Cheick Oumar Sissoko : «Pour nous à SADI, le cinquantenaire aurait pu être un espace pour discuter des problèmes de développement de notre pays»

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Le vendredi 24 septembre 2010, Cheick Oumar Sissoko réalisateur de cinéma et ancien ministre de la culture du Mali, était l’invité de l’enregistrement de l’émission «Cameras d’Afrique». C’était au Conservatoire des arts et métiers multimédia Balla Fasséké Kouyaté de Bamako. A la fin, nous lui avons tendu notre micro. Le cinéma, les festivités du cinquantenaire de l’accession du Mali à l’indépendance, l’école malienne, l’absence de souveraineté dans la gouvernance du pays sont autant de questions abordées dans cette interview exclusive.

Le Guido : Cheick Oumar Sissoko, en vous écoutant à l’enregistrement de l’émission «Cameras d’Afrique», nous avons remarqué la grande importance que vous accordez au numérique dans la réalisation d’un film. Qu’en est-il concrètement?

Cheick Oumar Sissoko : Je fonde beaucoup d’espoir sur le numérique parce qu’il nous offre des commodités de travail. Il s’agit d’abord des commodités de coût des appareils indispensables aux prises de vue. Aussi, le numérique nous permet de réduire au strict minimum l’équipe de tournage. Au lieu d’avoir 40 personnes sur un plateau de tournage, avec 10 ou 15 personnes on peut faire le travail. Pour votre information, la traditionnelle pellicule qui servait à faire le travail coûte excessivement chère. Mais aujourd’hui, avec le numérique on a la possibilité d’utiliser une carte mémoire de grande capacité pour les enregistrements que nous déversons dans un ordinateur ou sur un disque dur. Grâce au numérique, la post production qui est le travail de finition après le tournage, peut se faire aujourd’hui chez nous au Mali. Au Centre national de cinématographie (CNCM), au Conservatoire des arts et métiers multimédia ou chez certains privés de la place.

Est-ce à dire que le cinéma au cours de ces 50 ans a gagné en maturité, ou y a-t-il des difficultés qui sont toujours d’actualité?

Les difficultés énormes du cinéma se résument au financement et à la formation des jeunes. Aujourd’hui au Mali, les grands professionnels du domaine sont tous âgés de plus de 50 ans. Si l’on arrive à faire face à ces défis, la relève sera assurée. Notre pays avec la richesse de sa culture, les grandes épopées historiques et les grands mouvements sociaux que nous avons connus, seront sans nul doute, au centre des sujets de ces jeunes cinéastes. Pour faire un film, il faut avoir de l’argent. La réalisation d’un film demande beaucoup de temps : un ou trois ans de préparation, deux ou trois mois de tournage et trois mois de post production. Il faut payer les techniciens en plus de la logistique à mettre en place.

Depuis un certain temps, un film malien ne participe au FESPACO. Est-ce lié au problème de financement?

Il y a eu des films Maliens au dernier FESPACO. Le Centre national de cinématographie du Mali a réalisé deux films longs métrage qui vont être au prochain FESPACO. Je félicite toute l’équipe du CNCM avec à sa tête son Directeur Moussa Ouane. A mon avis, il a eu l’intelligence d’organiser le centre en le dotant de matériels cinématographiques avec les fonds modestes qu’il reçoit de l’Etat et le partenariat qu’il a développé avec d’autres structures du monde. A son actif, on peut citer beaucoup de réalisations : Da Monzon, la bataille de Samanyana, toile d’araignée et des séries télévisées dont Grin, Commissaire Balla, etc.

Les films maliens ne sont pas diffusés sur nos petits écrans comme les séries brésiliennes, qu’est ce qui explique cela?

