ANALYSE. L’accord pour la paix et la réconciliation au Mali signé à Alger en 2015 est paralysé et ses signataires paraissent de plus en plus s’écarter de son esprit.
Quid du respect de l’unité territoriale ? Quelle transformation des mouvements armés en partis politiques promouvant pacifiquement leurs programmes ? Quelles réformes ? Ce sont là autant de questions qui justifient qu’on se demande si on peut encore sauver l’accord d’Alger. Sujet particulièrement préoccupant : le désarmement est dans l’impasse depuis six ans. Les milices tiennent à conserver leurs armes, en ont même acquis de nouvelles et les exhibent fièrement. Elles disent qu’il en sera ainsi tant que le gouvernement n’aura pas mis en œuvre les réformes institutionnelles prévues par l’accord. Mais Bamako n’a pas non plus de garantie que les groupes signataires de l’accord se désarmeront si la régionalisation poussée, telle que prévue, est mise en place. Les milices à dominante ethnique n’auront-elles pas d’autres prétextes pour rester armées, par exemple l’insécurité intercommunautaire ou la lutte contre les djihadistes, comme le font par ailleurs les groupes dits d’autodéfense au centre du pays ? Peut-on sortir de ce dilemme ? Posons le cadre en vue d’avoir quelques éléments de réponse.
Bamako répugne à mettre en œuvre des dispositions clés de l’accord
Bamako a plusieurs craintes qu’il va falloir surmonter. Elles l’empêchent d’avancer de son côté. Les voici :
– La régionalisation très poussée, telle que prévue par l’accord, avec l’élection des présidents de région au suffrage universel direct et des compétences très étendues, inquiète.Quelles en seraient les conséquences ?
La défiance demeure tant que les groupes armés dominent tout le septentrion malien et affichent des velléités séparatistes : retrait du drapeau malien, célébration des anniversaires de l’insurrection séparatiste, défilés militaires des groupes signataires à Kidal, extension territoriale du contrôle armé des groupes, réglementation quasi souveraine émise par la CMA (la coordination des mouvements de l’Azawad, ex-séparatistes).
Il faut rappeler que la régionalisation prévue (un fédéralisme qui ne dit pas son nom) transfère quasiment toutes les compétences étatiques au niveau local. Les régions, dont les présidents seraient élus au suffrage universel direct et dirigeraient l’exécutif, adopteraient la dénomination officielle de leurs choix. Elles seraient autonomes dans les domaines fiscaux, budgétaires, économiques et des services sociaux de base tels qu’éducation et formation professionnelle, santé, infrastructures et équipements.
En matière de justice, le droit régalien de l’État est tout de même reconnu. Mais l’accord prévoit néanmoins une « réforme profonde de la justice », visant à intégrer « les dispositifs traditionnels et coutumiers » et à « revaloriser le rôle des cadis (juges islamiques) dans l’administration de la justice ».
En matière sécuritaire, l’accord demande la création d’une police territoriale, sans même mentionner l’existence ou le rôle d’une police nationale. L’article 28 de l’accord précise aussi que les « comités consultatifs locaux de sécurité » regroupant les représentants de l’État et autres responsables locaux sont placés sous l’autorité du chef de l’exécutif local.
Quelle garantie aura le gouvernement malien, quasiment absent du territoire, en dehors d’un représentant disposant seulement d’un pouvoir de contrôle a posteriori de légalité, que les groupes armés ne manipuleront pas à leur profit les élections locales prévues ? N’y a-t-il pas, par analogie avec l’ancienne URSS après l’élection des présidents des républiques fédérées au suffrage universel direct, un risque de sécession, d’éclatement du pays ? La question se pose parce que le Mali est un État faible, fragile, dysfonctionnel, dont les représentants et symboles sont décriés par une partie notable de la population.
