Quand l'Afrique noire obtenait son indépendance

0

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Pour l’Afrique, 1960 est l’année du destin. La contagion de l’indépendance a gagné l’ensemble des pays, posant au continent, et au monde, des problèmes nouveaux. Dans L’Express, Claude Krief en dresse l’inventaire.

Depuis des mois, toute l’Afrique attend, dans la fièvre et l’exaltation, 1960. Les hommes politiques les plus froids et les plus lucides, les intellectuels, les syndicalistes chevronnés ont réagi comme le paysan le plus fruste, le plus proche des rites ancestraux.

"Année magique", "année du chiffre des choses", selon l’expression du leader malien (1), le poète Léopold Sédar Senghor, "tournant de l’histoire", il n’est image qui ait paru trop forte aux Africains eux-mêmes ou aux observateurs. L’un d’eux, faisant le bilan des bouleversements qui attendent le monde, pouvait écrire : "1960 ne représentera pas seulement le tournant du demi-siècle mais le tournant de toute une ère…"

Cette emphase peut paraître disproportionnée. Elle correspond exactement, cependant, aux sentiments des masses africaines. Le ton avait été donné il y a déjà un an par le vice-président des Etats-Unis, M. Richard Nixon qui, rentrant de son périple africain, déclarait: "L’Afrique est la partie du monde qui actuellement se transforme le plus vite. Son évolution… pourrait bien constituer le facteur décisif dans le conflit entre les forces de la liberté et le communisme international."

Sept états nouveaux

Ce mouvement s’est encore accéléré ces derniers mois et atteindra effectivement son point culminant en 1960. Des territoires peuplés de près de 45 millions d’hommes (c’est-à-dire plus du quart de la population totale de l’Afrique) sont d’ores et déjà assurés de devenir indépendants cette année. C’est, dès le 1er janvier, le Cameroun, puis, dans les mois qui suivront, le Togo, le Nigeria britannique et la Somalie italienne. Et M. Modibo Keita, président du gouvernement fédéral du Mali, déclarait il y a quelques jours à Dakar: "En 1960, le Mali sera présent au rendez-vous des Etats indépendants."

Le principe de l’indépendance du Mali est, en effet, acquis depuis la dernière réunion du Conseil exécutif de la Communauté, à Saint-Louis, et des négociations doivent s’ouvrir à Paris, courant janvier, pour faire entrer dans les faits les promesses formelles du général de Gaulle concernant l’accession du Mali à sa totale "souveraineté nationale". Madagascar, selon les déclarations de son président, M. Tsiranana, s’apprête à suivre le même chemin. A Léopoldville, le roi Baudouin, qui est allé tenter de régler les problèmes sur place, est accueilli au cri de "Indépendance".


AFP – Le futur président malgache Philibert Tsiranana est de retour à Tananarive le 12 avril 1960 après avoir conclu en France les accords qui aboutiront, en juin, à l’indépendance de Madagascar.

C’est 20 millions d’hommes de plus et trois Etats nouveaux pour lesquels 1960 sera aussi l’année de l’émancipation. En tout, 65 millions d’Africains répartis en sept Etats…

Ces chiffres prennent encore plus de poids quand on se penche sur le passé le plus récent. Il y a seulement quinze ans, à la fin de la guerre, la quasi-totalité de l’Afrique était occupée par les armées alliées et constituée de colonies ou de protectorats : seuls le petit Liberia et l’Union sud-africaine échappaient à la règle. Tour à tour, après l’Egypte et l’Ethiopie libérée de l’occupation italienne, la Libye, le Soudan ex-anglo-égyptien, la Tunisie, le Maroc, une fois levés les protectorats français, puis le Ghana et la Guinée devenaient indépendants et entraient aux Nations unies.

Un géant tranquille

Et tout naturellement, tour à tour, les hommes d’Etat qui avaient conduit leur pays à l’émancipation totale revendiquaient un "leadership" africain, effectif ou moral. D’abord Nasser, qui n’a jamais caché sa volonté d’utiliser l’Islam pour faire rayonner l’influence égyptienne sur tout le continent. Puis Bourguiba, dont le rêve demeure d’être le guide de la "décolonisation", enfin et surtout N’Krumah, leader du Ghana, et Sékou Touré, président de la République de Guinée.


© Bettmann/CORBIS
Le 1er juillet 1960, le stade de Léopoldville est en liesse.

Pour tous ces hommes, 1960 va être l’année de la grande confrontation. De nouvelle voix vont apparaître dans le concert africain et on découvrira bientôt que tel "ténor" connu ne possède, en fait, qu’une voix fluette. La Nigeria, le pays le plus peuplé d’Afrique, fait déjà figure de géant tranquille.

Derrière les rivalités d’hommes d’Etat, l’Afrique cherche à la fois son équilibre géographique, économique et humain. On parle déjà des "Etats-Unis d’Afrique", mais pour l’instant chaque Etat nouveau espère encore être la "Prusse" de l’autre.

