Lyes Boukraa, le spécialiste dans les groupes islamistes armés, a accordé l’entretien ci-dessous à notre confrère algérois, Alkhabar du samedi 14 août 2010. Naturellement, Alger est blanc comme neige et les autres pas. La rengaine chauvine est connue. Mais ce texte vaut la peine pour l’analyse faite par Boukraa des motivations françaises derrière le raid du 22 juillet dernier. Germaneau n’était pas le premier souci de Sarkozy à en croire le spécialiste algérien.
Vous avez déclaré qu’une éventuelle intervention militaire dans n’importe quelle région dans le monde conduit vers le désordre et la dévastation. Pensez-vous que la situation connaîtra une recrudescence dans la région Sahélo-saharienne, notamment après l’opération militaire menée par la France?
Oui, j’ai affirmé à maintes reprises que l’ingérence étrangère complique l’équation sécuritaire dans le pays ou la région qui en fait les frais. Il ne s’agit pas là d’une simple hypothèse, mais d’une vérité corroborée, par des faits établis. Prenons l’exemple du Liban. L’instabilité de ce pays a commencé avec l’intervention américaine en 1958. C’est également l’ingérence étrangère qui a été à l’origine de la Guerre civile (1975-1990), qui a pratiquement détruit le Liban. Aujourd’hui aussi, l’instabilité et le risque d’un retour à la violence sont la conséquence de l’ingérence étrangère. Par ailleurs, il n’existe aucun exemple où l’ingérence étrangère a permis de résorber un conflit. Bien au contraire. Les exemples de l’Irak, de la Somalie et de l’Afghanistan sont révélateurs des dégâts occasionnés par l’ingérence étrangère. Pratiquement tous les conflits (guerres civiles, génocides, etc.) survenus en Afrique ont été provoqués, entretenus et amplifiés par les ingérences étrangères.
Pouvez-vous évaluer les risques auxquels fait face la région sahélo-saharienne ?
Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la menace au Sahel. Il ne faut pas non plus en exagérer l’ampleur. Il s’agit de deux katiba (katiba Al- Moulathamoune de Belmokhtar Mokhtar et Katiba Al-Fathihine (ex Tariq Ibn Ziyad). Les membres de l’AQMI sont armés en majorité de PMAK, de mitrailleuses lourdes ainsi que de quelques pièces de mortiers et lance roquettes. Contrairement à ce qui est souvent dit, les algériens ne constituent pas l’élément le plus nombreux des troupes, qui se composent de maliens, mauritaniens, tchadiens, nigériens, nigérians, marocains, Libyens et Burkinabés. Par conséquent, la menace n’est pas considérable. Par contre, elle risque de le devenir si elle n’est pas traitée dans l’immédiat avec la volonté politique et les moyens nécessaires qui s’imposent. Ce n’est pas l’AQMI qui est puissante, mais la riposte qui est jusqu’à présent faible. Le seul pays de la région qui a mené et qui mène toujours une lutte résolue contre les groupes islamistes armés demeure l’Algérie. C’est justement parce que le GSPC ne pouvait plus survivre en Algérie, dans le nord, qu’il s’est déplacé vers le sud algérien, puis de là, toujours traqué, vers le Sahel au-delà des frontières algériennes.
L’assassinat de l’otage français, Michel Germaneau, est enveloppé de doute, est-ce qu’il a été tué par Al Qaida suite à l’opération militaire française, ou bien a-t-il succombé à sa maladie ?
A ce propos les informations émanant des autorités françaises sont contradictoires. La dernière en date est celle que viennent de développer le président français et son premier ministre M. F. Fillon. Ils avancent la thèse que l’otage serait mort avant le raid franco-mauritanien arguant du fait que l’ex otage souffrait de problèmes cardiaques et qu’il aurait succombé faute de soins et médicaments. Cette thèse pose problème. En effet, si Michel Germaneau était effectivement mort, depuis deux semaines, pourquoi alors la France a-t-elle jugé utile de lancer ce raid avec l’armée mauritanienne contre une base de l’AQMI au Mali ? A l’inverse, si nous admettons que l’ex otage était encore vivant alors une autre question : comment les autorités françaises connaissant la nature et l’étendue du terrain, l’importance des réseaux de complicités tissés par l’AQMI, la mobilité extrême des groupes armés, sachant aussi que les djihadistes n’hésiteront pas tuer l’otage à la moindre alerte et, sachant surtout, que dans la région un renseignement même émanant d’une source sûre à 100% n’est en réalité sûre qu’à peine 10%. Pourquoi connaissant tout cela les autorités françaises ont-elles le risque certain que l’otage soit tué au cours de l’opération ou après l’opération à titre de représailles? Aussi, je pense que le raid français n’avait rien à voir avec la libération de l’otage ; il procède d’une autre raison et mire d’autres objectifs. Ces objectifs sont, à mon avis : (1) contrecarrer la démarche algérienne en provoquant son isolement dans la région ; (2) réintroduire le Maroc dans l’équation sécuritaire régionale, (3) faire diversion afin de détourner l’attention des français des échecs de la politique du président Sarkozy ; (4) installer des bases militaires dans une zone riche ressources et que la France considère toujours comme sa profondeur stratégique.
