En prélude au lancement de son livre intitulé « Combattre l’impunité » prévu en janvier 2015, nous avons décroché une interview de Me Brahima Koné, président de l’Union interafricaine des droits de l’homme (Uidh). Dans cette entrevue, il parle de la libération de Mohamed Aly Ag Wadoussène, de l’affaire du Général Sanogo et de ses co-détenus de l’ex junte et des malversations financières qui défraient la chronique.
Est-ce qu’on peut connaitre l’intitulé de l’ouvrage que vous vous apprêtiez à lancer et quel est le sujet que vous y traité ?
Ce livre est intitulé Combattre l’impunité. Il traite des différents aspects de la crise malienne surtout les graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ; mais également, les questions de justice face aux négociations politiques. Parce que, à travers les actes posés par l’Etat malien dans la gestion de cette crise, nous avons compris que les négociations risquent de piétiner fortement les droits des victimes à la justice et d’encourager l’impunité. Donc, nous avons parlé de ces négociations politiques mais surtout, nous avons mis l’accent sur la nécessité de la justice pour une réconciliation nationale digne de ce nom pour l’instauration d’une paix durable. Nous ne nous sommes pas limités aux seuls crimes commis au nord, mais aussi des crimes commis au sud. De façon générale, nous avons mis l’accent sur la lutte contre l’impunité. Dans le document, nous avons retracé depuis les premières attaques au nord jusqu’au coup d’Etat au sud, certaines négociations qui ont eu lieu à Ouagadougou et celles qui sont en cours à Alger, l’implication de la société civile et des partis politiques. Nous avons mis quelque part en relief les graves violations des droits de l’homme. A travers ce livre, il y a de victimes qui parlent des faits concrets. Les massacres d’Aguelhoc où il y a eu des témoignages clairs, ainsi que ceux de Tombouctou, Gao, Kidal et Mopti avec des témoignages à l’appui. Les différentes infractions qui ont été commises, notamment les viols collectifs à grande échelle, les exécutions sommaires extrajudiciaires, la destruction des biens publics et privés, la destruction des lieux de cultes : des mausolées, des mosquées et églises et l’enrôlement d’enfants soldats. Il y a toute une gamme d’infractions qui ont été commises pendant la crise qui constitue des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. C’est pour dire que ces crimes sont extrêmement graves. A travers les aspects «justice», non seulement nous avons dénoncé le comportement de l’Etat qui est aujourd’hui en train de sacrifier la justice au profit des négociations politiques, nous donnons également des conseils à l’Etat à travers des cas qui se sont passés ailleurs et qui ont pris des dizaines d’années où le besoin de justice est revenu. Je veux citer le Chili, l’Argentine et actuellement des cas devant certaines juridictions internationales où les hauts responsables sont poursuivis. C’est pour vous dire que, quelque soit le temps que cela prendra, les auteurs de crimes graves seront rattrapés par la justice et la société. Il n’y a pas que des critiques dans cet ouvrage, nous avons fait des propositions par rapport à la justice transitionnelle. Car chaque crise mérite une justice transitionnelle qui lui sied. Il ne s’agit pas de calquer des modèles d’ailleurs pour venir les appliquer directement au Mali. Mais compte tenu des spécificités maliennes, la culture malienne, la dimension et le contexte de la crise malienne. Il faudrait prendre des dispositions en conséquence pour renforcer la justice malienne. J’ai parlé de la justice classique, des commissions-vérité-justice et réconciliation surtout le cas du Mali qui est en gestation. Nous avons donné des directives à l’Etat pour mettre en place une vraie commission vérité justice et réconciliation qui puisse répondre aux attentes du peuple malien et de la communauté internationale. De façon générale, nous avons invité la communauté internationale à respecter les propres normes qu’elle-même a instituées. Mais nous avons l’impression que ces normes sont appliquées selon le pays auquel on fait face. Je pense que les Etats doivent être égaux ainsi que les peuples, selon les normes internationales.
A lire l’intitulé de votre livre, on a l’impression que vous êtes restés sur votre faim au sujet du rôle qui est réservé à la justice dans le processus de la réconciliation nationale. Est-ce vraiment le cas ?
