Serge Daniel, Journaliste-Ecrivain : “Le paiement de rançons a aggravé la situation sécuritaire du Sahel”

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Un médecin australien de 88 ans, Kenneth Elliott, a été libéré sept ans après son enlèvement par des jihadistes au Burkina Faso, a annoncé vendredi dernier le gouvernement australien. Serge Daniel, journaliste-écrivain est incontestablement l’un des meilleurs spécialistes des questions sécuritaires du Sahel qu’il arpente et dont il suit les convulsions depuis bientôt 30 ans. Double lauréat du Prix Norbert Zongo du journalisme d’investigation sur le continent africain, il a suivi et couvert de 2002 à nos jours, tous les rapts et libérations d’otages dans le Nord du Mali. A la demande de la rédaction de Mali-Tribune, il ouvre son précieux carnet de notes.

Mali-Tribune : Pour coller à l’actualité, vous avez été le premier à annoncer avant même que cela ne soit officiel, la libération du médecin australien Kenneth Elliott le vendredi dernier.

Serge Daniel : Non, soyons précis. 72 heures avant sa libération effective, dans l’un des rares groupes de discussions WhatsApp où j’exprime mes idées, j’ai dit “Peut-être très bientôt une très bonne nouvelle pour une ressortissante australienne. Ex-otage, elle a été libérée en février 2016. Son mari toujours otage pourrait très bientôt respirer l’air pur. LPLAC”…

Mali-Tribune : C’est quoi LPLAC ?

S D. : Le processus de libération a commencé (LPLAC)… Dans le jargon, c’est une expression qui indique que les dernières formalités sont en cours avant qu’un otage ne quitte sa prison à ciel ouvert. Je peux même le dire maintenant : d’après mes informations, le médecin australien de 88 ans a failli être libéré au même moment que le journaliste Olivier Dubois et l’Américain Jeffery Woodke.

Mali-Tribune : Et pourquoi il n’a pas été libéré il y a quelques semaines avec les otages français et américain ?

S D. : D’après mes informations, la question de la rançon. Ensuite il y a semble-t-il eu une question de coordination entre les deux filières de négociation qui fonctionnaient en mode Y.

Mali-Tribune : Vous êtes l’un des rares spécialistes des questions de sécurité dans le Sahel. Vous avez suivi pour ce qui nous intéresse aujourd’hui les rapts d’otages dans cette zone et plus particulièrement au Mali. Peut-on dire que le paiement des rançons a facilement enrichi les jihadistes et aggravé la situation sécuritaire de nos pays ?

S D. : N’exagérons rien et ce n’est pas par modestie que je le dis. Je n’aime pas le terme spécialiste. Je suis peut-être un peu familier au dossier sahélien. Mais pas spécialiste. Je n’aime pas trop cette expression. C’est un titre ronflant. Si d’autres l’acceptent, moi non. Quel est le journaliste, le chercheur qui a aujourd’hui, ou qui peut avoir cette démarche d’anthropologue et circuler dans le Sahel pour sentir les choses ? Ni moi, ni un autre. Pour une raison évidente : les problèmes de sécurité.

Un spécialiste pour moi est quelqu’un qui fait du terrain, librement et de manière constante. J’ai fait du terrain, traîné mes guêtres dans le Sahel, dans le Sahara. Je ne le fais plus depuis un moment. En revanche, malgré tout, certains (pas moi) arrivent à savoir avec précision ce qui s’y passe. Isselmou Ould Salihi, un confrère-chercheur de nationalité mauritanienne est à compter dans cette dernière catégorie. Il y a deux ou trois autres.

Ça n’a rien à voir avec une dizaine de “spécialistes” qui prennent d’assaut les plateaux de télé pour parler du Sahel. L’un deux a raconté l’an dernier sur un plateau télé que “le Cameroun, un pays d’Afrique de l’ouest est aussi concerné par le terrorisme”…

Pardon pour cette digression. Sinon oui le paiement de rançons a aggravé la situation sécuritaire du Sahel. On parle de la dégradation de la situation de Libye, faute des pays occidentaux. Ce n’est juste. Mais ce n’est pas la seule raison.

L’otage australien Kenneth Elliott

Mali-Tribune : Tout a commencé le 2002….

S D. : Non en 2003 pour être plus précis. Des ressortissants européens sont enlevés dans le Sud de l’Algérie par ce qu’on appelait à l’époque le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC).

L’armée algérienne intervient pour libérer dix Autrichiens, six Allemands et un Suédois. Par la suite, je crois qu’une otage allemande est décédée. Les ravisseurs ont conduit le reste des otages européens (neuf Allemands, quatre Suisse et un Néerlandais) dans le Nord du Mali qui a une frontière avec l’Algérie.

Les pays d’où sont originaires les otages ont demandé au gouvernement malien de ne pas utiliser la force pour obtenir leurs libérations, mais de négocier. Les négociations officielles ont eu lieu avec El Para, le chef du GSPC pour le Sud de l’Algérie. Il est arrivé sur le territoire malien pour négocier.