L’avenir condamne pourtant l’Afrique à se "remembrer", pour vivre, au-delà des frontières nées de la présence européenne, ou de l’existence de ce que M. Léopold Senghor appelle des "Etats nains". L’indispensable conquête de l’indépendance a jusqu’à présent masqué les problèmes les plus profonds du continent noir, souvent à ses habitants eux-mêmes. Aujourd’hui, les leaders savent qu’avec 1960 les alibis disparaissent et qu’il faut maintenant construire. Mais comment? Selon quelles normes de "réformes" ou de "révolution"? Dans quel cadre: "néo-capitaliste", "socialiste africain", "marxiste"? Toutes les voies sont encore ouvertes, mais le choix de l’une ou de l’autre est nécessairement lié à la manière dont les nouveaux Etats indépendants vont se définir sur la scène internationale.


AFP – L’Egyptien Nasser (à gauche avec le roi du Maroc Mohammed V) tente d’établir son leadership sur la politique africaine.

Ce n’est pas par hasard qu’avant M. Macmillan, et avant M. Khrouchtchev, le secrétaire général des Nations Unies, M. Dag Hammarskjöld, accomplit actuellement une longue tournée africaine. L’entrée en masse aux Nations unies des nouveaux Etats indépendants d’Afrique, c’est la fin de ce que les spécialistes appellent dans leur jargon le "tiers bloquant". De quoi s’agit-il? On sait que, pour être adoptée, toute résolution doit recueillir la majorité des deux tiers. Il suffit donc de grouper un tiers des voix sur sa thèse pour paralyser tout vote: c’est ce que vient de réussir le gouvernement français au cours du dernier débat sur l’Algérie. Mais au moment où les voix dont dispose l’Occident demeurent stationnaires, ce sont plusieurs voix de plus dont va disposer le groupe afro-asiatique: sur les problèmes coloniaux ou postcoloniaux, aucune nation occidentale ne sera désormais en mesure de disposer d’un tiers des suffrages.

Bref, c’est l’actuel équilibre des Nations unies, le rapport mondial des influences, qui est sur le point de basculer, et cela dès la session de septembre 1960. Les Etats-Unis s’en préoccupent depuis quelques années déjà, mais beaucoup plus depuis quelques mois. Et dans ce domaine comme en beaucoup d’autres, ils ont tendance à définir la nouvelle politique occidentale à l’égard de l’Afrique sans trop se préoccuper de la France handicapée par la persistance du conflit algérien : c’est avec une certaine amertume que l’on a appris à Paris la réunion d’une petite conférence au sommet anglo-américaine sur les problèmes africains.

Le premier pas

Cette conférence s’est tenue fin novembre à Washington. Elle a réuni M. Satterthwaite, sous-secrétaire d’Etat américain pour l’Afrique; M. Ross, des Affaires étrangères britanniques, et M. D. Hunt, chargé des relations avec le Commonwealth. Les principaux problèmes ont été passés en revue, l’apparition en Guinée d’armes tchécoslovaques et les risques de pénétration communiste, l’évolution de l’Afrique dans les cinq prochaines années, l’aide technique, les investissements officiels ou privés, les efforts culturels, les problèmes des bases et de la défense, etc.

Une fois la conférence terminée, le gouvernement français a cependant été tenu au courant des conversations. La position française s’est, en effet, améliorée depuis cette conférence: il y a eu Saint-Louis, l’offre au Mali de son indépendance, et, au-delà du Mali, à toutes nos anciennes colonies. C’est le premier pas vers un nouveau destin français dans une Afrique indépendante et néanmoins liée à la Communauté : je verrai mieux la semaine prochaine, au Cameroun, où j’assisterai aux fêtes de l’Indépendance, les chances – les faiblesses – de ce choix.

Les dates-clefs

1945-1956 Les grandes figures de la décolonisation de l’Afrique noire (Senghor au Sénégal, Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire…) entrent en scène et des partis nationalistes sont fondés.

Novembre 1947 La revue Présence africaine est créée à Paris par le Sénégalais Alioune Diop ; elle permettra aux intellectuels africains de s’exprimer et de se rassembler.

Mai 1955 Le parti indépendantiste camerounais – l’Union des populations du Cameroun – lance une vague d’attentats car la répression menée par le pouvoir colonial s’est accrue ; cet épisode est l’un des rares accès de violence de la décolonisation de l’Afrique noire.

23 juin 1956 La loi-cadre Defferre accorde plus de libertés à ces colonies et leur permet de devenir autonomes dès 1958.

2 octobre 1958 La Guinée obtient son indépendance totale.

1960 Au fil des mois, la plupart des pays d’Afrique noire deviennent indépendants : le Cameroun (1er janvier), le Togo (27 avril), le Mali (20 juin), le Dahomey (actuel Bénin ; 1er août), le Niger (3 août), la Haute-Volta (actuel Burkina Faso ; 5 août), la Côte d’Ivoire (7 août), le Tchad (11 août), la République centrafricaine (Oubangui-Chari ; 13 août), le Congo français (actuelle République démocratique du Congo ; 15 août), le Gabon (17 août), le Sénégal (20 août) et la Mauritanie (28 novembre).

27 juin 1977 Djibouti obtient son indépendance.
Léo Duperron

Par Claude Krief, publié le 17/08/2010 à 12:00
L’Express.fr

Commentaires via Facebook :