Dernier monument de la couture française, mécène et businessman hors norme, Pierre Cardin vient de disparaître à l’âge de 98 ans.
Pierre Cardin, disparu ce mardi à l’âge de 98 ans, a toujours eu plusieurs coups d’avance. De quoi susciter l’admiration des uns et l’irritation de certains. D’abord côté style avec sa vision de la mode futuriste, qui l’a rendu largement célèbre autour du globe – la Chine et la Russie l’ont particulièrement chéri. Ensuite côté business, en faisant de son nom une marque puis un empire en mettant en place à tour de bras le système de licences – revers de la médaille : il perdit quelquefois le contrôle son image et de celle de sa maison et fut largement critiqué par ses pairs.
Être le premier, et quel qu’en soit le prix, constitue l’une des marques de fabrique du couturier français. Ainsi, il a été le tout premier à faire le buzz dans les années 1960 avec sa mode expérimentale – même s’il se disputait souvent le titre de « créateur futuriste » avec ses compères français André Courrèges et Paco Rabanne. Dès 1959, il se fait remarquer en mettant de côté la haute couture pour se consacrer au prêt-à-porter, plus accessible. Une audace qui le rapprochera de la rue, certes, mais lui attirera au passage les foudres de certains couturiers confrères.
Ironie du sort, c’est chez Saint Laurent par la voix de Pierre Bergé – avant l’apparition de Rive Gauche et le règne du prêt-à-porter – que les critiques se font à l’époque les plus virulentes.
Des étudiants pour le premier défilé hommes
Le vestiaire de Pierre Cardin, joyeux et exubérant, s’exprime à grands coups de matières avant-gardistes (plexi, rhodoïd, néoprène et vinyle), de coupes géométriques et de volumes sphériques. L’histoire de la mode retiendra particulièrement ses robes bulle, ses vestes à épaules pagode, ses costumes col mao ou ses tenues « Cosmocorps » – sorte de combinaison unisexe science-fictionnelle ultra moulante qui ne pardonne pas.
Il est également le premier à faire défiler l’homme. C’était en 1958, à une époque où le métier de mannequin pour homme n’existait pas. En deux ou trois coups de fil passés à des recteurs d’université, Pierre Cardin a su trouver en une armée d’étudiants au physique avantageux une cabine de mannequins prêts à assurer son show dans les salons du Crillon. De mémoire de couturier, le défilé fut un triomphe – à noter que le principal intéressé n’a pas toujours eu le succès modeste.
Plus tard, il organise, encore une fois avant l’heure, des défilés aux allures de superproductions. Deux coups médiatiques marqueront les esprits : le défilé qui s’est tenu au milieu du désert de Gobi en 2007 et celui de la place Rouge à Moscou devant 200 000 personnes, qui a eu lieu seize ans plus tôt.
Fils d’agriculteurs italiens
Dans ce domaine, tel le premier d’une expédition, le couturier débroussaille volontiers et généreusement la zone. Son sceau bourgeonne sur des serviettes de toilette, des paquets de cigarettes, des boîtes de sardines, des cravates, des plaquettes de chocolat, des meubles. Ses confrères lui reprochent de galvauder les mots de luxe, de mode et de création ? Qu’importe, Pierre Cardin est libre et indépendant financièrement et sa fortune atteint des sommets. Voilà ce qui compte pour Pietro Constante Cardin, fils d’agriculteurs vénitiens au regard azuré, qui a fui l’Italie fasciste de Mussolini avec ses parents pour venir se réfugier en France en 1924.
Selon ses dires, l’enfant qui se rêvait acteur, doit sa carrière de créateur-entrepreneur à une cartomancienne qui le mettra sur le chemin de la mode. Il fera ses armes chez un tailleur de Saint-Étienne – Bonpuis – avant de rejoindre Paris à vélo en 1945, où il travaillera auprès d’Elsa Schiaparelli – deux mois – et de Christian Dior, qu’il épaulera dans la conception de la célèbre veste Bar. Il y a de la ténacité et une soif d’entreprendre à l’infini chez Pierre Cardin. On ne devient pas par hasard la tête pensante, financière et créative d’un empire évalué à plus de 600 millions d’euros en 2019 (selon le magazine Challenges).
Un appétit que l’on le retrouve aussi du côté de ses acquisitions immobilières. Aujourd’hui, on croit recenser une cinquantaine de maisons lui appartenant qui vont du restaurant Maxim’s situé rue Royale à Paris (à deux pas de ses bureaux de la rue Marigny) acheté en 1981, au château de Lacoste, ancienne demeure du Marquis de Sade, posée dans les hauteurs du Vaucluse et achetée en 2001.
L’horreur d’être catalogué
Toutefois, à propos de sa fortune comme de ses demeures, Pierre Cardin aimait à cultiver le mystère et à brouiller les pistes. Il n’infirmait ni ne confirmait rien. Il en est ainsi pour bien des sujets chez Pierre Cardin, comme si l’homme avait horreur d’être catalogué. Un coup dans le rétroviseur ne lui donne pas tort : chose rare, il était un créatif doté du sens des affaires, un visionnaire devenu vintage, un chantre de l’élégance créant pour la rue, un inventeur de robes légendaires qui pouvait apposer son nom sur les objets les plus triviaux, comme cet improbable réchauffe-mug…
Mêmes zones de délimitations troubles côté vie privée : l’homme ouvertement homosexuel a vécu pendant quatre ans une histoire d’amour avec Jeanne Moreau et répétait à qui voulait bien l’entendre que son plus grand regret était de ne pas avoir eu d’enfant avec elle.
Finalement, que l’on aime ou pas ce personnage haut en couleur, le couturier aura marqué de son empreinte indélébile l’histoire de la mode avec un style largement identifiable, et l’homme d’affaires aura, quant à lui, imprimé un modèle économique florissant et reconnu. Reste à savoir qui, dans le milieu aujourd’hui, sera à même de relever un tel défi : à savoir concentrer tous les pouvoirs en combinant à ce point créativité et sens du business. C’était cela aussi Pierre Cardin : tout réuni en un seul homme.