Je ne peux pas dire que je suis resté sur ma faim. Parce qu’en tant que défenseur de droits de l’homme, nous savons que ce sont les procédures qui peuvent prendre de longues années. Et les défenseurs des droits de l’homme ne vont jamais baisser le bras. Vous voyez le cas d’Hissène Habré actuellement au Sénégal. Cela fait presque deux décennies que cette procédure suit son cours et c’est maintenant que ce dossier Habré commence à connaître son dénouement. Donc, je garde espoir que justice sera rendue. Mais par contre, je ne comprends pas l’attitude des autorités maliennes. Parce qu’au départ, elles avaient mis en avant quelques principes qui devraient être défendus. Notamment l’intégrité du territoire, la laïcité, le caractère républicain et les aspects «justice». Mais nous constatons que dans les discours, on n’entend plus parler de la justice. C’est pourquoi, nous avons tiré la sonnette d’alarme pour leur dire que cette démarche n’est pas du tout conforme à une vraie sortie de crise. Chaque fois qu’il y a une crise, il faut que la vérité des faits soit établie, que justice soit rendue aux victimes, que les auteurs répondent de leurs actes, et que l’Etat prenne des dispositions pour que ce qui s’est passé ne se répète plus à l’avenir. C’est l’importance de notre intervention. Que les autorités prennent cela au sérieux ou non, c’est que tôt ou tard, l’étau de la justice va rattraper les auteurs des crimes.
Vous parlez toujours de ces cas de violations des droits de l’homme, nous rappelons qu’un certains nombre d’associations de protection et de promotion des droits de l’homme ont récemment porté plainte au niveau du Tribunal de la Commune III au nom de 80 victimes de crimes sexuels commis au nord du Mali. Vous êtes le coordinateur d’un pool d’avocats qui assurent la défense, où en est-on avec ce dossier ?
Ce dossier évolue parce que le juge d’instruction en charge du dossier, doyen des juges d’instruction de la commune III avait transmis le dossier au Procureur de la République pour son réquisitoire par rapport à l’opportunité des poursuites. Et le Procureur a donné son avis favorable. Le dossier est revenu au niveau du juge d’instruction qui doit nous recevoir la semaine prochaine pour les premiers actes à poser par rapport à la procédure.
Vous parlez d’impunité, tel nous vous connaissons en tant que célèbre avocat, défenseur des droits de l’homme, vous ne parlez pas dans l’air, vous avez dû dénombrer des cas d’impunité. Peut-on savoir lesquels pour le nord ensuite pour le sud ?
Les cas qui sont flagrants en matière d’impunité ; dans un premier temps, il y a de cela quelques mois, l’Etat avait procédé à la libération de certains auteurs présumés de crimes graves à la faveur de l’accord de Ouagadougou. A l’époque, nous avions tiré la sonnette en disant oui au respect de l’accord de Ouagadougou, mais non à la libération de présumés auteurs des crimes graves, imprescriptibles au regard du droit pénal international comme les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité. Or, les infractions commises par exemple à Kidal et dans la plupart des localités du nord, notamment à Gao et Tombouctou sont des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Donc, les auteurs ne devraient jamais être libérés de cette manière. Ils l’ont fait et nous l’avions dénoncé. Après cela, il y eut d’autres libérations. L’Etat a libéré, il y a deux mois, une quarantaine de ces présumés auteurs de crimes. Récemment, le cas le plus fragrant reste la libération de Wadoussène et de trois autres. Les présumés auteurs de crimes graves. Vous avez vu Wadoussène qui a tiré a bout portant sur le gardien de prison, Sofara. Cette procédure présumés devrait suivre son cours normalement, mais si on le libère au vu et au su de tout le monde, c’est comme si on insultait le peuple malien à travers cette libération. Parce qu’on ne peut pas comme cela sacrifier une vie humaine étant donné que le criminel se trouvait entre les mains de la justice. Je me demande pour quelle raison on peut le libérer comme cela.
Les autorités évoquent surtout la raison d’Etat pour justifier cette libération. Estimez vous que cette raison n’est pas suffisante ?
En matière de justice, il n’y a pas de raison d’Etat, car l’Etat lui même est un sujet de droit. Donc il n’y a pas de raison d’’Etat au niveau de la justice. Nous, nous faisons une certaine différence. C’est vrai, il y a eu beaucoup de crimes qui ont été commis. Il y a eu d’autres infractions qui ne sont pas des cas criminels. Quand vous verrez ce que nous avons proposé dans le livre, nous disons qu’il y a des actes qui peuvent faire l’objet de pardon, tolérés par les victimes qui peuvent demander une réparation symbolique, financière. Mais l’aspect pénal peut être écarté par rapport à certains actes. Mais par rapports aux crimes graves, rien ne peut justifier la libération des présumés auteurs.
Le Chef de l’Etat, IBK a récemment annoncé sur les antennes des radios et télévisions internationales que ces présumés auteurs seront à nouveau traquer et que lui, à leur place, il allait refuser de sortir de la prison. Quel commentaire faites-vous de ces propos ?
