Cette politique s’inscrit dans une stratégie qui n’est pas uniquement basée sur la fructification des échanges commerciaux et l’accroissement des investissements, mais elle transcende les enjeux économiques pour intégrer des considérations historiques, humanitaires et environnementales. C’est au nom de cette identité de rôle que le Maroc s’est consacré à la coopération Sud-Sud en Afrique, en déployant notamment des diplomaties humanitaire, culturelle et religieuse. Cette dynamique a balisé le terrain pour les opérateurs économiques marocains dont la présence en Afrique a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années. Pour Abdellatif Komat, Economiste et Doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales – Université Hassan II-Casablanca : “Le Maroc en Afrique est une réalité constructiviste, parce qu’elle contribue activement à la métamorphose de l’Afrique notamment par des projets intra ou inter régionaux qui sont en mesure de permettre à l’Afrique de dépasser l’un de ses faibles indicateurs, à savoir le taux d’intégration économique.” Décryptage.
Maroc Diplomatique : Le Maroc en Afrique, est-ce un slogan politique ou une réalité économique et sociale ? Quelle est la perception du Maroc dans le continent dans une dynamique de concurrence économique avec d’autres pays comme l’Afrique du Sud, le Nigéria ?
Abdellatif Komat : Le Maroc en Afrique est certainement une réalité économique et sociale qui se confirme à travers plusieurs indicateurs et divers constats. Au-delà d’être une réalité, il s’agit d’un processus inéluctable qui évolue de manière significative aussi bien au niveau du volume qu’au niveau de la forme pour s’ériger en “un modèle” en matière de coopération Sud-Sud et une dynamique visant la concrétisation de la vision royale qui prône un co-développement en Afrique. Ainsi, contrairement à certaines natures de relations économiques régionales et internationales fondées sur une prévalence d’intérêts économiques et financiers (souvent de manière déséquilibrée), les relations économiques Maroc-Afrique sont fondées sur le principe du respect mutuel et sur la prédominance de l’approche gagnant-gagnant. Dans ce sens, il est largement admis que la politique africaine du Maroc repose sur une approche à la fois partenariale et constructiviste.
Elle est partenariale, du fait que son point de départ trouve son essence à travers l’identification des besoins exprimés ou identifiés par les pays africains et sa finalité est de bâtir une stratégie “gagnant-gagnant” pour satisfaire ces besoins. Il s’agit d’une co- construction s’inscrivant certainement dans une démarche économique mais s’intégrant parfaitement dans la dynamique socio-économique que connaissent les partenaires. Elle est par ailleurs constructiviste, parce qu’elle contribue activement à la métamorphose de l’Afrique notamment par des projets intra ou inter régionaux qui sont en mesure de permettre à l’Afrique de dépasser l’un de ses faibles indicateurs, à savoir le taux d’intégration économique (se situant au tiers du potentiel du continent). Le Maroc qui a fait dans un premier temps de sa politique africaine une somme de coopérations bilatérales, est entré ces dernières années dans des accords de partenariats stratégiques, incluant la mise en place progressive de zones de libre-échange, mais également de méga projets infrastructurels et économiques en mesure de renforcer l’intégration inter régionale en Afrique.
A titre d’exemple, le projet du Gazoduc Nigeria-Maroc et le port Atlantic de Dakhla joueront certainement un rôle crucial dans l’amélioration de l’intégration économique en Afrique. Cette orientation est d’autant plus judicieuse et porteuse de perspectives de croissance et de développement pour toute l’Afrique vu le potentiel qu’elle recèle (l’Afrique n’enregistre aujourd’hui qu’un indice global d’intégration de 0,327 sur un maximum possible de 1). Dans ce sens, un récent rapport élaboré par de prestigieuses organisations (Unité Africaine, le groupe de Banque Africaine de développement (BAD) et la commission économique des nations unies pour l’Afrique) portant sur l’étude de l’indice de l’intégration régionale en Afrique à travers l’état de l’intégration régionale et les efforts déployés par les pays qui sont membres des huit communautés économiques régionales africaines pour la renforcer a classé le Maroc au 4e rang sur 54 pays africains au niveau de l’indice d’intégration générale. Parmi les facteurs expliquant cette performance figure le nombre d’accords bilatéraux d’investissement en vigueur. Or, sur cet aspect, la performance du Maroc est exceptionnelle aussi bien sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif.
