Kidal. 1600 km au nord-est de Bamako. No man’s land flanqué au cœur du désert malien, en plein pays touareg, dans l’Adrar des Iforas. Le contraste est saisissant avec le reste du pays, notamment le Sud tropical. Pour y arriver, une véritable galère. 1600 km sous une chaleur torride de plus de 45°.
D’abord, le bus depuis Bamako jusqu’à Gao, sur 1250 km. Près de 24h de route non-stop, en passant par Mopti, en pays dogon. Dimanche 10 juin. Nous quittons Gao sous un soleil de plomb dans un 4×4 Toyota en compagnie de sept autres passagers. 350 km de piste cahoteuse. Hormis quelques nomades et quelques dromadaires croisés chemin faisant, la route est totalement désertique. Pas âme qui vive. Ni bandits, ni contrebandiers, ni terroristes transfrontaliers du GSPC. Pourtant, nous sommes bel et bien en plein Sahel. Quelque part par là ou non loin de là avaient transité, en 2003, les touristes étrangers enlevés par Abderrezak El Para, avant d’être récupérés au Mali.
Au bout de neuf heures de route harassantes, la gorge sèche, nous arrivons enfin à Kidal. Des panneaux de signalisation peints sur des rochers noirs et se déclinant en tifinagh nous souhaitent la bienvenue. A l’entrée de la ville, des fûts en rouge et blanc nous obstruent la route. Il s’agit d’un barrage militaire. De prime abord, Kidal nous accueille avec de vieux fortins pittoresques de couleur ocre datant de l’époque coloniale. Kidal fut un bagne militaire du temps de la France et cela se voit à ses anciens bâtiments coloniaux qui bordent le siège du Cercle de Kidal, l’équivalent de la daïra chez nous. La ville semble surgir de nulle part. Un point d’eau dans un océan de 260 000 km2 de désert dur.
On constate d’emblée qu’il n’y a pas une seule route bitumée dans toute la ville. Kidal rappelle à cet égard nos bourgades de l’extrême Sud, In Guezzam ou Bordj Badji Mokhtar. Une poste, une agence bancaire, un marché grouillant dominé par des sacs de charbon, une caserne de la Garde nationale, une radio communautaire (radio Tisdas), une compagnie de gendarmerie, quelques bâtiments officiels, quelques épiceries achalandées de produits majoritairement algériens, et qui vous fourguent une bouteille d’eau minérale à 750 FCFA (plus de 100 DA), des taxiphones « monotéléphoniques », et c’est à peu près tout.
Le clou de Kadhafi
Notons aussi la forte présence d’une pléthore d’ONG comme Médecins du monde, Action contre la faim, World Education qui interviennent dans divers secteurs d’activité, notamment les forages, la santé et l’éducation, à l’instar de cette ONG française, Les enfants de l’Adrar des Iforas, qui a construit un internat pour les enfants d’éleveurs nomades originaires de Tinzaouatine. A quoi ajouter de nombreuses agences internationales, à leur tête l’USAID, alias l’Agence américaine de développement, dont on voit le logo partout. La présence américaine se manifeste d’ailleurs à travers nombre d’indices qui ne trompent pas, comme ces impressionnantes jeeps Hammer qui patrouillent dans Kidal et autres uniformes yankees portés par des soldats maliens.
Sinon, tout le reste, c’est des maisons de toub pour l’essentiel qui s’affaissent sous les fortes pluies. Comme c’est l’hivernage, des averses de pluie, des chutes diluviennes même, s’abattent sur Kidal de temps à autre, transformant la bourgade en un immense cloaque — sans pour autant atténuer la fournaise caniculaire. Des mares d’eau se forment aussitôt et les enfants ne tardent à les investir en pataugeant dedans. A un moment donné, apparaît une grande tente blanche dressée au bord d’un terrain vague. Cadeau du colonel Moummar El Kadhafi, elle est plantée là comme un « mesmar Jeha ». « Il l’a offerte à la ville de Kidal au moment où il effectuait son pèlerinage à Tombouctou », nous dit-on.
La tente est là, comme un vestige de la folie d’un homme qui, en avril 2006, était allé à Tombouctou fêter le Mouloud avec les chouyoukh touareg en essayant de vendre le projet d’un grand Etat du Sahara qui s’étendrait du fleuve Sénégal à l’Euphrate. Dans la foulée, le guide de la révolution libyenne ouvre un consulat ici-même, à Kidal, « alors qu’aucun ressortissant libyen ne réside ici ». Le « consulat » sera fermé peu de temps après. Quelques cargos de la Jamahiriya ont également survolé la région en déposant quelques tonnes de denrées alimentaires, du riz principalement.
