REPORTAGE. Dans la région de Diffa, les populations qui ont fui les attaques vivent dans la terreur, dans des conditions sanitaires dramatiques.
Amadou Oumarou se tient seul près du forage. Seul pour tirer de l’eau, cela pourrait être une aubaine s’il n’y avait pas le soleil de plomb fondant sur le désert, reflété par le sable presque blanc et surtout, derrière, le village de Kablewa, vide. « Ils ont quitté à cause de l’attaque il y a deux jours, raconte Amadou, 53 ans, enroulé dans son chèche blanc. C’était la nuit, j’ai vu 20 à 30 personnes et ensuite j’ai entendu des coups de feu, ils ont dû rester une heure. » « Ils », ce sont « les BH », les combattants de Boko Haram. En juin, ils ont attaqué deux fois en quinze jours.
La ruée vers Diffa
Amadou Oumarou est resté « pour le forage », mais aussi parce qu’il a moins peur que les autres : c’est un ancien militaire, « 1re classe ». Sans doute est-ce aussi parce qu’il est fatigué de marcher, avec ses trois femmes et ses trente enfants. Ironie du sort, il est parti de Maiduguri, au nord-est du Nigeria tout proche et berceau de Boko Haram, pour rentrer au Niger. « Quand on est revenus, ça allait bien, mais maintenant ça a empiré. Si ça continue, on va repartir », affirme-t-il. Depuis l’attaque du groupe djihadiste contre la ville de Bosso, le 3 juin, qui a fait 32 morts parmi les militaires, la population s’est ruée vers Diffa, grossissant de 40 000 personnes environ la masse de déplacés dans la région, qu’on estimait à 240 000. Les bords de la route sont une suite de petites tentes rondes, bientôt écrasées par la pluie, et de familles plantées en plein désert.
À l’est de Diffa, Kablewa a de plus en plus de déplacés
Kablewa est posé à la fin de la route, le goudron s’arrête brusquement dans le sable. Le problème, pour les humanitaires ici, est l’eau, qu’il faut apporter par camions entiers en plus des forages. « À 60 mètres, elle est de mauvaise qualité, trop chargée en sodium, ce qui cause de l’hypertension, il faut creuser à 200 mètres », expose Mohamed Ali, responsable de l’eau pour l’Unicef. Le village, à 85 kilomètres à l’est de Diffa, est flanqué d’un camp de déplacés depuis février 2015. Il a connu un afflux massif depuis l’attaque de Bosso et sa population est estimée à 20 000 personnes. Mais, même ici, « les BH » les rattrapent. Le 9 juin, ils ont attaqué le village. « À 2 h 20, j’ai été réveillé par des coups de feu, ça venait du côté est du marché, relate le maire, Abari El Hadj Daouda. Ensuite, ils ont avancé dans la ville, ils étaient une cinquantaine d’assaillants. Ils sont passés de maison en maison pour prendre les véhicules, ils ont cassé les boutiques, pris la marchandise, riz, sucre, sucreries, carburant, huile… » Il n’y a pas eu de victimes, sauf « une brebis et une femme qui a été blessée au bras par une balle perdue ».
Au fur et à mesure des combats, les « BH » changent de stratégie
Comment sait-on si c’était bien eux ? « Ils ont lancé le traditionnel Allahu Akbar. Le lendemain, des voleurs ont essayé de faire la même chose en disant aussi Allahu Akbar, mais là on savait bien que ce n’était pas eux », assure le maire. Ces derniers temps, Boko Haram est acculé par les offensives de la Force multinationale mixte (FMM), enfin opérationnelle, regroupant cette fois les armées du Niger, du Nigeria, du Cameroun et du Tchad. Les offensives, notamment les bombardements des Sukhoi sur Damasak, au Nigeria, visent à déloger Boko Haram de ses places fortes et à sécuriser la frontière entre Niger et Nigeria, matérialisée par la rivière Koumadougou qui se remplit à la saison des pluies. « Le but est d’installer la guerre où elle se trouve, c’est-à-dire au Nigeria », expose Hassoumi Massaoudou, le ministre de la Défense. Il assure que les questions de droit de poursuite, qui permet à une armée de rester sur le territoire d’un pays voisin en cas de menace persistante et chatouillait l’orgueil du Nigeria, sont désormais réglées. L’idée est de prendre Boko Haram en tenaille. Mais, à mesure que la zone du lac Tchad devient moins sûre pour le groupe djihadiste, il multiplie les attaques de moindre ampleur, notamment pour se ravitailler en nourriture, armes et véhicules, comme lors de l’attaque de Bosso.