Au niveau du nombre d’accords, grâce à l’impulsion Royale avec la multitude de visites que Sa Majesté a entreprises dans les diverses régions de l’Afrique, le Maroc a signé depuis 2014 plus de 500 accords de coopération. S’agissant de la dimension qualitative, il est fondamental de constater que la majorité des projets de partenariat entrepris par le Maroc avec les pays africains prennent des formats réels en se concrétisant de manière effective dans les délais prévus. A titre d’exemple, sur les 120 projets engagés en Côte d’Ivoire depuis 2014, plus de la moitié a déjà vu le jour.
Dans un contexte mondial caractérisé par une intensification de la concurrence sur le plan commercial et financier, sur quels leviers politiques et économiques doit s’appuyer le Maroc pour renforcer sa présence économique sur le continent africain ?
Le Maroc dispose de plusieurs leviers pour consolider ses relations économiques avec le reste de l’Afrique :
Le 1er levier est l’engagement Royal qui, à plusieurs occasions et par diverses initiatives, a placé les relations multidimensionnelles Maroc-Afrique comme une priorité pour notre pays. La stratégie économique développée par le Maroc en direction du continent africain est la concrétisation de la vision Royale qui prône un co-développement en Afrique dans divers domaines clés pour notre avenir commun à l’instar de la sécurité alimentaire, des infrastructures, de l’inclusion bancaire et financière, des énergies renouvelables et de la croissance verte.
Depuis le début du règne de S.M. le Roi Mohammed VI, le Maroc a multiplié les initiatives et les actions pour promouvoir la coopération avec ses partenaires africains et la hisser au niveau d’un véritable partenariat au service du progrès du Continent et du développement économique et humain. Dès lors, les relations Maroc-Afrique ont pris une nouvelle dimension en s’inscrivant dans le cadre d’une vision de long terme qui s’appuie sur les vertus de la coopération Sud-Sud et sur l’impératif du développement humain, dans l’établissement de rapports économiques équitables justes et équilibrés.
Le 2è levier est de nature historique et culturelle. En effet, l’identité africaine du Maroc puise ses sources dans une longue histoire d’échanges culturels et commerciaux avec les pays africains subsahariens, mais elle a véritablement fait l’objet d’une déclaration officielle dans la nouvelle Constitution de 2011. Dès lors et plus particulièrement ces dix dernières années, la stratégie menée par le Maroc envers le continent africain n’est pas uniquement basée sur la fructification des échanges commerciaux et l’accroissement des investissements, elle transcende les enjeux économiques pour intégrer des considérations historiques, humanitaires et environnementales. C’est au nom de cette identité de rôle que le Maroc s’est consacré à la coopération Sud-Sud en Afrique, en déployant notamment des diplomaties humanitaires, culturelles et religieuses. Cette dynamique a balisé le terrain pour les opérateurs économiques marocains dont la présence en Afrique a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années.
Le 3è levier est la forte présence d’organismes financiers et d’entreprises marocains dans les pays africains. En effet, depuis quelques années, plusieurs grands groupes marocains se sont implantés dans divers pays d’Afrique subsaharienne selon une politique de “champions nationaux” et ont mis en place des stratégies de développement diversifiées, et ce sous différentes formes de partenariats (prise de participations, création de filiales, apport d’expertise, représentation). Ces organisations ont ouvert la voie à des PME et à d’autres investissements ; ce qui a propulsé le Maroc au rang d’investisseur principal dans plusieurs pays africain.
” … Le Maroc est résolument décidé à prendre des initiatives multiples en faveur de ses frères africains. J’annonce de cette tribune, l’annulation de l’ensemble des dettes des pays africains les moins avancés vis-à-vis du Royaume du Maroc et la levée de toutes les barrières douanières imposées aux produits importés de ces pays ” (Discours de Sa Majesté le Roi Mohammed VI lors du premier Sommet afro-européen, tenu en Egypte le 3 avril 2000). Quel bilan peut-on faire de cette décision deux décennies après ? Quels ont été les véritables impacts ?
Il faudrait rappeler que cette décision est survenue au début du règne de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Cela dénote que le renforcement des relations Maroc-Afrique est un projet Royal qui trouve son essence au début du règne et qui allait se développer et se consolider avec le temps. Effectivement, le premier symbole de ce nouveau regard porté par le Maroc vers l’Afrique se matérialise en avril 2000, au Caire, lors du premier Sommet Afrique-Europe, par l’annonce de S.M. le Roi Mohammed VI d’accorder l’annulation des dettes de nombreux pays africains vis-à-vis du Royaume, ainsi que l’ouverture des frontières marocaines aux produits d’exportation de ces pays.