Je trouve que cela n’est pas responsable de la part d’un Chef d’Etat. Et surtout quand il tient un tel discours face à la communauté internationale en se disant aussi que le peuple malien va écouter ce discours. A quel moyen l’Etat va déployer pour traquer ces criminels ? Depuis qu’on a commencé ces procédures, on n’a pas appris que ceux qui font l’objet de poursuites ont été arrêtés. Sauf au début de la libération du nord où on a pu arrêter certains criminels et ce n’était pas le Mali seul, c’était surtout avec l’aide de l’opération Serval de la France. Mais aujourd’hui, de quel moyen l’Etat dispose pour arrêter ces criminels ? De deux, je ne peux pas comprendre qu’on libère délibérément des criminels et dire après qu’on va les traquer. C’est pourquoi je dis que ce n’est pas responsable, cela démontre que l’Etat du Mali ne jouie pas pleinement de son autorité, c’est vraiment regrettable.
On parle beaucoup d’impunité, et on sait qu’en la matière, vous êtes l’un des rares avocats inscrits à la Cour pénale internationale. Et depuis 2012, la CPI a initié des choses au Mali. Son bureau était même là à cet effet, on sait qu’en cas de défaillance des juridictions nationales, c’est la CPI qui doit prendre le relai. Où en est-on avec le dossier malien ? Est ce que la Procureur Fatou Ben Souda peut reprendre la main ?
Une très bonne question. La CPI n’a pas varié dans ses démarches. Elle affirme que ces négociations politiques ne jouent pas du tout sur les procédures engagées à son niveau. Elle continue à mener ses investigations. Elle va également faire le constat si l’Etat Malien n’a pas la volonté de poursuivre ces criminels, elle va continuer à mener ses enquêtes et même engager des poursuites. Déjà, un certain nombre d’infractions ont été déférées au niveau de la CPI par rapport aux crimes du nord. Ceux du sud sont poursuivis ici. Je coordonne également le collectif des avocats constitué pour les victimes des crimes commis au sud contre Amadou Haya Sanogo et d’autres. Nous veillons scrupuleusement au respect de la procédure. Si jamais nous constatons que l’Etat n’a pas la volonté de juger ces affaires, nous allons immédiatement saisir la CPI, qui d’ailleurs est en train de suivre de près ce dossier.
On ne vous apprend rien si nous disons que la corruption est une violation grave des droits de l’homme, notre pays a récemment fait face à beaucoup de scandales financiers, notamment l’achat de l’avion présidentiel et les contrats d’armements militaires. Qu’est ce que vous, défenseur des droits de l’homme, vous en dites ?
D’abord, c’est scandaleux pour un pays qui traverse une crise aussi grave. Nous avions pensé que de tels comportements appartenaient au passé, mais en un moment où le pays se préparait à sortir d’une crise avec l’aide de la communauté internationale, je crois que les Maliens étaient loin de croire que de tels détournements pouvaient encore avoir lieu dans notre pays. Je pense que le slogan lancé par le Président de la République contre la corruption ne doit pas rester un slogan creux. Il faudrait que l’acte soit joint à la parole. Ce sont des crimes qui ne doivent pas rester impunis. Je pense que les autorités politiques doivent laisser la justice faire son travail. Que les auteurs de ces détournements, quelle que soit leur appartenance politique, leur rang doivent répondre de leurs actes devant la justice. Si cela n’est pas fait, le Mali risque de connaître encore d’autres mouvements car, quand nous échangeons avec les citoyens, nous constatons qu’ils sont déçus, et même révoltés face à ces comportements et chacun demande que justice soit faite.
Etes-vous satisfait des suites judiciaires données aux affaires dites des bérets rouges en avril 2012 et des bérets verts en septembre 2013 ?
Pour l’instant, nous avons travaillé en étroite collaboration avec les juges d’instruction qui ont fait beaucoup d’investigations avec l’aide des partenaires étrangers par rapport à certaines analyses, notamment les tests ADN qui ont été faits dont les résultats nous sont parvenus. Nous étions satisfaits jusqu’à maintenant, parce que ce dossier est prêt. Toutes les investigations ont été faites. Le juge d’instruction a fini avec son travail. Il s’agit maintenant de juger ce dossier. Mais nous ne savons pas pourquoi ce dossier traine encore. Récemment nous avons appris une nouvelle qui nous a un peu bouleversés lorsque le directeur de l’hôpital Gabriel Touré a demandé au juge d’instruction d’aller enlever les ossement au niveau de son établissement. Au motif que pour des raisons de santé liées à Ebola, il fallait enlever ces ossements alors qu’il n’y a pas d’autres endroits pour les entreposer. Or, ces ossements constituent, pour nous, des preuves auxquelles la justice pourrait recourir pour la manifestation de la vérité. On a l’impression qu’on veut brouiller les pistes. Et récemment, j’ai vu une lettre confidentielle que le ministre de la Défense a transmise au Président de la République lorsqu’il a reçu les parents des éléments de la junte qui demandent la libération de Sanogo et autres. Il y avait même des menaces qui sont proférées par rapport à cela.
