Surprise. Selon une étude présentée au Forum de Dakar, les combattants sont surtout guidés par des logiques économiques et de protection.
Rien de très surprenant que, pour la troisième édition du Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, le terrorisme ait encore été au centre des préoccupations. Et, comme les autres fois, le président sénégalais Macky Sall a martelé la nécessité de lutter contre l’islam radical. « Il faut une réponse doctrinale et intellectuelle de l’islam au discours extrémiste. Il n’y a pas de doute que l’extrémisme n’a aucune place sans l’islam. C’est la religion du juste milieu, qui fait corps avec la raison, elle ne peut s’accommoder d’une pensée intellectuelle qui installe l’obscurantisme », a-t-il répété dès la séance d’ouverture. Et de citer les versets du Coran qui exaltent la « faculté cognitive » de l’homme, avant d’évoquer la responsabilité de la communauté et des parents dans l’édification morale des jeunes : « Il vaut mieux éduquer un enfant que d’entreprendre la tâche plus incertaine de le déradicaliser quand le mal est déjà fait. » Cette année, le programme comprenait donc une conférence d’exégètes, dont l’un issu de l’université al-Azhar du Caire, en Égypte.
Pourtant, une question évidente semble avoir été escamotée : qu’est-ce que la radicalisation en Afrique de l’Ouest ?
Une équipe de chercheurs s’est penchée dessus. Et la réponse, du moins au Mali, déstabilisé par des mouvements considérés comme djihadistes depuis 2012, est… qu’on avait tout faux. L’Institut d’études de sécurité de Dakar a réalisé une note d’analyse, intitulée « Jeunes “djihadistes” au Mali : guidés par la foi ou par les circonstances ? ». Les guillemets ont leur importance : selon ce rapport, on se trompe sur ces hommes qui ont rejoint ces groupes.
Première idée reçue : ce sont des jeunes, chômeurs et désoeuvrés. Or, « dans les prisons maliennes, ceux auxquels nous nous sommes adressés avaient de 17 à 75 ans », constate Lori-Anne Théroux–Bénoni, directrice de l’ISS Dakar. Deuxième erreur, on se trompe sur leurs motivations. Les chercheurs ont interrogé 63 « ex-engagés », dont 19 en prison, dans des groupes armés ayant commis des actes terroristes et adoptant « une rhétorique empreinte de références islamiques, notamment sur le djihad ». Et les résultats surprennent : « Les logiques d’engagement sont multiples, nous en avons repéré plus de 200, regroupées en 15 catégories. Les 2 qui reviennent le plus sont la protection et l’économie. »
Même si ces facteurs interagissent dans la plupart des cas, « la volonté de se protéger, de protéger sa famille, sa communauté ou son activité économique apparaît comme un des facteurs importants d’engagement ». Qu’il s’agisse de protéger une activité licite ou illicite. « Beaucoup nous ont dit avoir rejoint le Mujao pour contrôler les routes du trafic de drogue », note par exemple la chercheuse. Et le facteur religieux ? Il n’est que très rarement cité. « Il faut donc faire attention à ne pas trop mettre l’accent sur les facteurs religieux pour comprendre le phénomène de la radicalisation », dont le nom serait à manier avec prudence. Ce qui s’applique au Mali ne peut en aucun cas être généralisé au reste de l’Afrique de l’Ouest, pour Lori-Anne Théroux–Bénoni, qui souligne l’importance de « résister à la tentation du copier-coller ».
Explication.
Le Point Afrique : Pourquoi avez-vous lancé cette étude ?
Lori-Anne Théroux–Bénoni : Début 2016, la coopération japonaise m’a demandé si nous pouvions les aider à lutter contre la radicalisation des jeunes chômeurs. Ils voulaient lancer des programmes de formation professionnelle et d’éducation. J’ai répondu que je n’étais pas convaincue que ce soient des chômeurs et que je n’étais même pas sûre de la signification du terme « radicalisés » ! Une étude pouvait donc être utile si elle permettait de produire des données empiriques sur ce phénomène qu’on appelle la radicalisation. L’ampleur des attentats fait ressortir une émotion forte et limite nos capacités rationnelles. Elle donne aussi envie de trouver explication qui vaille pour le phénomène mondial du terrorisme. Or il y a des logiques multiples d’engagement, parfois communautaires. De mai à juillet, nous avons donc mené des entretiens dans l’intérieur du pays et en milieu carcéral.
