Dans la deuxième et dernière partie de l’interview exclusive qu’il a bien voulu accorder dans la foulée de la semaine de l’intégration africaine, le Vice-président de la Banque Ouest-Africaine pour le Développement aborde, entre autres sujets, la problématique de l’intégration sous-régionale et régionale et les interventions de sa banque en faveur des économies des pays membres
L‘Indépendant : Pour en venir au thème de la semaine de l’intégration africaine que vous inspire le thème " Vision 2020 : passage d’une Communauté des Etats à une Communauté des Peuples " ?
Bassary Touré: L’intégration est notre vision. Comment faire en sorte que dans ce monde très compétitif, très mondialisé, nous pouvons être ensemble et être solides pour affronter la concurrence et être meilleur. Comment faire en sorte que nos pays qui, d’ailleurs, par le passé, ont été souvent très unis, très intégrés, soient intégrés. Nous, au niveau de la BOAD, nous pensons faire de grands projets très structurants couvrant plusieurs pays ou qui ont, en tout cas, des impacts fondamentaux dans la vie d’un pays et qui peut même déboucher sur un grand bénéfice pour les autres pays. Nous nous évertuons à cela dans les secteurs-clés comme l’agriculture, le développement rurale, les infrastructures, l’énergie, bref sur toutes ces grandes questions qui nous interpellent maintenant. Nous finançons des projets individuels, mais notre objectif, c’est d’arriver également à financer de grands projets qui fassent l’intégration de la sous-région et de l’Afrique. Selon ma vision des choses, le jour où l’on peut prendre le chemin de fer depuis Dakar jusqu’à Lomé. Le jour où l’on peut prendre la route depuis Taoudénit, descendre, par exemple, au Benin, jusqu’aux confins du Nigeria, le jour où l’on pourra prendre l’avion quotidiennement d’une capitale à une autre et à des prix très compétitifs, le jour où l’on peut avoir les télécommunications à moindre coût, comme dans les autres grands pays développés, Internet où on peut être connecté, mondialisé, alors ce jour-là j’estimerai que la BOAD, l’instar des autres institutions d’intégration sous-régionale, a accompli sa mission. Naturellement, les obstacles sont là encore, malheureusement. Il y a aussi la libre circulation des biens et des personnes, ces entraves inutiles, difficiles sur lesquelles nous travaillons depuis des décennies et auxquelles il faut trouver des solutions.
Avez-vous le moyens de vos ambitions ?
BT: Je vous dirai oui et non. Non dans la mesure où les besoins sont tellement énormes qu’on se dit qu’on n’aura jamais suffisamment de ressources financières et même de ressources humaines pour pouvoir les prendre en charge. Mais là où je dirai oui, c’est que la plupart du temps on se focalise plus sur le volume ou la quantité des ressources que sur la qualité de leur utilisation. Je veux dire qu’avec le même montant de ressources on peut faire mieux et avec une volonté politique des Etats, une bonne coordination des politiques et une bonne communication, je suis convaincu qu’avec le même volume de ressources on peut aller de l’avant. Donc, ma démarche n’est pas de mettre l’accent sur l’insuffisance qui est, au-demeurant, réelle, mais sur l’utilisation des ressources.
M. Touré vous êtes le Vice-président d’une des Institutions communautaires de l’espace UEMOA, au regard de la multitude d’institutions qui œuvrent pour l’intégration, n’y a-t-il pas double emploi et risques de confrontation préjudiciable au projet ?
BT. : Je crois que vous avez raison. Si vous comptez les institutions sous-régionales et régionales en Afrique il y en a des dizaines. Et c’est trop. Maintenant, si vous prenez seulement la sous-région pour simplifier le problème, vous en avez encore beaucoup. Dans notre domaine, par exemple, il y a la Banque Ouest-Africaine de Développement (BOAD) il y a l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) qui est un peu le chapeau politique donnant l’impulsion par rapport à tout le groupe. Nous nous sommes la banque de développement. Il y a la BCEAO qui gère les questions monétaires. Déjà à ces trois niveaux, il faut travailler en grande symbiose, de façon rapprochée et efficace. Et naturellement, il y a aussi toutes les grandes institutions comme la CEDEAO, avec lesquelles l’UEMOA doit avoir, de plus en plus, une convergence pour qu’il n’y ait pas de doublon. Il faudrait avoir l’ambition d’intégrer progressivement ces institutions, mais le faire de la bonne façon. Il faudrait, par exemple, que par la libre circulation des biens et des personnes, les convergences on arrive à intégrer ces ensembles. Naturellement, il y a d’autres institutions comme l’OMVS, le Liptako-Gourma. Nous avons vraiment de multiples institutions qui doivent apprendre à travailler efficacement. Je suis convaincu que moins il y a d’institutions plus ces institutions sont sérieusement coordonnées, mieux c’est.
