Pendant une demi-heure, les médias français ont annoncé la mort du chef d’entreprise. Sans rien vérifier. Nostra culpa. Autopsie d’une immense bêtise !
Par JÉRÔME BÉGLÉ
Plongé ce samedi après-midi dans un médiocre livre, je suis attiré par une alerte d’un média concurrent qui, peu avant 14 h 40, annonce : “Martin Bouygues est décédé ce samedi dans sa maison de l’Orne.” Instantanément, je téléphone à la journaliste de permanence du Point.fr pour lui demander de “faire gros” sur cette importante nouvelle. Je me jette ensuite sur le fil AFP qui irradie quotidiennement mon ordinateur et mon cerveau. À 14 h 27 et 34 secondes, cet urgent en rouge sur le fil de l’agence : “Martin Bouygues est décédé samedi matin dans sa résidence de l’Orne (mairie).” À 14 h 46 et 2 secondes, une nouvelle dépêche : “L’industriel Martin Bouygues est décédé samedi matin, à l’âge de 62 ans, dans sa résidence de La Roche-Mabile, près d’Alençon (Orne), a-t-on appris auprès du maire de la commune voisine de Saint-Denis-sur-Sarthon. Je ne peux que vous confirmer sa mort, a déclaré à l’AFP le maire Michel Julien, qui s’est refusé à préciser les circonstances du décès de l’industriel.”
“Tu devrais avoir honte !”
Plutôt que de vérifier la véracité de cette nouvelle, je réfléchis immédiatement aux personnes que l’on pourrait contacter pour recueillir des témoignages sur ce grand patron. À cet instant, il ne vient à l’idée de personne que l’AFP ait pu “se planter”. Je passe un ou deux coups de fil et commande déjà des papiers. Vient ensuite un urgent sur i>Télé qui annonce que la direction de TF1 dément la mort de l’industriel français. Par précaution, le titre de l’article déjà en une du site évolue, de “Martin Bouygues serait décédé” nous passons à “Imbroglio autour de la mort de Martin Bouygues”. C’est encore trop.
L’appel téléphonique d’un ami proche du chef d’entreprise me fera réaliser l’ampleur de la bévue. Le mort se porte très bien pour ses 62 ans. Il séjournait paisiblement dans sa maison de Quiberon. Je reçois alors une magnifique (mais méritée) soufflante. “Tu savais que je le connaissais ! Tu aurais dû m’appeler. Comment peux-tu annoncer la mort de quelqu’un sans avoir vérifié auprès de sa famille ! Imagine que cela soit ton père. Le maire d’une commune de 80 habitants balance un truc et ça vous suffit, à vous les journalistes, pour annoncer la mort d’un grand industriel français. Tu devrais avoir honte ! Regarde ce qu’est devenu votre métier…” Je m’arrête là, car le reste de cette saine colère n’est pas à mettre devant tous les yeux…
Malheureusement, mon interlocuteur avait raison… Faut-il que tous les médias soient à ce point esclaves de l’AFP pour recopier bêtement leurs mots ? A-t-on perdu le sens commun pour privilégier à ce point la célérité aux dépens de la véracité ? À 15 h 32 et 31 secondes, l’Agence France-Presse fait volte-face. “ANNULATION : Martin Bouygues est décédé samedi matin dans sa résidence de l’Orne (mairie).” Quelques minutes plus tard, elle publie une note aux clients leur demandant d’annuler la dépêche… Mais le mal est fait…
Que cela nous serve de leçon…
Qui doit-on tenir pour responsable de cette tragique méprise qui a envoyé ad patres un homme en pleine santé, a failli déstabiliser un groupe industriel qui pèse plus de 33 milliards d’euros de chiffre d’affaires, et a fait couler des larmes chez ceux qui ont été bouleversés d’apprendre cette terrible (fausse) nouvelle ? Le maire de “la commune voisine de Saint-Denis-sur-Sarthon” bien sûr, qui s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas, l’AFP, qui a manqué à son élémentaire devoir de vérification, le petit milieu journalistique qui, en ce samedi après-midi, s’est transformé en béni-oui-oui et moutons de Panurge sans mesurer à quel point balancer une nouvelle de cette importance sans la vérifier relevait de l’inconscience…
Que cela nous serve de leçon serais-je tenté de dire. Sauf que si la semaine prochaine une information d’un tel calibre s’affiche en rouge sur le fil de l’AFP, je ne suis même pas persuadé que nous saurons prendre les précautions nécessaires (c’est-à-dire le temps nécessaire) pour la vérifier et la mesurer avant qu’elle inonde les canaux d’information… La preuve, les morts de Marcel Dassault et Pascal Sevran ont, il y a quelques années, été annoncées “en toute impunité”…
Que les lecteurs du Point.fr qui (comme tant d’autres, hélas) ont été trompés par cette précipitation injustifiable veuillent bien nous excuser. Et plus encore les amis, proches ou familiers de Martin Bouygues qui, un trop long instant, ont pensé que celui-ci était mort…
Le Point – Publié le