Chaque fois, nous essayons d’attirer l’attention des autorités par rapport à d’éventuelles libérations de ces personnes. Si jamais on les libérait alors que justice n’a pas été faite, ça risque de troubler l’ordre public.
Qui selon vous a intérêt à brouiller les pistes ?
Cette affaire, quoi qu’on dise, n’est pas une affaire ordinaire. Parce que, Sanogo, ayant dirigé, même si ce n’était que pour quelques jours, ce pays, a eu des soutiens par moment au niveau de la classe politique. Nous observons beaucoup ces paramètres. Chaque fois, nous constatons qu’il y a des mouvements, même au niveau de l’armée, il a des alliés qui souhaitent qu’il soit libéré avec les autres tels que Yamoussa Camara et autres. Chaque fois, il y a des menaces de ce genre. Nous, nous pensons que ce dossier doit connaître sa fin. Car, en tant que défenseur des droits de l’homme et en tant qu’avocat, je tiens qu’on respect certains principes, notamment le droit à un procès équitable qui souhaiterait que la présomption d’innocence soit respectée. S’ils sont coupables, qu’ils soient condamnés, dans le cas contraire, qu’ils soient libérés. Mais ce qui est sûr, les charges sont assez graves et les révélations qui ont été faites sont aussi troublantes pour qu’on puisse libérer ces présumés auteurs actuellement.
On ne peut pas clore cette entrevue sans parler de l’introduction de la maladie à virus Ebola au Mali. Contrairement aux autres pays, un volet judiciaire a été ouvert au Mali, des responsabilités doivent être situées. En tant que défenseur des droits de l’homme, quelle appréciation faites-vous de cela ?
Cela est une bonne chose. Car dans ce pays, chaque domaine a ses défaillances. Dans le domaine médical aujourd’hui au Mali, il y a tout un laisser aller. Ce qui constitue un véritable danger pour la sécurité sanitaire des citoyens. D’après les différents recoupements que nous avons faits, quelque part, il y a des responsabilités à situer par rapport à l’introduction de la maladie à virus Ebola au Mali. Donc ce volet judiciaire a été enclenché. Nous estimons qu’il doit suivre son cours normal, que la lumière soit faite et que les responsables soient condamnés afin que plus jamais de tel comportement ne se répète au Mali.
Pensez vous que l’exemple Burkinabé fera tâche d’huile en Afrique dans le cadre de la limitation du nombre de mandats ?
L’exemple Burkinabè servira de leçon à tous ces chefs d’Etat africains qui veulent se maintenir au pouvoir à tout prix. Désormais, c’est le peuple qui va se lever dans ces Etats pour dire non à tout tripatouillage constitutionnel. C’est face à une légalité fabriquée que le peuple opposera une vraie légitimité. Donc, on ne va plus justifier son maintien au pouvoir à travers l’organisation d’élections quand nous savons que ces élections sont mal organisées et en faveur de ceux qui sont au pouvoir. Vous avez vu au Burkina, malgré que cela soit prévu par la constitution, ils ont compris que trop c’est trop. C’est ainsi que le peuple a pris son destin en main. Qu’il s’agisse de la RDC, du Burundi, du Rwanda et bien d’autres, il faut que tous ces chefs d’Etat se mettent en tête que désormais, ils auront le peuple en face. Et la communauté internationale n’a pas le choix face à la volonté populaire manifestée. Ils doivent alors revoir leurs démarches. S’ils écoutent les conseils, ils peuvent sauver leur propre personne, mais également sauver des vies humaines qui risquent d’être sacrifiées inutilement. Mais je pense que ce sacrifice, tous les peuples africains sont prêts à le consentir pour que la démocratie soit une réalité en Afrique.
A la veille du lancement de votre livre, quel appel avez-vous à lancer tant aux autorités maliennes qu’à la communauté internationale ?
Je demande de continuer les négociations pour que le Mali retrouve une paix durable. Donc ces négociations doivent être faites sur des bases objectives. Mais on a l’impression aujourd’hui qu’on est en train de faire pression quelque part pour aboutir à une paix sur la base d’un document. Mais quel va être la suite ? Ce que le Mali vient de connaître en ces quelques années est extrêmement douloureux. Nous ne souhaitons plus que la paix soit menacée dans notre pays. Donc les solutions qui doivent être apportées doivent être des solutions radicales sans complaisance et que le gouvernement continue à négocier de façon responsable pour que le peuple malien se retrouve à travers ce qui va être décidé.
Interview réalisée par Oumar KONATE et Bakary SOGODOGO