Aboubacar Sidiki Kanté, directeur des ressources humaines à l’Énergie du Mali (EDM-SA), est auteur de deux livres sur les ressources humaines au Mali. Le premier porte sur les motifs de l’absentéisme et du présentéisme et le second sur les méthodes et les concepts adaptés au contexte malien. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous parle de ces deux livres publiés chez La Sahélienne Mali.
Le pays : vous êtes auteur de deux ouvrages, tous sur les ressources humaines. Pourriez-vous nous dire ce qui vous a motivé à écrire sur ce domaine au Mali ?
Aboubacar Sidiki Kanté : de retour de France, après mes études en 2005, j’étais armé de beaucoup de concepts que je voulais appliquer. J’ai essayé le maximum de concepts.Mais au bout de quinze ans et avec le recul, j’ai vu qu’il y’a un problème de fond dans la gestion des ressources humaines au Mali.
Nous avons des contenus de livres, des règles de gestion qui sont issus des pays occidentaux et qu’on demande d’appliquer à des pays pauvres comme le Mali. Que tu sois Français, Japonais,Malien, Togolais, tu te comportes en fonction des réalités du terrain.Les méthodes de gestion que nous avons héritée des documents testés dans les pays développés ont vite montré leurs limites dans la gestion des concepts. C’est pourquoi je me suis résolu à partager mon expérience.
Pourriez-vous nous expliquer les concepts d’absentéisme et de présentéisme ?
Le présentéisme constitue les présences régulières et continues au travail, sans que cela ne soit forcement exigé. Quant à l’absentéisme, c’est des absences régulières et continues au travail.
Les deux concepts ont des motifs différents. Quand je prends l’exemple sur l’absentéisme au Mali, elle est essentiellement motivée par les évènements sociétaux (mariages, baptêmes, funérailles ainsi que les activités extra professionnelles).Le présentéisme, c’est le besoin de se montrer. C’est aussi souvent pour des entrepreneurs et les personnes qui sont dans les emplois précaires, la seule façon de tenir leurs activités. Voilà la nuance entre les deux concepts.
Comment les gérer selon qu’on soit en France où au Mali ?
Ce n’est pas la même chose. En France on vous dit essentiellement que l’absentéisme est dû à la pénibilité du travail, à l’organisation du travail, au manque de solidarité dans les équipes. Mais au Mali, même si tous ces problèmes sont réglés, les travailleurs vont continuer à s’absenter. Parce qu’en réalité au Mali, l’absentéisme est plutôt motivé par les évènements sociétaux (mariages, baptêmes, décès). Puisque les textes du Mali sont inspirés de la législation française, en France le voisin n’est pas un lien de parenté. Donc, tu ne peux pas avoir une permission pour le décès chez un voisin. Pareil quand c’est la belle famille. Alors que personne au Mali ne peut venir travailler quand il y’a un décès chez ses voisins ou dans la belle famille. Voilà un exemple concret pour lequel il fallait trouver des outils adaptés.
Vous évoquez aussi la problématique de l’absentéisme des femmes. Une situation qui explique leur difficile insertion socio-professionnelle surtout au niveau des entreprises privées. Que suggérez-vous à ce niveau ?
Très concrètement, je suggère une méthode que j’ai appliquée moi-même et qui donne de très bons résultats. Chacun dans notre législation, a droit à des congés, au minimum un mois dans l’année. En plus de ça, vous avez la possibilité de prendre des permissions pour des liens de famille, dans la limite de dix jours par ans. Au Mali, je constate que les gens ont plus besoin de permissions que de congés. Mais on donne plus de temps au congé qu’à la permission parce que la loi est inspirée de la législation occidentaleoù les congés sont sacrés pour les travailleurs. Mais au Mali, tel n’est pas le cas. La majorité des travailleurs ne voyagent pas quand ils sont en congé. Ils ne vont pas non plus à la plage. Donc, ils n’ont pas besoin forcément d’un mois de congé.
Comme méthode, je propose d’inverser. C’est-à-dire de donner plus de temps aux permissions et moins de temps aux congés. La loi nous donne trente jours de congé minimum. Je propose aux gestionnaires des ressources humaines de diviser ces trente jours à deux tranches. Tu donnes la possibilité aux travailleurs de prendre quinze jours pour se reposer dans l’année au titre des congés et les quinze jours restants, vous les ajoutez aux permissions qui sont de dix jours. Donc les permissions deviennent vingt-cinq jours, au lieu de quinze jours.
Cette méthode permet aussi aujourd’hui de recruter les femmes sans difficulté parce qu’une femme effectivement a beaucoup plus de responsabilités familiales qu’un homme. Elle va s’occuper des enfants, les amener à l’hôpital quand ils sont malades. Si tu donnes cette possibilité à la femme avec quinze jours pour se reposer et les quinze jours restants ajoutés à la permission, cela permettra de réduire les tensions. Parce qu’elle pourra prendre des permissions même pour des motifs non codifiés par la loi.
Vous évoquez aussi la question de la non-conformité de la formation au marché de l’emploi. Selon vous, à qui la faute ? Et qu’est-ce qu’il faut faire pour pallier ce problème ?
Le chômage au Mali, c’est un véritable drame. Parce quedifficilement vous trouverez une famille où il n’y a pas un chômeur. L’origine de ce problème, c’est essentiellement parce que nos écoles forment des compétences dont les employeurs n’ont pas besoin. De l’autre côté, les employeurs cherchent en vain des compétences qu’ils ne trouvent pas. Entre temps, il y a beaucoup de vies qui sont sacrifiées.
