“Romney a mené une campagne politiquement intelligente, moralement douteuse”

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Le républicain Mitt Romney, candidat à la Maison Blanchye, à Cuyahoga Falls, le 9 octobre 2012 dans l’Ohio
© AFP

Dans un chat, Alain Frachon, directeur éditorial du Monde, analyse les derniers jours de la campagne présidentielle américaine, le projet d’intervention au Mali et les crises du Proche-Orient.

Andy : que pensez-vous de la campagne de Romney ? Celui qui était considéré comme perdant il y a un an ou six mois a fait preuve de prouesses, ne trouvez-vous pas ?

Alain Frachon : la campagne de Romney a été politiquement très intelligente et moralement douteuse. Politiquement, Romney, qui est sans doute un homme du centre, s’est totalement aligné sur la droite du Parti républicain pour remporter les élections primaires. Il a renié à peu près toutes les positions qui étaient les siennes lorsqu’il était gouverneur du Massachusetts, un Etat qui se gagne au centre, au tout début des années 2000.

Le gouverneur Romney est pour l’avortement, pour le mariage gay, pour le contrôle des armes à feu, et il met en place un plan santé qui servira très précisément de modèle pour le plan santé que le président Obama a fait voter au début de son mandat.

Le candidat Mitt Romney est contre l’avortement, contre le mariage gay, pour une libéralisation plus grande encore de la circulation des armes aux Etats-Unis, il a promis de démanteler le plan santé du président Obama, il a signé un pacte comme quoi il se refuserait à la moindre augmentation d’impôt, serait-elle d’un seul et unique dollar, enfin il s’est entouré en politique étrangère d’une équipe de conseillers néoconservateurs du type de ceux qui ont conseillé le président George W. Bush.

Et puis, le 3 octobre, lors du premier débat, Romney est revenu au centre. Ayant gagné les primaires républicaines à droite, il savait que pour gagner une élection présidentielle américaine, il faut se positionner au centre. Il l’a fait magistralement lors du premier débat avec Obama, qu’il a remporté non seulement dans la forme, en étant plus incisif et plus décontracté, mais aussi dans le fond, en affichant un nouveau Romney, un Romney centriste.
Romney n’a plus jamais reparlé de tout ce qui pouvait choquer les électeurs indépendants, ceux qu’il s’agit de conquérir dans une dizaine d’Etats clés pourfaire la différence entre le noyau dur des électeurs républicains et le noyau dur des électeurs démocrates.

Romney s’est réinventé, il est apparu sous des habits centristes, cela a totalement déstabilisé le camp démocrate et cela explique la montée du républicain dans les sondages et le fait qu’il fasse aujourd’hui, à J –4, score égal dans les sondages avec le président sortant.

Amazone : à votre avis, Obama s’attendait-il à rencontrer un Romney si combatif et persistant comme on a pu le voir au soir du premier débat ? Le réveil d’Obama après son échec n’est-il pas trop tard ?

Je crois en effet que c’est l’impression laissée lors du premier débat qui compte. C’est elle qui va enclencher ce qu’on appelle en anglais le “momentum”, c’est-à-dire la dynamique, le mouvement, cette spirale qui va profiter à Mitt Romney. Obama paie donc très cher la manière d’indolence, sinon de dédain, qu’il a manifestée lors du premier débat, même s’il a été très bon dans les deux débats qui ont suivi.

Mais le recentrage de Mitt Romney a paru surprendre le président sortant, comme s’il lui était plus facile de prendre le dessus sur un Romney aligné sur les positions des ultras du Parti républicain, ceux qui en composent les militants de base, les membres du Tea Party. Dans une bataille qui se joue essentiellement au centre, le mouvement tactique de Romney semble avoir été déterminant.

Joe : en cas de victoire d’Obama à la présidentielle mais de perte aux élections du Congrès, son second mandat ne serait-il pas tué dans l’œuf ?

Tous les sondages disent que les électeurs, qui doivent renouveler les 435 membres de la Chambre des représentants, renverront à Washington une chambre largement dominée par les républicains. De même, renverront-ils au Sénat une chambre haute sans doute, disposant, comme aujourd’hui, d’une petite majorité démocrate. Pourquoi ?