Je constate qu’autant l’Office de radio diffusion télévision du Mali  accepte de payer les séries brésiliennes, autant il n’est pas intéressé à payer les droits des séries télévisées ou les films que nous réalisons. Il attend que nos films passent sur TV5 ou CFI pour les diffuser. Toute chose qui est illégale. Cela aussi est une question de volonté politique. Il faut que l’Etat accepte d’avoir un regard sérieux et professionnel sur les grilles de l’ORTM, afin d’accorder une place de choix au cinéma malien et africain. Mais aussi à d’autres disciplines comme le théâtre, les arts plastiques etc. C’est le chemin pour aider les Maliens à mieux se connaître et comprendre pour ensuite explorer le reste du monde.

A quand votre prochain film?

Je me suis donné les moyens et le temps de comprendre le numérique. Une fois que je l’aurai maîtrisé, je compte démarrer le tournage de deux scénarios qui attendent. Mais, j’ai un film déjà terminé qui me tient beaucoup à cœur et qui n’est pas encore sorti. Il s’agit de «Battu» adapté du roman «la grève des battus» de Aminata Sow Fall. C’est un film que j’ai entièrement tourné à Dakar. Il est présentement bloqué dans un laboratoire à Paris. Mais, j’espère bien pouvoir le présenter au public malien et sénégalais d’ici quelques temps. C’est un film que nous avons réalisé avec des acteurs de renommée internationale comme Danny Glover qui  a accepté bénévolement de venir jouer dans ce film.

Pour changer de sujet, que pensez-vous des festivités du cinquantenaire car vous êtes également homme politique?

Je lie la politique au cinéma. C’est la politique qui m’a amené au cinéma. J’ai traité en même temps que d’autres cinéastes les 50 ans des indépendances africaines dans mes films. Le cinéaste Sénégalais Sembène Ousmane, au début des années 60, a montré un bébé dans ses couches, abandonné dans la chambre par sa maman qui est allée chercher de quoi nourrir la famille. Son mari charretier est roulé dans la farine par un petit bourgeois intellectuel qui n’a pas voulu le payer. Vingt trois ans après soit en 1986, j’ai fait «Nyamaton» : un film montrant les enfants en train de porter des bancs pour aller à l’école. Obligés de travailler très tôt pour soutenir leurs parents, à l’aide d’une charrette, ils passent de cour en cour pour vider les poubelles. Dans ces conditions, ils diront très tôt à Dieu à l’école et viendront grossir les rangs de la déperdition scolaire. Vingt trois ans après, ce fut Newton Aduaka, cinéaste nigérian qui va explorer dans son film «Ezra» l’univers des enfants soldats. Dans un message simple, il dira en substance : «les enfants, s’ils ne vont pas à l’école seront embarqués dans les guerres, les conflits que nos autorités irresponsables provoquent en vue de garder leurs fauteuils et partager les dividendes avec leurs alliés du nord dans les multinationales ou les gouvernements des grandes puissances». Mais aujourd’hui, ces jeunes qui ont grandi et qui ont 30, 35 voire 40 ans, par l’absence d’alternatives sont sur les routes du désert. Ou bien ils voguent dans des pirogues sur les mers pour enfin mourir dans la plupart des cas matraqués ou fusillés comme ce fut le cas de Ceuta et Melilla, il y a quelques années. Où est-ce qu’on en est après 50 années d’indépendance. Durant ces 50 ans, on ne peut pas dire que l’Afrique a évolué dans le sens où l’on était en droit de l’attendre. Les huit ans du 1er régime du Mali indépendant nous ont donné beaucoup d’espoirs étouffés par l’arrivée d’un dictateur au pouvoir. La gestion catastrophique du pays pendant 23 ans par Moussa Traoré, nous a sevré des richesses de notre pays. Et comme si cela ne suffisait pas, il a arrêté, torturé et tué certains de ses compatriotes. Après l’insurrection du 26 mars 1991, ceux qui sont venus ont continué la politique de soumission aux bailleurs de fonds. Les Programmes d’ajustement structurel (PAS) ont empêché l’école et le secteur de la santé d’évoluer. Des secteurs stratégiques de l’économie n’ont pas été exploités rationnellement afin de créer des pôles d’investissement pour que nous puissions répondre aux besoins matériels et culturels croissants de nos populations. Le constat c’est que l’Etat a malheureusement disparu. Il n’est plus cet Etat souverain que nous avons connu de 1960 à 1968. En 50 ans, nous n’avons pas de monnaie nationale. Cet attribut de souveraineté qui nous permet de réguler et de contrôler notre économie est aujourd’hui dans la main des forces du marché circulant librement dans le monde. Aujourd’hui malheureusement, après l’eau, l’électricité, les transports, les mines, la privatisation est axée maintenant sur les terres.

