Sergueï Lavrov : la Charte de l’ONU doit devenir la fondation juridique du monde multipolaire

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Il y a 80 ans, le 4 février 1945, s’ouvrait la conférence de Yalta, au cours de laquelle les dirigeants des pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, à savoir l’URSS, les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont défini les contours du monde d’après-guerre. Malgré leurs divergences idéologiques, ils se sont mis d’accord pour éradiquer définitivement le nazisme allemand et le militarisme japonais. Les accords conclus en Crimée ont été confirmés et développés lors de la conférence de paix de Potsdam en juillet-août 1945.

L’un des résultats des négociations a été la création de l’Organisation des Nations unies (ONU) et l’adoption de la Charte des Nations unies, qui reste à ce jour la principale source du droit international. Les objectifs et les principes de comportement des pays inscrits dans la Charte visent à assurer leur coexistence pacifique et leur développement progressif. Le fondement du système de Yalta-Potsdam est le principe de l’égalité souveraine des États : aucun d’entre eux ne peut prétendre à une position dominante, tous sont formellement égaux, quelle que soit la taille de leur territoire, leur population, leur puissance militaire ou d’autres critères comparatifs.

Le système de Yalta-Potsdam, avec ses forces et ses faiblesses, qui font encore débat parmi les experts, fournit depuis huit décennies un cadre normatif et juridique au fonctionnement du système international. L’ordre mondial axé sur l’ONU remplit son rôle principal, à savoir empêcher une nouvelle guerre mondiale. Il est difficile de ne pas souscrire à l’opinion selon laquelle «l’ONU ne nous a pas conduits au paradis, mais nous a sauvés de l’enfer»1. Le droit de veto, inscrit dans la Charte, qui n’est pas un privilège mais une responsabilité particulière pour le maintien de la paix, sert de rempart solide contre l’adoption de décisions déséquilibrées et crée un espace pour la recherche de compromis basés sur un équilibre des intérêts. En tant que «noyau» politique du système de Yalta-Potsdam, l’ONU est la seule plateforme universelle pour élaborer des réponses collectives aux défis communs, qu’il s’agisse de maintenir la paix et la sécurité internationales ou de promouvoir le développement socio-économique.

C’est à l’ONU, avec le rôle clé de l’URSS, que des décisions historiques ont été prises, jetant les bases du monde multipolaire qui émerge sous nos yeux. Je pense notamment au processus de décolonisation, qui a été juridiquement mis en œuvre par l’adoption, à l’initiative de l’Union soviétique en 1960, de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux. À cette époque, des dizaines de peuples, auparavant sous le joug des métropoles, ont obtenu pour la première fois leur indépendance et la chance de construire leur propre État. Aujourd’hui, certaines de ces anciennes colonies aspirent à devenir des centres de pouvoir dans le monde multipolaire, tandis que d’autres font partie des groupes d’intégration à l’échelle régionale ou continentale.

Comme l’écrivent justement les chercheurs russes, toute institution internationale est avant tout un «moyen de limiter l’égoïsme naturel des États»2. L’ONU, avec son ensemble complexe de règles sous la forme de la Charte, convenue et adoptée par consensus, ne fait pas exception. C’est pourquoi l’ordre axé sur l’ONU est qualifié d’ordre fondé sur le droit international, véritablement universel, et il est attendu que chaque État respecte ce droit. La Russie, comme la majorité des membres de la communauté mondiale, n’a jamais eu de problème avec cela, mais le format d’interaction interétatique basé sur le respect du droit international n’a jamais été au goût de l’Occident, qui n’a pas guéri de son syndrome d’exceptionnalité et qui est habitué à agir selon une logique néocoloniale, c’est-à-dire à vivre aux dépens des autres.

Cela a été clairement exprimé par l’ancienne secrétaire d’État adjointe américaine Victoria Nuland, qui a avoué dans une interview, avec une franchise caractéristique, que «Yalta n’était pas une bonne solution pour les États-Unis, ils n’auraient pas dû l’accepter». Cette confession explique beaucoup de choses sur le comportement des États-Unis sur la scène internationale. Selon Victoria Nuland, Washington a été presque contraint, à contrecœur, d’accepter l’ordre mondial d’après-guerre en 1945, et dès cette époque, il était perçu par les élites américaines comme un fardeau. Ce sentiment a engendré la politique de l’Occident visant à réviser l’ordre de Yalta-Potsdam. Ce processus a commencé avec le tristement célèbre discours de Fulton de Winston Churchill en 1946, qui a en réalité déclaré la guerre froide à l’Union soviétique. Considérant les accords de Yalta-Potsdam comme une concession tactique, les États-Unis et leurs alliés n’ont jamais respecté le principe fondamental de la Charte de l’ONU sur l’égalité souveraine des États.