Les pays d’où sont originaires les otages ont payé environ 5 millions de dollars pour obtenir leurs libérations. Dès cette date, le Nord du Mali est devenu un entrepôt d’otages. Les ravisseurs ont compris que pour négocier et avoir de l’argent, il faut enlever ou ramener les otages dans le Nord du Mali.

Mali-Tribune : Vraiment ?

S D. : Tout à fait ! En 2008, Andrea Kloiber et Wolfgang Ebne, deux touristes autrichiens sont enlevés le 22 février 2008 dans le sud de la Tunisie par Abou Zéïd, une grosse pointure du jiahdisme de l’époque, qui sera tué en 2013 par les militaires tchadiens dans le Nord-est du Mali, peu après le déclenchement de l’opération Serval.

Il ramène ses deux otages dans le Nord du Mali. Je me souviens, c’est la ministre autrichienne des Affaires étrangères de l’époque Ursula Plassnik qui est arrivée à Bamako pour entamer les discussions avec le gouvernement malien pour obtenir leur libération.

Il y a le cas aussi de deux Canadiens : Robert Fowler, diplomate canadien et envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU pour le Niger, et son assistant Louis Guay ainsi que leurs chauffeurs. Ils sont enlevés en décembre 2008… Sept employés de la société Areva (actuel Orano, qui exploite les gisements d’uranium d’Arlit), sont enlevés au Niger en septembre 2010 et ransférés au Mali.

N’oublions pas aussi le cas des humanitaires espagnols enlevés en Mauritanie en 2009 et transférés dans le Nord du Mali. Donc voyez-vous, le Nord du Mali est devenu un moment un entrepôt d’otages. On va les enlever dans d’autres pays et on les ramène au Mali parce que les ravisseurs savent qu’il y aura négociations pour obtenir des libérations.

Mali-Tribune : Il y a aussi des rapts sur le territoire malien…

S D. : Oui, tout à fait. Le Français Pierre Camatte, enlevé dans la nuit du 24 au 25 novembre 2009 à Ménaka. Ajoutons Stephen McGowan, Sud-Africain victime d’un rapt en novembre 2011. On ne peut pas citer tous les cas. Mais j’ai un autre souvenir. Celui de l’enlèvement de deux ressortissants français en 2014 à Hombori dans le Nord. Il s’agit de Pierre Lazarevic et Philippe Verdon.

Mali-Tribune : Des rapts qui se terminent parfois mal…

S D. : Malheureusement oui. Philippe Verdon a été exécuté. Un ressortissant britannique, Edwin Dyer, a été exécuté en 2009 parce que son pays a refusé de payer la rançon. Michel Germaneau, humanitaire français de 78 ans, enlevé à In Abangarit, dans le Nord du Niger en avril 2010, a été assassiné peu de temps après une opération lancée par les Forces armées mauritaniennes et françaises le 22 juillet 2010 visant notamment à le libérer.

Le jour de son exécution, j’ai appris les détails par un diplomate africain à l’époque en poste à Bamako. L’otage était détenu au nord-est du Mali et l’opération pour le libérer s’est déroulée au nord-ouest du Mali. Des satellites avaient repéré un camp de terroristes. Dans ce camp, un prisonnier vivait à l’écart du camp. Les commandos mauritaniens et français ont pensé que c’était l’humanitaire français qui était détenu dans le camp, alors que c’était plutôt un jihadiste qui entre-temps est devenu fou. Cette confusion a été fatale pour Germaneau.

Mali-Tribune : Vous voulez dire que les autres ont été libérés contre paiement de rançon ?

S D. : Oui, aucun doute pour la plupart. Dans des cas, il y a eu paiement de rançon et également libération de jihadistes ou des proches des jihadistes dans des pays du Sahel. Je vais vous donner un exemple.

En 2009, un convoi d’humanitaires espagnols est attaqué en Mauritanie, Trois Espagnols sont enlevés. Celui qui a organisé le rapt s’appelle “Omar le Sahraoui”. Les services de renseignements mauritaniens l’enlèvent à Tombouctou dans le Nord du Mali alors qu’il est en train de célébrer un mariage.

Il sera jugé et condamné en Mauritanie pour “soutien au terrorisme”. Pour libérer les otages espagnols, outre une rançon, les jihadistes demandent la libération de “Omar El Sahraoui” qui a permis d’enlever les otages. Intenses discussions…

Le 16 août 2010, le gouvernement autorisera l’extradition vers Bamako du Malien “Omar le Sahraoui”. Avec un confrère, je file à l’aéroport de Bamako pour voir atterrir Omar. Savez-vous ce qui s’est passé ? Il n’a effectué qu’une seule escale à Bamako. Il a continué sur le Burkina Faso, pays qui faisait la médiation pour libérer les otages espagnols. Omar arrive à Ouagadougou. Il va être libéré et conduit chez les kidnappeurs des humanitaires espagnols, avant que ces derniers ne recouvrent à leur tour la liberté.

Mali-Tribune : Les rançons sources de financement du terrorisme ?

S D. : Tout à fait. En tout cas, des dizaines de ressortissants européens enlevés et transférés dans le Nord du Mali de 2002 à nos jours ont conduit les pays occidentaux et/ou leurs alliés à verser plus de 40 milliards de F CFA aux ravisseurs.