Cette orientation a d’ailleurs été confirmée dans diverses occasions notamment dans le message de S.M. le Roi Mohammed VI aux participants au Forum des Marchés Emergents d’Afrique, qui s’est tenu à Rabat du 7 au 9 avril 2008 où le Souverain a déclaré : “Nous avons également décidé l›effacement de la dette des pays les moins avancés d’Afrique à l’égard du Maroc, tout en contribuant à des programmes de réduction de la pauvreté dans certains pays frères et amis. La dernière initiative à cet égard est l’annonce faite à Dakar, le mois dernier, de la création de la Fondation Alaouite pour le développement humain durable, que Nous présidons et dont le champ d’action couvrira plusieurs secteurs de développement humain durable dans les pays frères et amis en Afrique”.
Le second symbole de cet intérêt, réside également dans le nombre de visites officielles (une trentaine) effectuées par le Souverain dans différents pays d’Afrique subsaharienne. Ces déplacements ont permis de donner un nouveau souffle aux échanges économiques et de facto de renforcer le caractère Sud-Sud des relations étrangères du Royaume. Ce rapprochement du Maroc avec un certain nombre de pays africains, a été suivi par un élargissement du cadre juridique (encouragement et protection réciproques des investissements, non double imposition, lutte contre l’évasion fiscale, etc.) et renforcé par la multiplication des commissions mixtes bilatérales tendant à dynamiser la coopération sectorielle, en mettant en exergue notamment le renforcement des capacités et le transfert du savoir et du savoir-faire. Toute cette dynamique confirme que le renforcement des relations économiques entre le Maroc et le reste de l’Afrique est un processus enclenché par une volonté Royale et suivi par différentes forces vives de notre pays de manière structurée et surtout fidèle à la voie tracée par le Souverain dont les fondements sont le respect mutuel et l’intérêt commun.
Quelle analyse faites-vous de la structure du commerce entre le Maroc et l’Afrique ? Quelles sont les nouvelles variantes à apporter pour booster les échanges ?
D’une manière générale, les échanges commerciaux entre les pays africains restent relativement faibles par rapport à leurs potentialités aussi bien en volume qu’en diversification. Concernant les échanges commerciaux Maroc-Afrique, leur valeur a certes progressé de manière significative ces dernières années.
Ils ont évolué de 9,5% en moyenne annuelle durant la période 2000-2019, pour s’établir à près de 39,6 milliards de dirhams (MMDH) en 2019, représentant environ 6,9% de la valeur totale des échanges extérieurs du Maroc contre 4,3% en 2000. Ces chiffres illustrent de manière claire les efforts déployés par le Royaume durant les vingt dernières années en matière de diversification des échanges et de renforcement des relations commerciales avec les pays africains. Ils sont par ailleurs marqués par un changement structurel à partir de l’année 2015 : le solde commercial du Maroc devient excédentaire.
Concernant la structure des échanges commerciaux du Maroc avec les pays Africains, les exportations sont constituées essentiellement de demi-produits (31,5% en 2019), de produits alimentaires, boissons et tabacs (28,5%), de produits finis de consommation (16,9%), de produits finis d’équipement industriel (14,1%) et de produits d’énergie et lubrifiants (4,5%). En ce qui concerne les importations, nous relevons le poids important des achats de produits énergétiques (38,6% en 2019), suivis de produits alimentaires, boissons et tabacs (18,2%), des demi-produits (17,6%) et de produits finis de consommation (16,1%).
Ces donnes illustrent de manière claire la faible diversification des échanges commerciaux Maroc-Afrique mais également l’enjeu de faire évoluer leur contenu en valeur ajoutée qui ne saurait d’ailleurs être réalisé sans une restructuration des appareils productifs des pays africains, dont le Maroc, notamment dans le sens de la coopération et de la complémentarité autrement dit d’une stratégie de co-développement prônée par Sa Majesté le Roi.
Outre les échanges commerciaux, les investissements directs marocains en Afrique ont également évolué au cours de cette période, affichant un taux d’accroissement annuel moyen de 8,3% entre 2009 et 2019. Ils sont désormais présents dans 29 pays contre 9 seulement en 2009.
Ainsi, le Royaume est présent en Afrique subsaharienne, première destination de ses IDE en Afrique, dans plus de 14 pays dont la Côte d’Ivoire (13% des IDE à destination de l’Afrique en 2019), le Tchad (12%) et le Sénégal (9%). Cette présence est appelée à se renforcer sur les prochaines années au regard du potentiel du continent, des voies de progrès ouvertes mais aussi des excellentes relations que le Maroc a su bâtir avec ses partenaires africains.
Comment analysez-vous les exportations du Maroc vers les différentes régions d’Afrique ?