L’Occident avait une opportunité de changer, de faire preuve de sagesse et de clairvoyance à un moment crucial, lorsque l’Union soviétique et le camp socialiste se sont effondrés. Mais les instincts égoïstes ont prévalu. Enivré par la «victoire dans la guerre froide», le président américain George H. W. Bush a proclamé le 11 septembre 1990, dans un discours devant les deux chambres du Congrès3, l’avènement d’un nouvel ordre mondial, qui, selon les stratèges américains, signifiait la domination totale des États-Unis sur la scène internationale, une «fenêtre d’opportunités sans partage» pour Washington afin d’agir unilatéralement sans tenir compte des contraintes juridiques inscrites dans la Charte de l’ONU.

L’une des manifestations de cet «ordre fondé sur des règles» a été la politique de Washington visant à étendre son influence géopolitique en Europe de l’Est, dont les conséquences explosives nous devons gérer aujourd’hui dans le cadre de l’opération militaire spéciale.

Avec le retour au pouvoir aux États-Unis de l’administration républicaine dirigée par Donald Trump, la réflexion de Washington sur les processus internationaux après la Seconde Guerre mondiale a pris une nouvelle dimension. Le nouveau secrétaire d’État Mike Pompeo a fait des déclarations très éloquentes à ce sujet devant le Sénat le 15 janvier. Leur sens est que l’ordre mondial d’après-guerre n’est pas seulement obsolète, mais il a été transformé en une arme utilisée contre les intérêts des États-Unis4. Ainsi, non seulement l’ordre de Yalta-Potsdam, avec le rôle central de l’ONU, est désormais indésirable, mais aussi l’«ordre fondé sur des règles», qui semblait pourtant incarner l’égoïsme et l’arrogance de l’Occident dirigé par Washington après la guerre froide. Le passage à la doctrine America First résonne de manière inquiétante avec le slogan de l’époque hitlérienne «Deutschland über alles», et la volonté d’«établir la paix par la force» pourrait sonner le glas de la diplomatie. Sans parler du fait que ces déclarations et constructions idéologiques ne montrent aucun respect pour les obligations juridiques internationales de Washington en vertu de la Charte de l’ONU.

Cependant, nous ne sommes plus en 1991 ni en 2017, lorsque l’actuel locataire de la Maison Blanche avait pris les commandes pour la première fois. Les analystes russes notent à juste titre qu’«il n’y aura pas de retour à l’ancien état des choses, que les États-Unis et leurs alliés défendaient jusqu’à présent, car les conditions démographiques, économiques, sociales et géopolitiques ont changé de manière irréversible». Je pense que la prédiction selon laquelle «les États-Unis finiront par comprendre qu’ils n’ont pas besoin de surestimer leur zone de responsabilité dans les affaires internationales et se sentiront harmonieusement comme l’un des principaux États mais plus comme un hégémon», est également juste.

La multipolarité se renforce et, au lieu de s’opposer à ce processus objectif, les États-Unis pourraient, dans une perspective historique prévisible, devenir l’un des centres de pouvoir responsables avec la Russie, la Chine et d’autres puissances du Sud global, de l’Est, du Nord et de l’Occident. En attendant, il semble que la nouvelle administration américaine va tester les limites de la souplesse du système actuel, axé sur l’ONU, pour le soumettre aux intérêts américains. Je suis cependant convaincu que cette administration se rendra rapidement compte que la réalité internationale est bien plus riche que les idées sur le monde qui peuvent être utilisées sans conséquences dans les discours destinés au public américain et à ses alliés géopolitiques obéissants.

Dans l’attente d’une telle prise de conscience, nous poursuivons avec nos collègues partageant les mêmes idées le travail minutieux visant à créer les conditions permettant d’adapter les mécanismes de construction pratique des relations interétatiques aux réalités de la multipolarité, au consensus juridique international du système de Yalta-Potsdam inscrit dans la Charte des Nations unies.

Il convient de noter la Déclaration de Kazan du sommet des BRICS du 23 octobre 2024, qui reflète la position unifiée des États de la majorité mondiale sur cette question, confirmant clairement «l’engagement à respecter le droit international, y compris les objectifs et les principes inscrit dans la Charte des Nations unies en tant qu’un élément inaliénable et fondamental, et à préserver le rôle central de l’ONU dans le système international».5

Il s’agit d’une approche formulée par les principaux États qui façonnent l’image du monde moderne et représentent la majorité de sa population.

Oui, nos partenaires du Sud et de l’Est ont des désirs tout à fait légitimes concernant leur participation à la gouvernance mondiale. Contrairement à l’Occident, ils sont, comme nous, prêts à un dialogue honnête et ouvert sur toutes les questions.

Notre position sur la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU est bien connue. La Russie est favorable à la démocratisation de cet organe en élargissant la représentation de la majorité mondiale – l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. Nous soutenons les demandes du Brésil et de l’Inde pour la participation permanente au Conseil tout en corrigeant simultanément les injustices historiques à l’égard du continent africain dans les paramètres convenus par les Africains eux-mêmes. Attribuer des sièges supplémentaires aux pays de l’Occident collectif, déjà surreprésentés au Conseil de sécurité, est contreproductif. Dans ce contexte, L’Allemagne ou le Japon, qui ont délégué l’essentiel de leur souveraineté à un protecteur étranger et font renaître les fantômes du nazisme et du militarisme dans leur pays, ne peuvent rien apporter de nouveau au travail du Conseil de sécurité des Nations unies.