Plusieurs fois, Tripoli proposait sa médiation entre le gouvernement malien et les factions rebelles touareg. Mais l’Algérie, le « grand frère », héritait à chaque fois de la délicate mission de « facilitateur » en exigeant l’« exclusivité » sur la gestion du dossier. « Les relations que nous avons avec l’Algérie, nous ne les avons pas avec nos voisins de l’Afrique noire », dit Ambeiry Ag Ghissa, éminent linguiste et chef d’un projet de développement décentralisé de Kidal avec une ONG norvégienne, l’Aide de l’Eglise norvégienne (ANE). « C’est grâce à l’Algérie que nous tenons. Tout vient de l’Algérie : le lait, la semoule, le sucre… Bref, toutes les denrées alimentaires ainsi que le carburant », poursuit-il.
D’ailleurs, beaucoup de Kidalois ont leur famille à Tamanrasset qui est à 900 km. Bordj Badji Mokhtar est à 380 km. Les localités les plus proches sont Tinzaouatine et Timiaouine, à moins de 200 km. Totalement enclavée, Kidal est sans doute la région la plus déshéritée du Mali avec un taux de pauvreté de plus de 90%. Vivant exclusivement de l’élevage, elle est marquée par les sécheresses de 1973 et 1984 où il y eut une longue famine. Ambeiry Ag Ghissa, notre sémillant linguiste, estime que « la stabilité du Mali dépend de la stabilité du Nord et de Kidal en particulier. Le pouvoir doit se poser la question pourquoi toutes les autres régions ont trouvé une solution sauf Kidal ».
Une très grande pauvreté
Et de détailler tout ce qui manque à Kidal : « La région manque de tout. Le chômage sévit en fléau. La couverture sanitaire est faible en milieu rural. Nous enregistrons un taux de mortalité élevé. A cela s’ajoute le problème des interprètes pour les médecins qui ne parlent pas notre langue », avant de lancer avec philosophie : « La pauvreté, c’est dans la tête. » Pour lui, l’un des gros problèmes de la région est l’analphabétisme « qui touche plus de 90% de la population ». Et d’ajouter : « Certains des conseils communaux de la région sont à 100% illettrés. Aussi, l’une de nos missions est la formation des élus locaux aux devoirs des élus et le fonctionnement des conseils communaux afin de les préparer à l’exercice du pouvoir induit par la décentralisation. » Touristiquement peu attrayante, contrairement à Tombouctou par exemple, la ville aux 333 saints ou Gao, qui est un important carrefour commercial, Kidal doit surtout sa notoriété à son statut de ville rebelle.
Depuis l’indépendance du Mali en 1960, elle a toujours été un haut lieu de la rébellion touareg au nord du Mali (voir encadré). Dernier fait en date : le coup de Ibrahim Ag Bahanga, un cadre de l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement, l’héritière pour ainsi dire du Mouvement populaire de l’Azawad (MPA). Prenant la tête d’un groupe de rebelles, des Nigériens pour la plupart, Bahanga lance à l’aube du 11 mai dernier une attaque contre un poste de sécurité à Tinzaouatine, près des frontières algériennes (il s’agit en fait de Tinza-Mali, comme on l’appelle ici).
L’attaque se solde par la mort de deux militaires et de huit assaillants. L’opération est aussitôt condamnée par la direction de l’Alliance. « Cette action nous a choqués », nous déclare Mohamed Ag Aharib, membre de la direction de l’ADC. Si l’acte en soi est unanimement qualifié d’isolé, ses causes ne sont pas rejetées par tous, surtout pas les plus jeunes. C’est le cas de Hassan, 21 ans, étudiant à Bamako et originaire de Ménaka. Il ne cache pas sa sympathie pour la rébellion : « Nous subissons un véritable racisme. Les Touareg ont toujours été marginalisés, exclus de toute représentation politique, privés de leurs droits. C’est pour cela que nous nous sommes soulevés. D’ailleurs, je refuse d’apprendre le bambara qui est la langue dominante.
