurs – à des fins de renseignement et non pour une éventuelle interception, qui n’entre pas dans la mission de la force onusienne – il précise aux enquêteurs français que « les forces spéciales ont pris la relève » au kilomètre 7.
Six ans après les faits, RFI a retrouvé ce haut gradé du bataillon onusien.
S’il ne se souvient plus avoir été prévenu par le commandant Charles – il affirme aujourd’hui que c’est l’un de ses hommes qui lui a appris l’enlèvement de Ghislaine Dupont et Claude Verlon –, il explique que le détachement de liaison français qui appuyait ses hommes à Kidal travaillait en étroite collaboration avec les forces spéciales.
Il affirme que c’est bien un officier du détachement de liaison (force Serval conventionnelle, donc) qui a relevé les casques bleus sur la piste des ravisseurs, mais précise que les militaires français étaient à bord « de semi-blindés : des véhicules légers avec trois hommes et une 12.7 (mitrailleuse lourde, ndlr). »
Une description très éloignée de la colonne de six blindés et d’une trentaine d’hommes qui, selon la version officielle de l’armée française, aurait engagé la poursuite. Les véhicules légers décrits sont en revanche caractéristiques des moyens utilisés par les forces spéciales.
Ce témoignage remet donc en question le récit présenté par l’armée française, puisqu’il atteste de la présence des forces spéciales, sans répondre à cette question fondamentale : que s’est-il passé entre l’enlèvement et l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon ?
Chronologie intenable
Car ce laps de temps n’a jamais cessé de poser question. Selon les informations communiquées par l’armée française, le convoi français n’a reçu l’ordre de poursuivre les ravisseurs qu’à 13h55 soit 40 minutes environ après l’annonce de l’enlèvement. Et ce n’est qu’à 14h50 que les militaires français arrivés sur la scène de crime informent officiellement leur hiérarchie de la découverte des deux corps.
Un timing invraisemblable, puisque de nombreux témoins – politiques, militaires, journalistes – ont indiqué avoir été prévenus de l’assassinat bien avant 14h50. D’abord à RFI, comme l’ont montré les nombreux témoignages recueillis dès les premiers jours qui ont suivi le drame, puis à la justice française, au cours des auditions réalisées dans le cadre de l’instruction.
Des fadettes (factures détaillées de télécommunications) fournies par les opérateurs maliens, à la demande de la justice française, permettent aujourd’hui de vérifier avec certitude que l’information circulait déjà à partir, au moins, de 13h43. Certains étaient donc au courant encore plus tôt. Bien avant l’heure officielle.
À l’époque, Kidal est contrôlée – autant que l’on puisse contrôler la ville – par deux groupes armés rebelles, futurs signataires de l’accord de paix de 2015 : le MNLA et le HCUA (Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad).
Plusieurs chefs de ces groupes armés, interrogés par RFI, confirment que des éléments issus de leurs groupes avaient immédiatement pris la roue des ravisseurs afin de ne pas perdre leur trace, avant de céder la place aux militaires français. Une mesure de prudence : il s’agissait pour eux de ne pas être confondus avec les ravisseurs. Un ordre également formulé, selon eux, par leurs interlocuteurs français.
Hélicoptère des FS
Un ancien agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, les services de renseignement français) va même plus loin. Longtemps en poste au Sahel et bénéficiant, de par son niveau de responsabilité, d’un large réseau d’informations interne, il affirme à RFI : « Ce sont des unités héliportées des FS (forces spéciales, ndlr) qui sont intervenues en premier, c’est ce commando qui a découvert les corps. »
Un déroulé qui ne surprend aucun des militaires français interrogés par RFI, sous couvert d’anonymat. « Quand ce sont des cibles à haute valeur ajoutée, explique un ancien de la force Serval, présent à Kidal en 2013, ce sont systématiquement les forces spéciales qui sortent. » Qu’il s’agisse des hommes dépendant du commandement des opérations spéciales (COS) de l’armée, ou du service action de la DGSE.
À l’époque, ces troupes d’élite, à qui sont confiées les missions les plus périlleuses ou les plus stratégiques, sont d’ailleurs bien plus nombreuses à Kidal que sur la plupart des terrains d’opération. « Notre présence, c’était du 50-50 entre les forces conventionnelles et les FS », témoigne un gradé.
Les forces spéciales ont-elles simplement voulu garder la trace des ravisseurs ? Ont-elles tenté une action pour libérer Ghislaine Dupont et Claude Verlon ? Y a-t-il eu contact visuel, voire échange de tirs ? Par voie aérienne ou par voie terrestre ? Le jour de l’assassinat, les quatre ravisseurs parviennent à s’enfuir. Leur véhicule reste abandonné à côté des deux corps sans vie.
Les enquêteurs français identifieront plus tard une panne, qui aurait contraint les quatre jihadistes à s’enfuir et à laisser derrière eux les deux otages, après les avoir abattus. Les soldats français sont-ils arrivés avant ou après l’exécution de Ghislaine Dupont et Claude Verlon ? Ont-ils pu, d’une manière ou d’une autre, influer le cours des événements jusqu’à l’issue fatale ?
Officiellement, les militaires français « n’ont eu aucun contact visuel ou physique avec un véhicule en fuite », selon les mots employés le jour même par Gilles Jaron, porte-parole de l’état-major de l’armée.