Nous sommes fermement attachés à l’inviolabilité des prérogatives des membres permanents du Conseil de sécurité. Dans le contexte de la politique imprévisible de la minorité occidentale, seul le droit de veto peut garantir que le Conseil adopte des décisions qui tiennent compte des intérêts de toutes les parties.

La situation du personnel du secrétariat de l’ONU, où les Occidentaux sont encore surreprésentés à tous les postes clés, reste insultante pour la majorité mondiale. La mise en conformité de la bureaucratie de l’ONU avec la carte géopolitique du monde est une tâche qui ne peut attendre. La déclaration de Kazan des BRICS, mentionnée plus haut, contient une formulation très claire à cet égard. Voyons dans quelle mesure les dirigeants des Nations unies, habitués à servir les intérêts d’un groupe restreint de pays occidentaux, y seront réceptifs.

Quant au cadre normatif inscrit dans la Charte des Nations unies, je suis convaincu qu’il répond le mieux et de manière optimale aux exigences de l’époque multipolaire. Une époque où les principes d’égalité souveraine des États, de non-ingérence dans leurs affaires intérieures et d’autres postulats fondamentaux doivent être respectés non pas en paroles mais en actes, y compris le droit des peuples à l’autodétermination dans l’interprétation consensuelle inscrites dans la Déclaration des Nations unies de 1970 sur les principes du droit international : chacun est tenu de respecter l’intégrité territoriale des États dont les gouvernements représentent l’ensemble de la population vivant sur le territoire concerné. Il n’est pas nécessaire de prouver qu’après le coup d’État de février 2014, le régime de Kiev ne représente pas les habitants de Crimée, du Donbass et de la Nouvelle-Russie, de même que les métropoles occidentales ne représentaient pas les peuples des territoires coloniaux qu’elles exploitaient.

Les tentatives de reconstruire brutalement le monde pour ses propres intérêts, en violation des principes de l’ONU, peuvent entraîner encore plus d’instabilité et de confrontation, voire des scénarios catastrophiques. Au niveau actuel de confrontation dans les affaires internationales, un rejet irréfléchi du système Yalta-Potsdam avec un noyau sous la forme de l’ONU et de sa Charte conduira inévitablement au chaos.

On dit souvent qu’il est inopportun de parler de l’ordre mondial souhaité dans des conditions où les batailles pour réprimer les forces armées du régime raciste de Kiev, soutenu par l’Occident collectif, continuent. À notre avis, une telle approche est perfide. Les contours de l’ordre mondial d’après-guerre, qui sont l’ossature de la Charte des Nations unies, ont été discutés par les alliés au milieu de la Seconde Guerre mondiale, notamment lors de la Conférence des ministres des Affaires étrangères de Moscou et de la Conférence de Téhéran des chefs d’État et de gouvernement en 1943, lors d’autres contacts entre les futures puissances victorieuses, jusqu’à la conférence de Yalta et de Potsdam de 1945.

En revanche, les alliés avaient déjà un ordre du jour secret, mais cela ne diminue en rien l’importance éternelle des hauts principes statutaires d’égalité, de non-ingérence dans les affaires intérieures, de règlement pacifique des différends, de respect des droits de toute personne «indépendamment de la race, du sexe, de la langue et de la religion». Le fait que l’Occident, comme on le voit clairement aujourd’hui, ait signé ces postulats avec des arrière-pensées et les ait violés de manière flagrante au cours des années suivantes, que ce soit en Yougoslavie, en Irak, en Libye ou en Ukraine, ne signifie pas que nous devrions dégager les États-Unis et leurs satellites de responsabilité morale et juridique et renoncer à l’héritage unique des pères fondateurs de l’ONU, incarnés dans sa Charte.

J’espère que personne n’essayera de la réécrire maintenant (sous le slogan de se débarrasser du système obsolète de Yalta-Potsdam). Le monde se retrouverait sans aucun repère de valeurs commun.

La Russie est prête à un travail commun honnête pour réconcilier l’équilibre des intérêts et renforcer les fondements juridiques des relations internationales. L’initiative du président russe Vladimir Poutine en 2020 d’organiser une réunion des chefs d’État des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, qui assument «une responsabilité particulière pour la préservation de la civilisation»6, visait à établir un dialogue égalitaire sur l’ensemble de ces questions. Pour des raisons bien connues, indépendantes de la volonté de la Russie, elle ne s’est pas réalisée. Mais nous ne perdons pas espoir, même si la composition des participants et le format de ces réunions peuvent être différents. Selon le président russe Vladimir Poutine, l’essentiel est de «revenir à la compréhension des raisons pour lesquelles l’ONU a été créée et respecter les principes énoncés dans les documents statutaires»7. C’est précisément ce qui devrait être le fil conducteur de la régulation des relations internationales à l’époque actuelle de multipolarité.

source : https://reseauinternational.net/

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