Le 15 mars dernier, le groupe terroriste Etat islamique au grand Sahara (EIGS) a réclamé l’assassinat de 66 civils à Bani-Bangou dans l’ouest du Niger. La semaine d’après, le même groupe a ôté la vie à 137 autres civils dans la même zone. Parallèlement, il a massacré 33 soldats maliens à Tessit, cercle d’Ansongo. Pour endiguer le terrorisme dans le Sahel, Dr Aly Tounkara, sociologue et directeur fondateur du Centre des études sécuritaires et stratégies au Sahel (CE3S), propose la mise en place d’une stratégie commune. Sans cela, explique-t-il, même le Pentagone ne pourrait vaincre le terrorisme dans cette zone.
Mali-Tribune : En espace d’une semaine, 203 civils ont été tués dans des attaques revendiquées par l’EIGS. Qu’est-ce qui explique cette recrudescence des attaques contre les civils ?
Dr. Aly Tounkara : Pour le cas du Niger, nous avons deux grandes forces terroristes qui interviennent : l’Etat islamique au grand Sahara et Boko-Haram. Les deux opèrent sous le même commandement parfois. Ils disent qu’ils reçoivent aussi des incursions d’Al-Qaïda, mais ce sont plutôt l’Etat islamique au grand Sahara et Boko-Haram qui interviennent de plus.
Le Niger a connu une rébellion dans les années 1990. Il y a des tensions entre les communautés de ses localités, lesquelles tensions sont très souvent liées aux trafics. Les narcotrafiquants dans ces localités ont beaucoup joué sur la ficelle communautaire. Lorsque le trafiquant X est de la communauté Z naturellement, il va tout faire pour entrainer toute sa communauté dans son combat. Mais les communautés ne savent pas que derrière, les gens se battent pour des questions de drogue, mais elles le font au nom de leurs communautés malheureusement. Quand on parle du Niger, nous avons Cherif Cocaïne, un grand narcotrafiquant connu de tout le monde, il est même parfois cité dans certains rapports comme soutien au Président nouvellement élu. Cela rend la lecture très difficile dans le contexte nigérien. Maintenant ce sont les mêmes terrains qu’on a reçu au Mali. Ce sont des localités qui sont très éloignées de la capitale, avec une couverture sécuritaire très limitée.
La particularité des groupes est qu’ils arrivent à se mouvoir très rapidement. Ils ne sont pas structurés dans une localité donnée. Ils sont dans une mobilité absolue en même temps. Dès que le forfait est commis, les minutes qui suivent, ils se fondent parmi les populations. Nous avons du mal à les identifier. Ces attaques seraient beaucoup plutôt les faits des narcotrafiquants qui ont pris un habillage religieux notamment avec l’Etat islamique au grand Sahara et Boko-Haram.
Mali-Tribune : Pouvons-nous parler de défaillance des services de renseignements après l’attaque de Téssit ?
Dr. A. T. : Très souvent, les services de renseignements font un travail impeccable mais ont des limites parce qu’ils ne bénéficient pas suffisamment de l’apport des communautés dans leur travail. Les attaques m’ont trouvé dans la région, j’ai même interviewé quelqu’un qui est originaire de Tessit. Il me disait que l’envoi de milliaires était déconseillé avec la présence de l’Etat islamique à Soudouhéri, une localité de Sorori dans la région de Gao. On sait même où se trouvent les différents Quartiers généraux de l’Etat islamique au grand Sahara dans ces différentes localités. Mais malheureusement, les populations ont peur de dénoncer aux forces de défense et de sécurité parce qu’après, ils ne sont pas en sécurité.
Cette situation interroge un peu la nature des renseignements donnés çà et là par les différents services. Nous devons clairement introduire le local en assurant une certaines garanties de l’anonymat. Les gens sont prêts à collaborer, mais ils veulent s’assurer que derrière, ils sont protégés par le secret de l’anonymat. L’armée doit beaucoup travailler sur ce côté. Comment s’appuyer sur la dynamique locale susceptible de donner des renseignements crédibles à l’armée sans que les choses ne soient divulguées. C’est ce qui pose problème malheureusement. Ce qui est sûr, les populations savaient que l’Etat islamique se préparait à commettre cette embuscade. Ils avaient toutes les informations.
Mali-Tribune : Les groupes djihadistes se ravitaillent où ?
Dr. A. T. : Il y a un problème en toute objectivité. Mais avec la chute de Mouammar Khadafi, en Lybie, un arsenal militaire conséquent s’est retrouvé entre les mains de ces groupes armés au Nord du Mali. Il faut avoir du courage de le dire, il n’y a pas de frontière entre la CMA avec ces groupes violents. Nous avons du mal à différentier qui est CMA et qui est terroriste. Du moment où il y a une branche armée de la CMA qui se rapproche de ce groupe pour des raisons très anthropologiques, ils sont cousins. Ils ont même évolué en 2012 et 2013 dans les différents katiba. Ils se sont battus au nom du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et Al-Qaïda. Comment vous-voulez qu’aujourd’hui, cette branche armée de la CMA reste efficace et puis dans le même temps qu’on arrive à la différencier de ces groupes terroristes ? Il y a aussi les différentes attaques dirigées contre des camps militaires nigérien et malien. A l’issue de ses attaques, il y a des outils qui sont récupérés par les groupes radicaux. La complicité demeure très importante avec la branche armée de la CMA parce que cette branche est équipée comme une armée normale. Cela pose clairement un problème.
Mali-Tribune : La présence de l’armée tchadienne dans la zone des trois frontières changera-t-elle la donne?
Dr. A. T. : A condition que des stratégies et des visions communes soient définies par les Etats. Tant qu’il n’y aura pas des stratégies et des visions communes pour toutes les armées qu’on soit Barkhane, G5 Sahel ou Armées nationales, rien ne changera. Il faudra que les différents acteurs évoluent pour l’atteinte des mêmes objectifs. Quand on ne connait pas l’ennemi, on risque de taper par tout et cela pourrait amener certains à regagner les groupes radicaux violents.
C’est de la responsabilité du Mali, du Burkina-Faso et du Niger de définir une stratégie commune et une vision commune dans la durée et d’exiger aux forces partenaires de s’inscrire dans cette stratégie. Sans cela, même si on amène le Pentagone ou tout le Quai d’Orsay on ne pourra pas arriver au bout de l’insécurité.
Mali-Tribune : L’élection de Mohamed Bazoum au Niger impactera-t-elle la lutte contre le terrorisme contrairement à son prédécesseur?
Dr. A. T. : Il a longuement servi au côté de Mahamadou Issoufou. Il connait bien l’appareil sécuritaire. Il ne va pas apporter grand chose en termes de changement. Ce qui est un peu rassurant avec lui. Lors de sa première prise de parole à travers les médias internationaux, il reconnait les limites des forces en présence. Dans le même temps, il n’hésite pas à dire qu’il faut mettre l’accent sur les moyens aériens. C’est déjà une nouvelle avec lui. Maintenant, même animé de bonne fois, il sera obligé de partir avec ses voisins du G5-Sahel. Ça m’étonnerai que les autres pays du G5 Sahel agissent dans le même sens parce qu’ils ont des intérêts différents. Ils ont signé des accords unilatéraux sans associer les autres. Cela fragilise le G5. L’intention qu’il a aujourd’hui, s’il veut vraiment la concrétiser, il doit clairement chercher l’adhésion de ses homologues du G5 Sahel. La réussite de cette tâche est difficile quand on sait que les enjeux sont différents, les intérêts contradictoires et les agendas sont mêmes confus.
Propos recueillis par
Ousmane Mahamane
(Stagiaire)