Aujourd’hui, quand on parle de la rébellion touareg, on nous présente comme des terroristes. Nous avons le droit de nous soulever. Avant, les Touareg étaient privés d’études. Leurs chefs étaient humiliés, massacrés. » In Teriek, 27 ans, au chômage, abonde dans le même sens : « Rana mahgourine », rage-t-il dans un arabe cassé. « Nous sommes des laissés-pour-compte. Nous sommes méprisés par le pouvoir central. Kidal est coupée du reste du Mali. Nous ne sommes même pas représentés dans les programmes de la télévision nationale. »
Chez le colonel Hassan Fagaga
Mardi 11 juin. Un mois après l’attaque de Bahanga, jour pour jour. Nous frappons à la porte du colonel Hassan Fagaga, membre fondateur de l’ADC et cerveau de l’attaque du 23 mai 2006. Tenue de combat vert kaki, rangers bien cirés, chèche noir noué autour de la tête, moustache fine et menton bien rasé, c’est lui. A 48 ans, le colonel a de l’allure. S’exprimant dans un arabe passable, cet homme est l’une des figures de proue de la rébellion touareg des années 1990, lui qui a grandi dans le giron de Iyad Ag Ghali, le « héros » de l’insurrection Azawad de 1990. Il faut dire que l’offensive du 23 mai 2006 constituait un tournant dans la vie de Kidal.
C’est la première fois depuis quinze ans, soit depuis la signature des accords de Tamanrasset, en janvier 1991, que la rébellion lançait une attaque d’une telle envergure. Hassan Fagaga explique son action par « l’immobilisme du gouvernement sur la plupart des points du Pacte national » (lire l’interview intégrale dans nos prochaines éditions). En off, on murmure que l’homme a des penchants indépendantistes. Ce qu’il ne cache pas tout à fait.
« L’origine du problème est à chercher dans les circonstances dans lesquelles a été négociée l’indépendance du Mali », analyse-t-il, avant de développer : « Au moment où se négociait l’indépendance, des responsables (de Bamako) sont venus voir nos chefs de tribu et leur ont dit : choisissez entre nous et la France. Nous, nous sommes des musulmans comme vous. Eux, ce sont des ‘‘koufar’’. Et ils ont évidemment choisi d’être auprès du Mali. Pour moi, ce fut une grosse erreur car ce qu’ils auraient dû choisir, c’est tout simplement leur indépendance à eux, avec, à la clé, un Etat touareg. Cette région a des spécificités géographiques, climatiques et culturelles qui la distinguent totalement du reste du Mali », argue Hassan Fagaga. Il parle évidemment du passé.
Aujourd’hui, il réclame tout simplement, comme ses alliés de l’ADC, un statut particulier pour Kidal. Un statut, on l’aura deviné, aux accents autonomistes. Avant de rejoindre les rangs de la rébellion de 1990, Hassan Fagaga a reçu une formation militaire en Libye puis en Syrie. « J’ai même participé aux guerres du Proche-Orient. J’ai vécu l’invasion de Beyrouth en 1982 », dit-il. Ce n’est qu’en 1996, quand les différentes branches de l’Azawad ont déposé définitivement les armes à Tombouctou, que Hassan Fagaga décide de rallier l’armée malienne. Bientôt, le Pacte national passé entre le gouvernement malien et les Mouvements et fronts unifiés de l’Azawad (MFUA), qui prévoyait une large autonomie aux provinces touareg du Nord avec une sorte de « plan Marshall » local, lui apparaît étroit.
Le concept de décentralisation cher à ATT (Amadou Toumani Touré, le président malien réélu en avril dernier) ne satisfait pas non plus la rébellion. Le principe de la décentralisation consiste en gros à puiser dans les ressources humaines locales pour gérer toutes les instances régionales et dans les ressources naturelles et fiscales pour trouver des financements. « Or il se trouve que, ayant reçu très peu d’instruction, nous n’avons pas de cadres et de ressources humaines, et la pauvreté de la région fait qu’elle n’a ni ressources naturelles, ni ressources fiscales pour se trouver des financements », objecte le colonel frondeur.
D’année en année, le Pacte national était vidé de sa substance dans l’esprit de Hassan Fagaga. C’est ainsi qu’un jour de mars 2006, il déserte l’armée malienne avec quelques fidèles et gagne le maquis. Il se rend à Tinzaouatine d’abord avant de prendre ses quartiers autour des collines rocheuses de Tigharghar, là-même où se positionnait l’ancienne rébellion. Le 23 mai, à 5h, il donne l’assaut contre deux camps militaires, à la tête de 75 hommes. A Ménaka, une opération similaire est lancée contre un dépôt de munitions.