Quelles sont les retombées du raid franco-mauritanien contre le fiel de l’AQMI au Mali?
1) Amplifier/ aggraver les mésententes entre les Etats de la région : selon la presse, il se confirme que les autorités maliennes n’ont pas été tenues informées de l’opération. Ensuite, des accords de droit de poursuite ont été signés entre le Mali et la Mauritanie ; la France n’était pas concernée. Déjà que les relations les deux pays étaient tendues, suite à la libération des djihadistes prisonniers par le Mali sur demande française. Dans les deux cas, nous relevons que c’est l’ingérence française qui est à l’origine de la tension entre les deux pays. Pourquoi cette volonté d’entretenir la tension et la rivalité entre les pays de la région ?
2) Un tel raid sert l’AQMI qui fonctionne sur la logique de la confrontation entre le « Croissant et la Croix ». Un engagement direct d’une puissance occidentale (chrétienne), de surcroît ancienne puissance coloniale, permet de justifier cette thèse et de légitimer l’apostasie des régimes présentés par la propagande de l’AQMI comme inféodés aux puissances occidentales judéo-chrétiennes. Enfin, l’AQMI apparaît comme le seul rempart contre les visées hégémoniques occidentales…
L’UA n’a pas exprimé sa position sur les derniers rebondissements dans la région, le manque de coopération sécuritaire entre les pays du Sahel pourrait-il mettre la région en proie à l’ingérence des puissances étrangères ?
Hier, le Comité des 10 Chefs d’Etats et de gouvernement a rédigé le 7e rapport de la 15e session ordinaire de l’UA. Au sujet du projet de décision sur la lutte contre le terrorisme initié par l’Algérie, ledit rapport recommande:
1) De soumettre dans les plus brefs délais au Conseil du Paix et de Sécurité des recommandations concrètes visant à renforcer les capacités africaines dans la prévention et la lutte contre le terrorisme.
2) De demander à la Commission Paix et Sécurité d’entreprendre toutes les consultations nécessaires et d’initier des actions appropriées en vue de mobiliser un large soutien et une contribution effective de la communauté internationale à la lutte contre le terrorisme en Afrique, y compris dans le tarissement de ses ressources de financement, en particulier, le paiement de rançon.
Il est donc clair qu’il y a une prise de conscience de l’ensemble des pays africains de la menace terroriste, de sa nature transnationale et de la nécessité d’une action africaine concertée, qui n’exclut pas pour autant le soutien de la communauté internationale. Il reste qu’il revient aux africains eux-mêmes d’éradiquer la menace terroriste, qui pèse sur les pays membres de l’Union africaine.
Un comité des Etats Majors des pays de la région devait être crée en avril dernier sous l’égide de l’Algérie, où on est de ce projet ?
Il faut d’abord avoir en vue la situation réelle. Il s’agit d’un espace très vaste (650/800km). C’est une zone désertique à cheval entre plusieurs pays. Ce sont des groupes armés d’une très grande mobilité (pouvant parcourir plus de 100 km en une nuit, qui ont tissé des liens, des alliances et des réseaux de complicité, familiaux ou d’affaires avec des tribus, les notables et les grands trafiquants locaux. Ce qui revient à dire que pour pouvoir intervenir, il faut :
– Des moyens d’une véritable intervention militaire ;
– De réelles capacités de protection ;
– Un niveau de logistique très élevé.
Même ces moyens ne suffisent, car l’élément déterminant reste le renseignement ; c’est-à-dire : des capacités de surveillance et de repérage constants des bases de l’AQMI par satellite et/ou drones. La capacité d’exploiter les renseignements et de réagir en temps réel avant que les groupes armés ciblés ne se soient déplacés. L’irremplaçable renseignement humain (le plus sûr et le plus fiable) et là cela demande un travail de longue haleine.
Un autre facteur qui retarde le passage à l’acte de cet E.M régional, ce sont les tensions et désaccords entre les Etats de la région suscités et entretenus par les ingérences étrangères.
En résumé, tous les faits révèlent qu’il y a, quelque part, une volonté politique déterminée étrangère à ce que les pays de la région échouent dans leur lutte contre l’AQMI. Désormais, je pense que, au plan stratégique, c’est cette volonté néocoloniale, qu’il faut d’abord faire échouer.
(Source Alkhabar, 14 08 2010)