Pour qu’ils soient opérationnels, les militaires interdits de ramadan
Lorsque les coups de feu ont de nouveau éclaté dans la nuit du 23 juin, à Kablewa, près du camp de déplacés, beaucoup ont fui dans un camp sauvage, plus loin. L’attaque, cette fois, visait la garde nationale, une centaine d’hommes stationnés là. « Ils sont venus à 30, à cheval. Ils changent sans cesse de stratégie. Ils ont attaché leurs chevaux à côté de nous, même, pour se faire passer pour de simples villageois. Ils avaient des RPG et des kalachnikovs », assure le 1re classe Issoufou, à l’entrée du camp, tout en plongeant sa main dans sa marmite de pâtes à la tomate. En plein ramadan, les militaires ont reçu l’ordre de ne pas jeûner, en particulier après la débandade de Bosso où la garnison, attaquée au moment de la relève, a été prise en quelques heures. Qu’ils visent les populations ou les militaires, peu importe : « On ne se sent pas en sécurité. Même endormis, on est prêts à courir », témoigne Mahamadou Gambou, 67 ans, qui a fui le camp principal.
Une situation dramatique dans les camps
Plus loin, en allant vers Diffa, les camps se multiplient et la situation humanitaire est effroyable. Médecins sans frontières procure de l’aide dans les camps de Kintchandi et de Guerin Wanzam. « On rencontre tous les problèmes de santé en même temps, souligne Souleymane Bâ, coordinateur terrain. Malnutrition, fatigue engendrée par le déplacement précipité, rougeole… Il y a eu des morts en cours de route, des enfants égarés sur le chemin dans la brousse, des problèmes de déshydratation, des fausses couches, des infections cutanées, respiratoires et oculaires parce que les gens dorment dehors… Sans compter les problèmes psychologiques. Yébi a été attaqué deux fois de suite et Bosso, trois fois. Entendre le bruit des armes cinq fois, ça traumatise, et puis il y a le déplacement. » Avec la saison des pluies, il redoute la recrudescence des cas de paludisme et les maladies diarrhéiques. À Kintchandi, les vaches à longues cornes, caractéristiques du lac Tchad, ont fait leur apparition. Des heurts ont même éclaté entre leurs propriétaires, qui voulaient les abreuver, et les autres déplacés. Beaucoup, ici, viennent de Yébi, près de Bosso, et racontent une errance qui dure depuis des mois. « J’ai quitté Gadra, l’île du lac Tchad où je vivais, il y a 14 mois à cause d’une attaque des BH. Je suis allé à Yébi, où je suis resté sept mois, puis il y a eu une attaque. Alors je suis allé à Bosso. On est juste restés trois nuits, on dormait en brousse à cause des attaques. Et je suis arrivé ici le 22 juin », raconte Alhaji Jibir, 35 ans, qui a marché avec ses deux femmes et ses huit enfants. Ils parlent de maux de tête, de maux de ventre, de la peur aussi. Pendant ce temps, le gouvernement tente de convaincre la population de retourner dans les villages. « À Bosso, 50 % des gens sont rentrés », assure Mohamed Bazoum, ministre de l’Intérieur. Dans les camps, que ce soit à Kablewa, Kintchandi ou Guerin Wanzam, tous secouent la tête : hors de question tant que la sécurité ne sera pas assurée. Et même les départs vers le camp de Sayam, où le gouvernement tente d’installer les déplacés, restent timides.
Mi-juillet, Boko Haram a encore attaqué : cette fois, dans le village de N’Garwa, à 15 kilomètres de Diffa, où ils ont dérobé 15 kilos de nourriture à une ONG qui devait la distribuer dans les camps. La sécurité n’est pas pour tout de suite.