Parce qu’aux Etats-Unis, les considérations politiques locales sont capitales et peuvent l’emporter sur les tropismes politiques nationaux. Vous avez ainsi des Etats qui en général votent démocrate à l’élection présidentielle et, le même jour, peuvent voter pour un gouverneur républicain ou envoyer à Washington des élus républicains. La plus forte probabilité, si M. Obama est réélu, est qu’il aura affaire au même Congrès qu’aujourd’hui. Une chambre dominée par les républicains, et un Sénat à courte majorité démocrate.

Cela va lui empoisonner la vie, comme cela a pourri ses deux dernières années à la Maison Blanche. D’autant que M. Obama a eu affaire à un Parti républicain obstructionniste, bien décidé à voter systématiquement contre tout ce que proposait la Maison Blanche, comme s’il lui importait d’abord d’affaiblir M. Obama plutôt que d’avoir les intérêts du pays à cœur. Si telle est la situation au lendemain du 6 novembre, M. Obama devra faire preuve, dans son deuxième mandat, de qualités politiques dont il n’a pas manifesté lors du premier. Il lui faudra savoirflatter, cultiver, conquérir quelques dizaines d’élus républicains pour affronter les grands problèmes du pays.

C’est un art dans lequel ont excellé certains présidents qui, comme M. Obama, ont eu affaire à des Congrès appartenant à l’autre parti, qu’il s’agisse des démocrates Johnson ou Clinton ou du républicain Reagan, tous ont su, à coup de charme, d’invitations et d’incitations, séduire à un moment ou à un autre une partie des élus de l’autre bord.

Ghislain Chantepie : l’annonce des bons chiffres de l’économie américaine sur le second trimestre peut-elle apporter un coup de pouce final à Obama ?

Sans doute, dans la mesure où, si l’on en croit les sondages, le scrutin sera très serré, la moindre indication favorable à propos du seul sujet qui intéresse les Américains – l’état de l’économie – peut faire la différence. Mais tous les sondages disent aussi qu’une majorité d’Américains font plus confiance à M. Romney dans ce domaine, même si une majorité d’entre eux font plus confiance à M. Obama pour défendre les intérêts de la classe moyenne. Il faut bien comprendre que l’économie est le seul sujet de cette élection. Les électeurs américains ont des réflexes de consommateurs politiques. Ils attendent du président qu’il remette en marche la machine à créer des emplois. S’ils estiment que le sortant n’a pas su lefaire, ils sont prêts à essayer quelqu’un d’autre.

NCIS : on a le sentiment que la communauté internationale ne parvient plus à régler les problèmes : Iran, Syrie, Palestine-Israël, Mali, Afghanistan, etc. Sommes-nous dans une impasse et pour longtemps ?

Nous sommes en tout cas dans ce qu’on pourrait appeler un monde apolaire. Aucun des grands pôles de puissance n’est capable d’imposer sa solution aux grands problèmes en cours. Et, sur la plupart d’entre eux, les grands pôles de puissance – Etats-Unis, Chine, Russie, quelques émergents comme le Brésil et l’Inde, enfin l’Europe – n’arrivent pas à se mettre d’accord.

Les configurations peuvent varier d’un sujet à l’autre, tantôt on trouvera les Etats-Unis et l’Europe ensemble face à la Chine et aux Russes ; tantôt on trouvera des émergents comme le Brésil et la Turquie face aux autres grands ; mais le résultat est le même, il n’y a pas de coalition multipolaire pour régler les plus graves des problèmes de l’époque : prolifération nucléaire avec l’affaire iranienne notamment, réchauffement climatique, lutte contre le terrorisme et les Etats voyous.

La fin de la guerre froide a laissé les Etats-Unis en position dominante pour une dizaine d’années. Puis la Chine a surgi comme une évidence, comme une grande puissance dans presque tous les domaines, suivie de quelques brillantes économies émergentes comme le Brésil ou la Turquie.

Et le monde d’aujourd’hui se caractérise plus par l’absence de pôle de pouvoir que par autre chose. C’est un monde apolaire. Pas un monde multipolaire, puisqu’un tel monde supposerait que ces pôles de pouvoir multiples coopèrent dans un sens ou dans l’autre, ou s’opposent dans un sens ou dans l’autre.