Pour vous il faut combien d’institutions ?
BT: Non, ce n’est forcément en termes de nombre. Par exemple, pour simplifier si l’on prend la BCEAO, l’UEMOA et la BOAD, il faudrait faire une division optimale du travail pour que les choses marchent encore plus efficacement. Le moment n’est-il pas venu, par exemple, pour l’UEMOA et la CEDEAO d’avoir certaines représentations communes ? Au fur et à mesure des circonstances et pour des raisons pratiques on a créé des institutions. On en a même créé un peu de trop, mais je suis convaincu qu’avec une bonne coordination on peut en avoir moins pour un meilleur résultat.
Que fait la BOAD pour la réalisation de l’objectif de l’intégration africaine ?
BT. : Nous finançons des grands projets structurants, par exemple des projets de routes qui vont d’un pays à l’autre, la fibre optique, les télécommunications. Nous sommes même dans des projets innovants à l’image de Asky. Tout le monde sait qu’une des grandes lacunes de l’intégration, c’est, par exemple, le transport aérien. Air Afrique a, certes, commis de graves erreurs ; cependant Air Afrique avait quand même son rôle central qui n’a pas encore été remplacé ; donc comment faire un maillage au niveau des chemins de fer et des routes et du transport aérien ; comment mettre en synergie les potentiels de nos différents pays. Par exemple, nous sommes en train de financer beaucoup de projets de cimenterie avec pour objectif de faire baisser le prix du ciment. Nous travaillons à faire en sorte que les économies soient réellement intégrées. Ce qui doit se traduire par de meilleures conditions de vie pour les populations, une meilleure circulation des hommes et des biens, une croissance économique forte qui permette de réduire la pauvreté.
M. le Vice-président, la multiplicité des devises monétaires sur le continent constitue certainement un des obstacles à l’intégration. Que pensez-vous de la création d’une monnaie africaine ?
BT: Dans l’absolu, je suis d’accord avec une monnaie africaine, comme tout le monde. Mais la monnaie commune est un aboutissement. Avant d’arriver à la monnaie commune il faut déjà intégrer les économies, harmoniser les politiques. Vous prenez, par exemple, le Mali, le Nigeria, la Gambie. Plus haut vous avez le dinar en Tunisie, vous allez en Afrique de l’est, c’est une autre réalité. Ce sont, quand même, des situations qui sont différentes les unes des autres. Il faut déjà rapprocher les économies, la façon de travailler des économies, avoir un plan de convergence au niveau commercial, au niveau douanier, au niveau économique qui nous permette de faire en sorte qu’un jour on puisse aller à une monnaie commune. Au niveau de la sous-région, on a eu la chance d’avoir le FCFA pour des raisons historiques. Ce qui aurait été presque un aboutissement. À l’intérieur de la monnaie commune, le FCFA, il faut continuer la convergence des économies. On y est déjà bien avancé. Maintenant si l’on veut faire un glissement avec l’autre zone monétaire, mettons la zone anglophone, avec le Ghana et le Nigeria, cela suppose qu’on rapproche les économies et qu’on fasse en sorte qu’un jour cela puisse venir de façon naturelle. Mais ce n’est pas quelque chose qui peut se décréter. Sinon, depuis le Plan d’action de Lagos, qui fait quand même quelques décennies, les pères fondateurs, au moment de la création de l’Organisation de l’unité africaine, on a toujours pensé à cela. Mais c’est dans la réalité de l’application des politiques économiques qu’on va arriver à une situation où une monnaie commune va de soi.
On sait que votre banque intervient beaucoup dans le financement de l’économie tant en faveur du secteur public que du privé. Récemment à l’occasion de la rentrée 2011 du Réseau de l’Entreprise de l’Afrique de l’Ouest (REAO) il s’est trouvé des opérateurs économiques pour regretter que les conditions de vos interventions soient trop contraignantes…
BT: En fait, nous avons plusieurs instruments. Nous avons des instruments pour les grands secteurs privés et qui peuvent porter sur plusieurs milliards de FCFA, des dizaines voire des vingtaines de milliards de FCFA. Nous avons aussi des interventions pour les petites et moyennes entreprises. S’agissant de ces interventions, il faut dire que nous passons par les banques de la place à travers des lignes de refinancement. Nous exigeons, le plus souvent, aux opérateurs économiques porteurs de projets de passer par les banques de la place, car si c’est en relation avec une banque de la place que c’est toujours plus facile pour le suivi et l’avancement des dossiers. Cela dit, les opérateurs peuvent se plaindre parfois des taux d’intérêt qui peuvent être élevés. Nous travaillons là-dessus de plusieurs façons d’ailleurs. Il y a des secteurs comme l’agriculture où l’on ne prend pas pratiquement pas de taux d’intérêt. Maintenant, il y a des secteurs commerciaux comme l’énergie et les télécommunications où c’est rentable où nous prenons des taux d’intérêt élevé…
:…Combien pourcent ?