N’est-ce pas là un tableau peu reluisant?

Naturellement ! Mais les gens vous diront qu’il y a eu des routes, des échangeurs etc. Vous remarquerez qu’à la télévision nationale on a montré souvent cela pour faire dormir le peuple. Mais, on ne montre jamais comment le Malien se porte aujourd’hui? Pour moi, il est fondamental de savoir comment nous vivons et comment nos enfants sont formés dans nos écoles. Parce que de mon point de vue, les réalisations devaient converger vers la résolution de ces questions. Mais malheureusement, tout ce qui est fait ne garanti pas l’avenir par un développement durable. Qu’on nous dise qui sont ceux qui vont faire le Mali de demain, si les enfants ne vont pas à l’école et surtout n’y apprennent rien. La solution c’est de chercher à avoir un Etat indépendant et souverain. L’Etat dont nous avons besoin doit être maître d’œuvre des politiques économique et sociale de notre pays. Il faut sortir l’école et la santé des Programmes d’ajustement structurel (PAS). Aujourd’hui, nous sommes en train de discuter  des Objectifs du millénaire pour le développement avec à la clef la lutte contre la pauvreté. Les bailleurs nous prêtent de l’argent et son remboursement nous plonge dans la pauvreté. On nous parle de réduire la mortalité maternelle et infantile, il faut lutter contre le paludisme pendant qu’on met le département de la santé sous les PAS. L’Etat ne peut pas investir pour répondre aux besoins des populations. Il y a une injonction de l’extérieur pour dire ici on investi et ici on n’investi pas. Avec ce système, comment peut-on atteindre les OMD? Pour nous, c’est de la plaisanterie. Et on s’engouffre tous dedans sans pour autant dire voilà les conditions. Les conditions pour nous, c’est qu’il faut complètement annuler la dette et le service de la dette. Rien qu’avec les services de la dette on peut régler les problèmes de l’école chez nous. Il faut que nous maîtrisions nos secteurs stratégiques. Il faut revoir les contrats d’exploitation de nos ressources naturelles. Notre sous sol est en train d’être exploité de façon éhontée sans que nous ayons des retombées conséquentes. Nous  reconnaissons qu’il y a eu des efforts, mais ils ne nous conduisent malheureusement pas à l’objectif que nous cherchons. La ville de Bamako devient de plus en plus belle. Certaines localités du pays ont été désenclavées, mais nous constatons qu’on désenclave le Mali pour faire rentrer des produits d’exportation. La première République avait essayé avec l’agriculture de créer un capital productif basé sur le surplus généré et les excédents budgétaires des entreprises. Mais, il n’y a plus d’entreprise. Il faut revoir beaucoup de choses, notamment le code des investissements. Pour nous à SADI, le cinquantenaire aurait pu être un lieu de débat de tout cela. A la place des autorités, j’aurai convoqué une conférence nationale. Par exemple, pour discuter des problèmes afin de comprendre pourquoi le développement de notre pays stagne? Je ne dis pas que ceux qui dirigent n’aiment pas le pays. Mais, je me rends compte que leur façon d’aimer est différente de celle de SADI. Dans sa vision, notre parti est foncièrement pour la souveraineté du peuple qui, aujourd’hui, est loin d’être un acquis.

Réalisée par Siaka Z. Traoré

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