Ce à quoi on assiste est plus original. Prenez le couple Etats-Unis-Chine. Ils sont à la fois partenaires et adversaires, amis et ennemis. Ils coopèrent sur le plan économique et financier, et sont même à cet égard dans une interdépendance croissante, mais ils s’opposent, comme des ennemis, sur des sujets comme l’Iran, la souveraineté d’îles et d’îlots contestés en mer de Chine, ou sur ce qu’il convient de faire en Syrie. La Chine est l’un des partenaires les plus étroits de l’Iran, que les Etats-Unis considèrent comme l’un de leurs ennemis. Mais cela n’empêche aucunement que Pékin et Washington soient des partenaires économiques et financiers de plus en plus interdépendants.

De même, les Etats-Unis viennent de tout faire pour favoriser l’entrée de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, comme le demandait Moscou, mais ils s’opposent au Kremlin sur beaucoup d’autres sujets. La Chine et la Russie sont alliées sur une question comme l’Iran ou la Syrie, mais se méfient l’une de l’autre sur le plan militaro-stratégique.

Ghislain Chantepie : l’intervention militaire au Mali parait suspendue à la position attentiste de l’Algérie. La venue d’Hillary Clinton à Alger pour fairebouger les lignes témoigne-t-elle d’une perte d’influence française dans la région ?

L’Algérie, qui jusqu’à très récemment s’opposait à une opération militaire pour reconquérir le Nord-Mali, semble avoir changé de position. Sans y être favorable, elle paraît avoir donné son feu vert à une telle intervention, ou tout au moins ne s’y opposera pas dès lors que celle-ci aurait l’imprimatur du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette opération, on le sait, sera le fait de troupes africaines, celles appartenant aux pays membres de la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), avec une aide logistique poussée des Etats-Unis et de certains pays européens, dont la France.

Le feu vert algérien, s’il a bien été émis, est capital, car l’Algérie est sans doute l’un des pays les mieux informés de la situation au Nord-Mali. Tout se passe comme si Alger avait conclu à son tour que l’installation dans cette région d’un islamo-gangstérisme mêlant trafic de drogues, contrebande et djihadisme présentait aussi pour elle une menace intolérable.

Il y a longtemps déjà que les Etats-Unis et l’Algérie entretiennent de bonnes relations. Ils ont une coopération militaire et économique substantielle. Il n’en reste pas moins que dans cette partie de l’Afrique, qu’il s’agisse du Maghreb ou du Sahel, les Etats-Unis se reposent aussi sur l’expérience et l’influence de la France. On peut imaginer que la coopération franco-américaine, si une opération militaire a lieu au Mali, sera des plus serrée.

Florent : la situation au Nord-Mali n’a-t-elle pas été largement compliquée par l’intervention militaire en Libye ? N’est-il pas alors légitime de penserqu’une nouvelle intervention ne ferait que déplacer et compliquer encore le problème ?

Les spécialistes de la région ne disent pas que la disparition du régime de Kadhafi a été l’élément clé dans ce qui s’est passé au Nord-Mali. Ils disent que cela a facilité sans doute la livraison, la contrebande ou la vente d’armes aux trois ou quatre groupes qui opèrent dans la région.

Mais bien avant les événements de Libye, déjà, AQMI [Al-Qaida au Maghreb islamique] et un ou deux autres groupes islamistes avaient fait du Nord-Mali l’un de leurs repaires. Est venue s’ajouter à cela une nouvelle révolte des Touareg locaux qui n’a rien à voir avec la chute du régime Kadhafi.
Ce qu’on oublie souvent de dire, c’est que Kadhafi a toujours joué un rôle déstabilisateur dans la région de l’Afrique sahélienne, s’alliant tantôt avec les uns tantôt avec les autres, finançant tel régime ou telle rébellion, comme cela s’est passé au Tchad au début des années 1980 par exemple.

Il me semble que présenter le régime de Kadhafi comme un élément stabilisateur régional est quelque peu abusif, même si sa chute a pu favoriser une plus grande circulation des armes et de quelques groupes armés dans la région.

Androïde : que pensez-vous de l’appel de philosophes français en faveur d’une intervention en Syrie ?

Je pense que les philosophes français sont dans leur rôle. Je pense que leur silence serait inexcusable quand des chasseurs bombardiers et des hélicoptères équipés de canons à tir rapide s’en prennent à des villes et à des populations civiles incapables de se défendre.