Les jihadistes évoquent un « accrochage »
En mai 2016, un commissaire malien de la brigade d’investigations judiciaires de Bamako interroge longuement Fawaz ould Ahmed ould Aheid. Ni son nom, ni son surnom – Ibrahim n°10 – ne sont connus du grand public. Il est pourtant l’ancien chef des opérations d’al-Mourabitoune, l’un des principaux groupes jihadistes du nord du Mali dirigé par Mokhtar Belmokhtar.
Ibrahim n°10 est le tireur de l’attentat de La Terrasse à Bamako (mars 2015, cinq morts), il a aussi participé à l’organisation de l’attaque du Radisson (novembre 2015, 22 morts) ou encore de l’hôtel Byblos à Sévaré (août 2015, 15 morts).
La liste de ses actes est plus longue, la liste de ses connaissances aussi : Ibrahim n°10 est un ancien proche de Mokhtar Belmokhtar ; il a aussi rencontré Abou Zeid (chef d’Aqmi tué en 2013), Iyad Ag Ghali (chef d’Ansar Dine et du Jnim, coalition des groupes jihadistes actifs au Mali) ou encore Abdelkrim al-Targui, chef de la katiba al-Ansar d’Aqmi, qui a revendiqué l’enlèvement et l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon.
Il confie aux policiers maliens que la voiture des ravisseurs est bien tombée en panne à la sortie de Kidal. « C’est à ce moment-là qu’il y a eu accrochage avec Serval, affirme l’ancien responsable d’al-Mourabitoune. Les hommes d’Abdel Karim s’en sont sortis, mais pour la mort des deux journalistes, je ne sais pas ce qui s’est passé. » L’utilisation du terme « accrochage » laisse entendre qu’il y aurait eu échange de tirs. Aucun impact de balle n’a été retrouvé sur la voiture abandonnée par les ravisseurs qui ont réussi à s’échapper.
Un autre cadre jihadiste témoigne, quant à lui, de la présence d’un hélicoptère au moment du double assassinant : Ahmad al-Faqi al-Mahdi. Plus connu sous son nom de guerre, « Abou Tourab », il a été condamné en septembre 2016 par la Cour pénale internationale (CPI) à neuf années de prison pour la destruction des mausolées de Tombouctou. Ancien cadre d’Ansar Dine, Abou Tourab a été interrogé par la justice française il y a deux ans.
RFI a pu consulter le compte-rendu de cette audition, au cours de laquelle Abou Tourab explique avoir discuté de l’assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon avec des interlocuteurs de choix : Iyad Ag Ghaly et surtout Abdelkrim al-Targui, qui a revendiqué le double assassinant. Cette discussion aurait eu lieu tout juste deux mois après les faits, en janvier 2014, au cours d’une réunion rassemblant les principaux chefs jihadistes du nord du Mali.
Abou Tourab restitue les paroles d’Abdelkrim al-Targui aux enquêteurs : « L’enlèvement a échoué et les ravisseurs ont tué les otages sans son ordre. Ils l’ont informé qu’ils avaient été poursuivis par un hélicoptère et qu’ils avaient failli être arrêtés. Après avoir tué les deux otages, ils s’étaient dispersés dans le désert. »
La présence d’un « commando héliporté » est formellement soutenue par notre source au sein des services français. Un combattant du MNLA qui collabore de longue date avec l’armée française dans la zone a également assuré à RFI qu’un hélicoptère avait survolé la voiture des ravisseurs. D’autres témoignages kidalois ont, depuis le début, fait état de la présence d’un ou de plusieurs hélicoptères dans le ciel juste après l’enlèvement.
Une présence que l’armée française dément fermement : officiellement, deux hélicoptères français ont bien survolé la zone, mais ils seraient partis d’une autre base, à Tessalit, et ne seraient arrivés à Kidal sur les lieux de l’assassinat que bien après les faits, aux environs de 15h30.
« Les militaires français me cachaient des choses »
Cette version, qui ne mentionne jamais le rôle des forces spéciales françaises et qui dément tout survol de la voiture des ravisseurs par un hélicoptère, c’est celle que l’état-major des armées présente aux médias comme aux enquêteurs diligentés par la justice française.
Une source judiciaire confie à RFI que « parmi les militaires français, aucun ne parlait de ça (de la présence des forces spéciales, ndlr). J’avais l’impression que les militaires français cachaient des choses. » « C’est lié à l’aspect secret défense, poursuit cette source. Ils savent qu’ils n’ont pas le droit de parler, ils sont coincés, ils réfléchissent 50 fois avant de parler. Par exemple sur les horaires. »
Les sources contactées par RFI au sein des services français de renseignement et de l’armée sont aussi unanimes sur l’évidence de la participation des forces spéciales françaises que sur l’impact à leur attribuer, ou plutôt à ne pas leur attribuer.
« Il ne faut pas croire que c’est nécessairement suspect, affirme l’un d’entre eux, résumant la pensée de tous les autres. Tout a été fait pour que ça se passe bien. Ils n’ont pas perdu de temps, ils ont agi avec professionnalisme… mais ça ne s’est pas bien passé. »
La culture du secret, propre aux armées en général et aux forces spéciales en particulier, est-elle la seule cause de ces silences ? La déclassification de documents militaires secrets-défense, en 2016, s’est avérée très partielle. Sollicité par RFI, l’état-major des armées n’a, à ce stade, pas donné suite à nos demandes de précisions.
Source: http://www.rfi.fr/afrique