Les exportations marocaines à destination du continent ont connu un rebond de 11% en moyenne annuelle à 21,6 MMDH en 2019, représentant ainsi 7,7% des exportations totales du Maroc contre 3,7% en 2000. Par secteur, les exportations du Maroc vers l’Afrique ne se limitent pas aux produits alimentaires ; d’autres produits constituent l’offre exportatrice nationale, notamment les ventes des produits de l’industrie chimique (30,1% du total des exportations en 2019 contre 11,8% en 2009) et ceux de l’agriculture, sylviculture, chasse (3,2% en 2019 au lieu de 1,1% en 2009), et ce au détriment des exportations des produits de l’industrie alimentaire (25,1% en 2019 contre 31,9% en 2009), de l’industrie automobile (4,1% en 2019 contre 8,4% en 2009) et de la métallurgie (2,1% contre 5%). Ces exportations ont connu une évolution positive ces dernières années de manière à faire de l’Afrique l’une des rares régions avec lesquelles le Maroc dégage depuis presque une décennie une balance commerciale positive. Toutefois, le potentiel reste énorme pour les développer en volume mais surtout en contenu étant donné le changement que connait la structuration de l’appareil productif marocain incluant plus de technologie et de valeur ajoutée.
Est-ce que les changements structurels dans la spécialisation ou diversification du commerce du Maroc avec le continent africain sont à l’avantage du Royaume dans un contexte où la Chine et la Turquie renforcent leur présence économique dans le continent ?
Effectivement, les évènements économiques et géostratégiques ayant marqué le monde ces dernières temps (Crise du Covid, la guerre Russie-Ukraine, la crise économique et ses corollaires à savoir le phénomène inflationniste et l’entassement de la croissance, la crise énergétique …) ne manquent pas d’avoir des effets sur la structuration des économies et sur les échanges commerciaux au niveau international. Le Maroc tout en faisant face à des difficultés conjoncturelles, engage des réformes structurelles et s’inscrit dans une dynamique d’ouverture plus diversifiée et plus réfléchie. Le renforcement des partenariats économiques et commerciaux avec les pays africains fait partie des priorités du nouveau positionnement en consolidation. D’ailleurs la charte d’investissement qui vient d’être promulguée accorde de manière très prononcée des avantages à l’investissement des Marocains à l’étranger. Bien évidemment, l’une des cibles visées par ces investissements demeure les pays africains.
Certainement la concurrence est vive. Toutefois, le Maroc dispose de plusieurs leviers qui sont en mesure de lui permettre d’occuper une place de choix dans cette dynamique. En effet, de par sa portée multidimensionnelle, le “modèle marocain” en Afrique suscite l’intérêt croissant des pays du continent. Il importe, dès lors, de capitaliser sur les acquis réalisés et les bénéfices engrangés afin de rendre irréversible la dynamique marocaine en Afrique et ainsi la renforcer dans un environnement très compétitif. Pour l’ensemble de ces considérations, les entreprises marocaines présentes en Afrique doivent pouvoir accompagner la Vision Royale tout en évitant de poursuivre des actions “au coup par coup” ne répondant à aucune coordination.
En quoi la crise avec l’Algérie peut-elle impacter les dynamiques économiques du Maroc en Afrique sur fond du dossier sur le Sahara
Malheureusement, le conflit provoqué par l’Algérie va au détriment des intérêts des deux peuples dans le cadre de leurs relations bilatérales mais également à l’encontre de leurs intérêts dans leurs relations avec le reste du monde et surtout avec le reste de l’Afrique. Le blocage qui caractérise le plein fonctionnement de la communauté économique régionale naturelle pour le Maroc qui est l’Union du Maghreb Arabe (UMA), le pénalise autant que les autres pays de l’union maghrébine. En effet, le marché inter pays du Maghreb reste pour l’instant l’un des moins dynamiques d’Afrique, avec un commerce intra régional oscillant autour de 4% des échanges des États membres. D’une manière générale, l’opérationnalisation de l’UMA sera porteuse d’un élan de croissance pour tous les pays de l’union, mais également permettrait de renforcer leurs scores en matière d’intégration économique générale en Afrique.
En attendant, le Maroc est appelé à poursuivre son chemin dans le sens du renforcement de son intégration économique avec son milieu naturel qui est l’Afrique dans son intégralité. A noter que de grandes perspectives se profilent pour le Maroc dans ce domaine dans le cadre de la ZLECAF (zone de libre-échange continentale Africaine) qu’il a intégré en 2019 et dont des questions en instance, telles que les règles d’origine et les échanges d’offres tarifaires sont en négociation.
Aujourd’hui les bases financières et institutionnelles sont posées par notre pays et la présence économique et en investissements est assurée. L’opérationnalité de la ZLECAF constituera le cadre propice pour une consécration de ce choix stratégique pris par le Maroc et par son Souverain.