De quels mouvements ces jeunes étaient-ils issus ?
Ils étaient issus du Mujao, d’Aqmi, d’Ansar Dine, de Katiba Macina et Katiba Khalid Ibn al-Walid. Et la fourchette d’âge, chez ceux que nous avons interrogés en milieu carcéral, était de 17 à 75 ans.
Les résultats vous ont-ils étonnés ?
Nous avons été très étonnés du décalage entre la perception des acteurs et les réponses des jeunes. On s’est même demandé si on posait mal les questions, s’il fallait reformuler notre questionnaire.
Parmi les logiques d’engagement, vous ne faites pas du tout allusion au facteur ethnique. Est-il inexistant ?
Ce discours est très fréquent dans l’analyse du centre du Mali, où l’on parle de « mouvements djihadistes peuls », et ça m’exaspère ! Car ce qui guide leur action, ce n’est pas tant qu’ils soient peuls, mais qu’ils possèdent du bétail. Il y a une volonté de protéger une activité génératrice de revenus, qui est bien plus subtile que le simple fait d’être payé. D’ailleurs, tous les groupes ne paient pas. La Katiba Macina, par exemple, ne paie pas, alors qu’Ansar Dine, si. Je raconte toujours cette anecdote de ce jeune qui voulait se marier et qui voulait s’enrôler dans la Katiba Macina. La famille de la jeune fille lui a accordé sa main, parce que la Katiba Macina a la réputation de protéger le bétail de ses membres, or c’était une famille qui avait du bétail. C’est donc une logique qui n’est pas différente de l’engagement dans d’autres groupes armés.
Mais vous n’avez donc pas eu de cas où le motif religieux était le premier ?
Les cas de garçons qui nous ont dit s’être enrôlés à la suite d’un endoctrinement religieux, « pour faire le djihad », étaient très limités. Ce qui ne veut pas dire qu’une fois dans le groupe il n’y ait pas un travail d’endoctrinement. Mais, même pour rester, les logiques d’endoctrinement sont loin d’être dominantes.
Même au nord du Mali, où les mouvements islamistes sont très ancrés ?
En fait, à Kidal prévalait une logique communautaire liée à l’organisation de la population en factions. Un chef peut demander un service aux membres de sa faction. On a eu un cas de jeune très éduqué et qui avait reçu une formation par une agence d’aide internationale, une formation très utile, et qui est passé dans un mouvement parce qu’on le lui avait demandé. Si vous allez dire à ce jeune que ce n’est pas ça, l’islam, il vous répondra que ça n’a rien à voir avec son engagement.
Vous parlez de l’influence de Serval, en 2013. Comment s’est-elle traduite ?
Ceux qui étaient entrés dans les mouvements sans contrainte sont partis. Mais, là aussi, les logiques sont variées. Parfois, ils sont sortis parce qu’ils craignaient de devenir des cibles de l’opération franco-africaine, qui avait changé la donne sécuritaire. Il valait alors mieux être hors du mouvement qu’à l’intérieur. Parfois, ils ont été abandonnés, il y a des cas où une bombe est tombée sur la katiba et où ils étaient les seuls survivants, alors ils sont rentrés dans leur communauté. Parfois, ils sont sortis d’un groupe pour en rejoindre un autre. Et certains ont été mis dans des camions, sortis par les chefs au moment de l’arrivée de Serval, mais ils ne savaient pas pourquoi. Nous ne connaissons pas les motivations des leaders, on n’a pas travaillé sur Iyad Ag Ghali, mais sur les couches subalternes, l’appui logistique.
D’après ces conclusions, selon vous, quels sont les bons outils pour lutter contre la radicalisation au Mali ?
Il faut insister sur la justice sociale, la bonne gouvernance, un développement économique plus équitable, et éviter que les groupes ne s’installent, parce qu’une fois qu’ils sont installés, c’est beaucoup plus difficile. Il faut continuer à agir pour que le même phénomène ne se déplace pas et éviter leur attraction et le recrutement des personnes qui les rejoindraient volontairement. Bien entendu, le cas des ceux qui ont subi des pressions physiques et psychologiques est différent.