Je note que ces philosophes, ces intellectuels ne réclament pas une invasion de la Syrie par je ne sais quelle force internationale, mais bien plutôt la création de zones de protection pour les populations civiles, de couloirs de protection, l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne et un effort massif en faveur de centaines de milliers de réfugiés qui s’apprêtent à passer un hiver effroyable.
Il me semble aussi que les Etats occidentaux – les seuls concernés, puisque la Chine, la Russie et la quasi-totalité des puissances émergentes du Sud sont opposées à la moindre intervention – sont dans leur rôle quand ils soulignent la complexité d’une ingérence militaro-humanitaire sur un théâtre aussi difficile que l’est la Syrie.

André : comment analysez-vous la visite en France du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou ? Comme Washington n’a pu faire céder Israël sur le dossier palestinien, ne croyez-vous pas que la marge de manœuvre d’Israël dans la question iranienne n’a jamais été aussi grande, donc inquiétante ?

Je pense que le premier ministre israélien est venu en France exclusivement pourdiscuter de l’Iran. Il sait que la France, celle de François Hollande comme celle deNicolas Sarkozy, est, avec la Grande-Bretagne, à la pointe des pays européens qui considèrent inacceptable que l’Iran se dote d’une arme nucléaire. La France est l’instigatrice de sanctions contre l’Iran, que M. Hollande s’est dit prêt à durcirencore s’il le fallait.

Quel que soit le résultat de l’élection américaine, on retrouvera les Américains et les Européens à peu près unanimes sur ce dossier, unanimes en tout cas àpenser qu’il faut poursuivre la politique de sanctions à l’encontre de l’Iran, sansvouloir exclure a priori une option militaire qu’ils ne souhaitent pourtant pas. Il est difficile de savoir quelles sont les intentions israéliennes. M. Nétanyahou a tenu en septembre à l’ONU un discours qui peut être interprété de différentes manières.

Il doit y avoir des élections israéliennes très prochainement. La plus forte probabilité est qu’elles retournent au pouvoir M. Nétanyahou à la tête d’une majorité très à droite et très déterminée à ne pas laisser la République islamique d’Iran acquérir l’arme nucléaire. Il y a des différences entre les positions officielles affichées par Israël et les Etats-Unis d’un côté, les Européens de l’autre. Les deux premiers disent qu’ils ne veulent pas permettre à l’Iran d’être en situation defabriquer une arme nucléaire. Les Européens disent qu’ils ne veulent paspermettre à l’Iran de posséder une arme nucléaire. C’est une nuance importante, mais qui n’empêche pas un accord complet entre les Etats-Unis et les Européens sur la question des sanctions.

Je crois par ailleurs que les uns et les autres ont totalement découplé ce sujet du conflit israélo-palestinien, à tort ou à raison. De ce point de vue, vous pouvez direque l’affaire iranienne a détourné l’attention des Américains et des Européens de la question palestinienne, ce qui doit sans doute faire l’affaire de M. Nétanyahou.

Pitt Bull : la France a-t-elle raison et les moyens de se mettre en pointe dans le dossier iranien ?

La France est une puissance nucléaire, membre du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Cette situation explique qu’elle dispose, en tant que moyenne puissance, d’un poids diplomatique supérieur à ce qu’elle représente vraiment sur la scène internationale. La France pense que le TNP – même s’il a été violé par l’Inde, le Pakistan et Israël – reste un ultime rempart contre la dissémination nucléaire. La France redoute que l’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire n’ouvre la voie à une vague de dissémination très dangereuse au Proche-Orient.

Elle imagine que le monde arabe sunnite – de l’Egypte à l’Arabie saoudite – tout comme la Turquie ne laisseront pas les héritiers de l’Empire perse disposer de l’arme nucléaire. Eux aussi voudront l’acquérir et sont en mesure de s’en doterassez rapidement. La France craint qu’un Proche-Orient comptant une demi-douzaine de puissances nucléaires ne devienne une région ingérable, et encore plus explosive qu’elle ne l’est aujourd’hui. Je crois que c’est cet ensemble de considérations qui explique la position française. On peut trouver des arguments qui la renforcent encore, mais on peut aussi trouver un certain nombre d’arguments qui tendent à relativiser le danger de dissémination proche-orientale auquel la France fait allusion.

Le Monde.fr | 01.11.2012 à 17h56

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