Si l’on ne meurt pas toujours à la guerre, il arrive que l’on s’y ennuie… C’est vrai aujourd’hui, ce l’était tout autant hier. A l’époque de la conquête coloniale, quand ce qui allait devenir le Mali s’appelait encore le Soudan, les soldats français rêvaient d’action d’éclat, de faits d’armes et de décorations.
Pourtant, la maladie, l’ennui et le désenchantement furent plus souvent au rendez-vous que la gloire. A défaut d’assouvir leurs rêves de combats, les coloniaux se contentaient donc pour beaucoup de tenir garnison. Ainsi les jours s’écoulaient-ils, interminables et monotones, et avec eux naissait le découragement.
Le plus sûr moyen pour les militaires de conserver leur équilibre était peut-être de s’unir à une femme africaine. Beaucoup d’entre eux prirent donc des compagnes qui partagèrent leurs jours, mais surtout leurs nuits. Le Dr. Barot écrivait dans son « Guide pratique de l’Européen en Afrique occidentale » :
« Pour ceux qui n’ont pas la force morale nécessaire pour supporter la continence absolue, il n’y a qu’une ligne de conduite possible, c’est l’union temporaire avec une femme indigène bien choisie. »
La femme africaine, une statue antique
L’Africaine devait alors distraire, soigner, dissiper l’ennui et empêcher l’Européen de « se livrer à l’alcoolisme et aux dépravations sexuelles, malheureusement si fréquentes aux pays chauds », écrivait encore notre brave docteur. La beauté des Soudanaises était alors unanimement soulignée par les Européens.
Les textes abondent de clichés comparant la femme africaine à une statue antique : « La Vénus Callypige pile du mil pour le tirailleur mars », disait-on à la fin du XIXe siècle selon madame Bonnetain, première Française à avoir laissé un récit de voyage au Soudan sur la conquête en 1894.
A cette époque rude et troublée, les contacts entre les Français et les Africaines tenaient cependant plus du droit des vainqueurs sur les femmes des vaincus que de l’échange amoureux librement consenti. Beaucoup avaient en effet reçu leur « mousso », terme bambara dont ils désignaient leur femme africaine, à titre d’esclave lors d’un partage d’un butin.
Il est à ce titre significatif que le seul terme de la langue bambara connu et employé par tous fût celui qui servait à désigner la femme. La compagne africaine n’était pas une femme à part entière, comme l’aurait été une Européenne, mais simplement une mousso, une femme provisoire de statut subalterne car « indigène ».
Une vision quasi-patrimoniale de la femme
Certains militaires avaient ainsi une vision quasi-patrimoniale de leur femme, la compensation financière qu’ils versaient parfois à sa famille sous forme de dot étant pour eux un prix d’achat. Dans « La pétaudière coloniale », un violent pamphlet contre les opérations coloniales au Soudan publié en 1895, Canu dénonça les agissements des militaires français :
« Chaque fois que l’on prend un village, tous les combattants, européens et indigènes, reçoivent illico comme part de la prise un certain nombre de captifs ou de captives. […] Les captives sont rassemblées en tas et chacun à son tour, d’après son grade ou son ancienneté, en commençant par les Européens, choisit la mousso qui lui paraît le plus à son goût. »
L’absence de tout contrôle social et l’impunité dont ils étaient assurés permettaient aux conquérants des débordements inconcevables en dehors de la colonie. La polygamie n’était pas rare. Archinard, le conquérant du Soudan, donnait lui-même l’exemple, puisqu’à en croire le témoignage du lieutenant Thiriet, il était accompagné de ses trois femmes lors de son départ en colonne en janvier 1893.
Sur le point de mourir à Ségou en 1896, le sergent de Clervaux dut avoir bien peur de l’enfer pour consentir à chasser les six femmes de sa suite et tenter « de se réconcilier avec Dieu » !
Six femmes attitrées
Il faut dire qu’au même moment, relevait encore le Père rédacteur du diaire de la mission catholique de Ségou, le commandant de région « se croyait autorisé à ne pas déroger aux us et coutumes de ses prédécesseurs africains, et certes il ne leur est pas inférieur : il a en ce moment six femmes attitrées, dont cinq ont de dix à quinze ans. »
Cela ne l’empêchait pas d’envoyer ses hommes dans les villages pour lui procurer des jeunes filles… Etre la femme d’un Européen pouvait pourtant avoir certains avantages, puisque ceux-ci prirent l’habitude d’offrir eux-mêmes des esclaves à leurs compagnes pour les dispenser des tâches les plus ingrates.
C’est que notaient encore les Pères Blancs dans le diaire du 4 septembre 1896, en employant le style inimitable de l’époque : « On vend encore des captifs partout, tous les Blancs en achètent pour donner aux négresses qu’ils entretiennent ».
Polygames et esclavagistes, tels étaient les militaires français au Soudan à la fin du XIXe siècle. On était là bien loin des idéaux proclamés de la République !
Francis Simonis | Maître de conférences Histoire de l’Afrique
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