BT:…On peut aller au-dessus de 7% comme taux de base. Parfois, il y a des commissions qui s’y ajoutent. S’agissant du secteur agrcicole, souvent c’est 2%, en tout, donc des niveaux faibles. Autrement dit , nous avons la volonté d’aider le secteur privé. Mais il faut, d’abord, des projets bien étudiés, parce que, malheureusement, souvent les idées de projet ne font pas forcément de bons projets. Il faut que ce soit structuré. C’est la première chose. Je peux aussi dire que depuis des décennies, on a quand même aidé pas mal le secteur privé et il y a beaucoup de projets du secteur privé qui sont en souffrance. Quand vous vous engagez dans des situations de ce genre et qu’en retour vous n’êtes pas payés et que cela vous fait des années et des années d’arriérés avec à la clé toutes sortes de tracasseries pour le recouvrement au point que dans votre portefeuille le niveau de créances non recouvrées atteint un seuil qui peut être considéré comme critique, en ce moment vous êtes obligés de faire attention. Que le secteur privé nous dit que les conditions sont difficiles dans l’absolu, il n’a pas tort. Encore qu’on peut travailler là-dessus. Nous-mêmes quand, par exemple, nous allons chercher des financements auprès de grands partenaires qui nous imposent des taux d’intérêt élevés, nous essayons de les convaincre que ce n’est pas utilisable à certaines conditions. Donc, on discute et avec des arguments techniques on peut arriver, de façon consensuelle, à des changements. En tout état de cause nous finançons beaucoup le secteur privé. Je vous donne quelques exemples pour le Mali : nous venons d’approuver grand projet cimentier d’un montant de 9,5 milliards de FCFA, nous participons également au financement du projet sucrier de Markala qui est un projet structurant, nous avons financé IKATEL, la BDM SA, la Bank of Africa. Par le passé, nous avons financé de grands projets comme les cuves de stockage, le transport urbain de Bamako, FITINA SA et SANA sa. C’est dire qu’on finance le secteur privé. La question n’est pas seulement que nous avons des conditions difficiles. D’ailleurs, ce reproche est fait même aux banques de la place. Il y a besoin de travailler à rendre le coût moins élevé. C’est une réflexion permanente qui doit être appliquée à cela. Mais il y a tout le reste : le secteur privé qui ne rembourse pas, comment faire en sorte que les projets soient mieux étudiés. En tout cas, notre volonté (et l’avenir c’est ça) c’est d’aller dans le secteur privé. Nous-mêmes, à la BOAD, nous prévoyons de mettre une cotation internationale. Ce qui veut dire que nous allons avoir un redimensionnement international beaucoup plus élevé. De plus en plus, nous allons aller vers le privé plus que vers le secteur public, parce que c’est sur le secteur privé que nous faisons quand même de l’argent. Donc, l’avenir nous commande donc d’aller vers le privé. Cela nécessite, évidemment, une réflexion approfondie de tous les côtés pour voir qu’elles sont les meilleures conditions pour le faire.
Au Mali vous avez assumé les charges du ministre de l’Economie et des finances, avez-vous des conseils à donner pour que l’économie malienne aille de l’avant ?
BT: Les indicateurs de l’économie malienne sont relativement bons. De ce point de vue les ministres ont fait un travail remarquable. Je peux aussi dire que la vision du chef de l’Etat sur les infrastructures est une vision qui est très porteuse. Tout le monde est unanime sur les progrès énormes qui ont été accomplis et un accent particulier est mis sur le développement rural. Et c’est dire que nous sommes dans la bonne direction. Mais au regard des enjeux et des défis on ne peut pas dire que tous les problèmes sont totalement réglés. Il faudra du temps pour ce faire. Mais la volonté politique est là, l’engagement est là. Donc, mes conseils c’est de continuer dans la voie des réformes économiques et dans la voie du dialogue social aussi pour faire des programmes qui puissent être soutenables dans la paix et la durée.
Entretien réalisé par Yaya SIDIBE