Concrètement, je ne veux pas qu’on cherche des coupables parce que si on dit que la faute est à tel niveau, on va juste blâmer et le problème va demeurer. Mais l’important est qu’est-ce qu’il faut faire pour remédier à ce problème. Je propose de développer ce qu’on appelle l’ingénierie de la formation, c’est-à-dire des modules de formation de courte durée, d’une semaine à trois mois pour adapter les compétences. Par exemple quelqu’un qui sort comme géographe, on sait que les entreprises ont très peu besoin de ce profil, on peut le former en deux ou trois mois pour qu’il devienne spécialiste en environnement. Un profil qui est très demandé dans les entreprises. La géographie et l’environnement sont des métiers connexes. Quelqu’un qui est juriste, on peut le former assez rapidement pour qu’il devienne administrateur du travail, quelqu’un qui est comptable, on le forme pour qu’il devienne pointeur sur un chantier ou quelqu’un qui est chauffeur pour qu’il devienne grutier, ainsi de suite.
Pensez-vous que notre état a réellement la possibilité de préparer ces jeunes à des modules courts pour le marché de l’emploi ?
Je crois que l’état est en train de faire de son mieux, avec les services du ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle, notamment l’ANPE, le PROCEJ qui font tout leur possible.Mais je dis qu’il faut aller plus loin. Il y’a un institut national de l’ingénierie de la formation qui doit être mise en avant.
Mais il ne faut pas oublier aussi que dans aucun pays du monde, l’école ne peut suivre le marché de l’emploi. Parce que ce marché évolue beaucoup plus rapidement que l’école. Si je prends le domaine de l’informatique, tu as peut-être un logiciel qui sort tous les mois. Quelle école peut suivre ce rythme ? Ça n’existe pas. L’école forme avec des données actuelles. Et je signale aussi que les métiers n’évoluent pas aussi rapidement.
Comme cause du sous-développement, vous évoquez l’enclavement de notre pays , l’insuffisance des infrastructures, la prédominance des activités économiques. Ne pensez-vous pas que la mauvaise gestion pourrait être également l’un des facteurs ?
Dans un pays aujourd’hui comme le Mali, un pays en crise, c’est clair qu’il y a beaucoup de facteurs. Moi, je parle en fonction de mon expérience, de ce que je rencontre.Si vous ajoutez l’insécurité, la guerre, le problème de l’école, le chômage, les problèmes de formation, il y a bien beaucoup de facteurs.
La gouvernance, ce que vous appelez la mauvaise gestion, est un pan qui a toute son importance. Mais aussi, il y a la question de fond, nos systèmesde l’éducation n’ont pas essentiellement eu le courage de bâtir un système éducatif adapté à nos besoins. Si vous partez à notre école qui n’est que la dérivée de l’école coloniale, vous verrez que nous apprenons plus sur le reste du monde que sur nous. Alors qu’un pays, c’est une histoire, c’est des valeurs, c’est des cultures, c’est aussi des savoirs. Avant les colonisations, nos parents vivaient essentiellement d’élevage etd’agriculture, il y’avait de l’or chez nous.
Concrètement, je pense que ce sont les problèmes de fond, il faut que nous ayons le courage d’outiller au moins une de nos langues, de l’écrire, d’étudier avec, et d’étudier nos cultures.
Faut-il aller vers une réforme du système éducatif ?
Je dirais même plus loin, une refonte. Nous devons avoir le courage aujourd’hui de dire que ça fait soixante ans qu’on est indépendant, soixante ans, nous enseignons le français.Mais aujourd’hui, il ya plus de la moitié des Maliens qui ne comprennent pas bien le français. Ça veut dire que c’est un échec. On ne peut pas apprendre et se développer dans la langue d’autrui si nous n’arrivons pas à imposer cette langue dans la communauté. Si aujourd’hui, tous les Maliens parlaient correctement le français, je n’aurais aucun problème avec le français.Mais il se trouve qu’au bout de soixante ans, la majorité des Maliens ne le comprend pas, même ceux qui sont partis à l’école le comprennent à peine.
Prenons une de nos langues, écrivons-la et ayons le courage de nous éduquer dans cette langue jusqu’au niveau neuvième année au minimum. À partir du DEF, on apprend les langues étrangères et on continue à apprendre tous les savoirs dans nos langues. C’est ce que font tous les pays du monde.
Qui sont ceux qui peuvent tirer profit de ce livre ?
La gestion des ressources humaines est une matière contextuelle. Les humains qui sont les supports de gestion se comportent selon les réalités du terrain. Donc ce que nous nous proposons dans cet ouvrage, c’est tous les concepts RH appliqués au Mali. Ça peut beaucoup intéresser les gestionnaires, les universitaires et les étudiants.
Après soixante ans, nous devons raconter notre histoire, raconter notre version des faits. Quand une femme s’absente souvent au travail, ce n’est pas parce qu’elle n’aime pas travailler, c’est parce que dans son foyer elle a plus de responsabilités que l’homme.Ce qui n’est pas le cas dans tous les pays. Quand quelqu’un demande une permission pour un voisin, ce n’est pas parce que cette personne n’aime pas travailler, c’est parce que socialement le voisin est aussi important que les membres de la famille.
Si nous n’intégrons pas ces réalités dans nos études de gestion, nous allons continuellement créer des tensions dans nos entreprises.Nous allons continuellement appliquer des sanctions inappropriées et nous allons continuellement handicaper les résultats de nos entreprises.
Réalisée par Fousseni Togola et
Issa Djiguiba