– L’impossible mais nécessaire élaboration d’une Charte nationale pour la paix, l’unité et la réconciliation nationale
L’accord demande, pour « fonder un règlement durable du conflit » et « une véritable réconciliation nationale », d’élaborer cette charte, qui devra prendre en compte, entre autres, la fameuse « problématique de l’Azawad ». Malheureusement, les propositions de texte du gouvernement ont été rejetées par les ex-rebelles. L’échec à trouver à ce stade un consensus sur ce texte important est significatif des ambiguïtés et divergences politiques qui demeurent, alors même que la mise en œuvre de l’accord est conditionnée par une vision partagée.
– L’impopularité de l’accord
L’accord n’est véritablement soutenu que par les groupes armés et la communauté internationale, son garant. Il est d’abord perçu au Mali comme imposé de l’étranger et signé à la sauvette, le couteau sous la gorge, après la défaite militaire de mai 2014, épilogue de la bataille de Kidal entre l’armée et les séparatistes. Texte essentiel, il n’a pas été entériné ni même discuté par le Parlement et n’a pas fait l’objet de campagne de communication. Il accorde de nombreuses gratifications individuelles aux anciens rebelles, dans l’oubli de leurs exactions, même si l’accord prévoit en principe la lutte contre l’impunité des crimes de guerre. Une loi malienne instaure cependant une amnistie générale. L’accord prévoit aussi une série de projets de développement économiques réservés à la « zone de développement des régions du Nord », au titre du « rattrapage » alors que d’autres régions, au centre et au sud du pays, sont tout autant démunies, voire plus.
– Le freinage de l’armée
L’armée malienne répugne à intégrer, voire réintégrer une deuxième fois, des déserteurs, comme le demande l’accord, et au moins à leur grade antérieur. Ces militaires qui ont retourné leur veste en pleine bataille au nom d’une pseudo-solidarité tribale sont considérés par les officiers restés fidèles à leur devoir comme des traîtres, voire des éléments racistes, anti-noirs. En d’autres lieux, ces individus relèveraient de la Cour martiale.
– L’obstacle bien difficile à franchir de la révision de la Constitution
Un référendum constitutionnel est nécessaire pour appliquer le volet institutionnel de l’accord, comme l’élection des présidents de région au suffrage universel direct, l’extension des compétences des régions, ou la création d’un Sénat. En réalité, l’approbation par référendum n’apparaît guère possible aussi longtemps que les ex-rebelles de la Coordination des mouvements de l’Azawad ou CMA n’ont pas fait une campagne de communication vers les populations du Sud pour les convaincre de leur bonne foi démocratique et de leur attachement à l’intégrité territoriale. Or la CMA a pris une série de dispositions en sens contraire, déjà évoquées (drapeaux séparatistes à la place du drapeau malien, défilés militaires, actes réglementaires quasi souverains) qui ne peuvent que hérisser l’opinion malienne. Néanmoins, un projet de référendum constitutionnel avait bien été lancé par le président du Mali, alors I. B. Keïta. Il avait dû être reporté sous la pression de la rue, en août 2017.
– La surreprésentation des populations du Nord (10 % de la population nationale)
Elle sera difficilement acceptable pour le Mali, en plus des importants avantages spécifiques prévus par l’accord. Ce serait une forme de « discrimination positive » pour les originaires du Nord. La CMA demande une révision du code des collectivités territoriales pour prendre en considération l’étendue géographique des circonscriptions. Le changement de ratio population/député pour le Nord serait de 60 000 habitants/1 député à 30 000/1. Aucun accord n’a pu être trouvé à ce stade avec Bamako. L’accord postule une sous-représentation des populations du Nord au niveau national, mais c’est inexact. Sans attendre la crise de 2012, les populations du Nord ont des représentants correspondant à leur importance numérique, avec notamment des personnalités touarègues régulièrement associées au pouvoir.
– La multiplication des collectivités territoriales entraînerait des coûts non financés.
Comment payer les salaires de tous ces nouveaux fonctionnaires et élus locaux dans un Mali déjà exsangue ?
Par Nicolas Normand*