On ne saura jamais le montant précis. Entre ce qui est tombé du camion, et ce qui est arrivé à destination, ça varie. Mais la réalité est là. L’industrie de l’enlèvement (Ndlr : titre d’un des livres de Serge Daniel) est florissante.

Mali-Tribune : Et ce sont les chefs d’Etat des pays européens qui ordonnent le paiement de ses rançons ?

S D. : Evidemment. Un ancien chef d’Etat malien m’a dit un jour que c’est le président français de l’époque lui-même qui le harcelait pour que la rançon soit payée pour obtenir la libération de leurs otages.

Il y avait une pression sur les chefs d’Etat de la sous-région pour qu’ils n’utilisent pas la force pour libérer les otages, mais surtout pour qu’ils trouvent des médiateurs pour engager les pourparlers avec les ravisseurs. Cela évidemment a créé un busines juteux.

Mali-Tribune : Et l’affaire Olivier Dubois ?

S D. : Dès le jour de son rapt, les documents vocaux (audio) présentés par l’organisateur du reportage comme ceux de militaires français ont tout de suite circulé dans les milieux informés. Je crois qu’il faut s’attendre à d’autres rebondissements.

Ensuite, l’éclaircissement d’un point permettra d’avancer sur ce dossier. Dans les groupes jihadistes du Nord du Mali, deux personnes répondent au nom d’Ag Albakaye. L’un est insignifiant et ne représente aucun intérêt. Il n’est émir d’aucune zone, même pas d’un quartier. Le second par contre est un poids lourd. Lequel Olivier Dubois allait rencontrer ? Pour être plus précis, lequel était-il en contact avec l’intermédiaire d’Olivier Dubois pour l’organisation du voyage ?

Pour terminer sur ce point, on le sait, la libération ou le rapt d’un Européen ne livre tous ses secrets que plusieurs années après. Mais l’enquête de la police malienne est très intéressante (d’après ceux qui l’ont lue), notamment la déposition de l’intermédiaire qui a organisé le voyage du journaliste.

Et pour terminer, deux personnes de l’hôtel Askia de Gao où le journaliste a déposé ses affaires à son arrivée, ont livré selon de bonnes sources, des témoignages “édifiants” sur l’affaire.

Mali-Tribune : Une rançon a-t-elle été payée pour la libération de Dubois ?

S D. : D’après mes informations, il n’y a aucun doute. Et pas seulement une rançon.

Mali-Tribune : Pensez-vous qu’il faut “criminaliser” le paiement de rançon ?

S D. : Moins on versera de l’argent aux ravisseurs, moins ils auront les moyens de leur politique.

Mali-Tribune : On a le sentiment que l’Etat islamique au Sahel ne libère pas les otages contre paiement de rançon, mais les exécutent plutôt systématiquement…

SD. : Il y a des exceptions. En 2012-2013, le Mouvement pour le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) qui va devenir plus tard l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) avait deux otages italiennes. En reportage dans la ville de Gao, j’avais appris qu’elles ont été libérées contre paiement de rançon.

Mali-Tribune : Dernière question, pensez-vous que les rapts de ressortissants européens vont continuer dans le Sahel ?

S D. : Je crois que le Nord du Mali va demeurer un entrepôt d’otages. Pour une simple raison, lorsque les otages y sont enlevés ou conduits, les négociations pour leur libération commencent. On trouve facilement les intermédiaires. Le circuit est classique : rapt de ressortissants européens – revendications – preuves de vie – négociations libérations.

Les jihadistes ont des bases solides dans le Sahel. Je me souviens de la doxa qui voulait qu’en 2011-2012 pour être du bon côté il fallait chanter à l’unisson que ce sont des indépendantistes qui combattaient l’armée malienne. Nous n’étions pas nombreux à dire que la frégate des assaillants était plutôt les jihadistes qui avaient une politique de conquête du terrain, alors que les indépendantistes du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) avaient plutôt une belle politique de communication.

Bon mais passons… François Rabelais a dit un jour que “le temps est le père de la vérité”. Aujourd’hui, les groupes jihadistes contrôlent une bonne partie du Sahel. Ils n’ont pas à mon avis dans l’immédiat les moyens d’occuper et d’administrer des territoires. Le plus urgent pour eux est de continuer à avoir même à distance de l’influence sur les populations civiles. Pour s’en sortir, le tout sécuritaire ne sera jamais la solution.

Mali-Tribune : Faut-il alors négocier avec les jihadistes ?

S D. : C’est un faux débat pour moi. On négocie déjà avec les jihadistes et quasiment dans tous les pays du Sahel. Pour libérer les otages, on leur envoie des émissaires. Pour obtenir des trêves, on envoie aussi des émissaires. Le problème est plutôt : Que faut-il négocier avec eux pour que la paix s’installe dans la durée ? Il faut la bonne gouvernance, et développer nos zones abandonnées. Et offrir des perspectives à notre jeunesse.

Propos recueillis par

Alexis Kalambry

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