Les attaques se soldent par quatre morts, deux de chaque côté. « Le but, c’était seulement d’adresser un avertissement au gouvernement malien. Si j’avais voulu la guerre pour la guerre, j’aurais fait d’autres opérations », insiste le chef rebelle. La suite, on la connaît. ATT dépêche son ministre de l’Administration territoriale et des Collectivités locales, Kafougouna Koné, chez le président Bouteflika pour solliciter la médiation de l’Algérie, et c’est ainsi que seront signés, le 4 juillet 2006, à la résidence El Mithaq, les accords d’Alger entre le gouvernement malien et l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement.
Un comité de suivi a été installé à Kidal même, dont la présidence est confiée à l’ancien patron de la police malienne, le général Mahamadou Diagouraga. En gros, le comité se montre satisfait des résultats de l’accord. Pas Hassan Fagaga et certains autres cadres de l’Alliance. Le colonel Fagaga, qui vient pourtant d’être nommé à la tête du commandement opérationnel des unités spéciales créées en vertu de l’accord et dont la mission est de mener des opérations dans les zones difficiles, ne dissimule pas son agacement. Pour lui, les choses traînent et « rien au fond n’est réglé ».
Vent de sable et avenir flou
Le politique Mohamed Ag Aharib soulève de son côté quelques réserves, notamment sur le dossier dit de la réinsertion. Cela concerne les jeunes issus de l’Alliance qui attendent sous des tentes d’entamer une formation militaire en vue d’intégrer les rangs de l’armée malienne. Ils sont au nombre de 420. En outre, il y a un programme qui doit toucher 2400 jeunes pour la création de microprojets.
Un fonds a été institué à cet effet et qui attend d’être alimenté. « Tous les mécanismes sont en place : manque le détonateur, le nerf de la guerre. La situation urge. Si rien n’est fait, ces jeunes pourraient être recrutés ailleurs. Ils n’ont que la contrebande ou le banditisme pour vivre. Et si on n’injecte pas de l’argent en urgence ici, cela pourrait dégénérer en autre chose et cela pourrait nous créer des problèmes à nos frontières », avertit un cadre algérien en poste à Kidal. Comprendre une jonction avec le terrorisme transfrontalier d’Al Qaïda et du GSPC ainsi que les réseaux de la grosse contrebande.
« Ici, vous avez trois niveaux de contrebande : la légère (cigarettes, alimentation), la moyenne (trafic de drogue) et la contrebande lourde qui est le trafic d’armes et qui débouche généralement sur le terrorisme », dissèque notre source. On susurre que Belmokhtar surferait sur les trois tableaux : « Pour s’armer convenablement, il est obligé de s’allier avec les réseaux de la grosse contrebande afin d’avoir les liquidités nécessaires pour acheter les armes et aussi pour acheter le soutien des populations », dit-on. D’après certains observateurs au fait des particularités de la zone sahélo-saharienne, Bahanga, qui est en rupture de ban, pourrait trouver en Mokhtar Belmokhtar un allié objectif.
« Même s’il a une barbe, ce n’est pas un intégriste. Mais il pourrait sous-traiter pour Belmokhtar », nous dit le général Mahamadou Diagouraga. Vent de sable violent en ce mardi après-midi. Kidal sombre dans le chaos climatique. Nous quittons cette bourgade infernale au bout de quatre jours. Nous serons douze personnes entassées dans un tacot. Yakhia, un cadre de l’éducation, part en stage de formation à Gao. « Je mène des campagnes de sensibilisation auprès des éleveurs nomades pour les encourager à scolariser leurs enfants. Sans cela, nous ne nous en sortirons jamais », dit-il. A certains endroits, le véhicule s’embourbe. Des flaques d’eau commencent à se former du fait des pluies.
« En temps d’hivernage, le désert devient boueux et les camions d’approvisionnement peuvent rester coincés là une semaine, voire deux, et nous manquons alors de tout », dit Yakhia. Il est un peu plus de 23h quand, soudain, une lumière lancinante surgit du noir. En s’approchant, nous tombons sur une vingtaine de jeunes avec des chèches autour de la tête, agglutinés autour d’un véhicule Toyota. Leur chef nous scrute avec une torche électrique. Yakhia enjoint au chauffeur de foncer. « Ce sont probablement des bandits, des coupeurs de route », lance-t-il tout en admonestant le conducteur. Nous l’avons échappé belle. Mais c’est courant ce genre de choses. C’est le Sahel.
Mustapha Benfodil
El Watan (Algérie) – Edition du 23 juin 2007
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