La ville du Donbass s’est longtemps effacée au profit de Donetsk. Sa région est pourtant la seule de celles annexées par la Russie en 2022 à être sous contrôle quasi total de Moscou. Un reportage de notre envoyé spécial.
Le bus, tout droit venu de Russie, s’arrête entre deux blocs de béton. Seuls les hommes doivent montrer patte blanche pour entrer dans la ville de Lougansk, capitale de la région éponyme du Donbass. Un soldat réclame les passeports. Les pièces d’identité sont majoritairement russes, quelques hommes ont pris la peine d’obtenir un passeport de l’ancienne autoproclamée “République populaire de Lougansk”, l’entité séparatiste née de la déstabilisation de la région par la Russie en 2014. Cette “RPL” n’existe plus depuis le 30 septembre dernier et l’annexion du Donbass par la Russie. Un homme tend un passeport ukrainien. De quoi agacer le soldat russe : “Vous attendez quoi pour demander un passeport russe ?” L’homme marmonne : “Je n’ai pas eu le temps, je le ferai” et s’empresse de retourner s’asseoir dans le bus.
Lougansk (Louhansk en ukrainien) vit à l’heure russe depuis 2014, mais c’est seulement en février 2022, au lendemain du début de l’offensive de Moscou, que la russification s’est accélérée. Le Kremlin est parvenu à conquérir la quasi-totalité de la région en quelques semaines, et la ligne de front, qui s’étirait le long de la capitale régionale, s’est déplacée de 130 km plus au nord.
Stanitsa-Louganska, ancienne ligne de front
À Stanitsa-Louganska, de l’autre côté de la rivière Donets, à 15 km de Lougansk, la ligne de front n’est plus qu’un mauvais souvenir. Il y a un an encore, la ville était l’un des deux points de passage qui permettait aux habitants du Donbass d’aller toucher leur retraite côté ukrainien. Il ne reste aujourd’hui de cette ancienne ligne de front que des arrêts de bus estampillés “Union européenne” et des distributeurs de billets abandonnés par l’Ukraine. Le reste est à l’abandon. Le quartier, des habitations lourdement touchées par les duels d’artillerie de 2014, est gelé, miné. La guerre se rappelle régulièrement aux habitants lorsque des mines explosent au passage d’enfants, de pêcheurs ou d’animaux errants…
Depuis l’arrivée des soldats russes, Konstantin, agent de sécurité d’une cinquantaine d’années, n’aspire qu’à plus de tranquillité. “On nous dit que la stabilité reviendra d’ici à l’été”, souffle-t-il. Depuis 2022, les prix augmentent, puis baissent, puis explosent de nouveau… Mais il se dit plutôt favorable à l’arrivée des Russes. “Ils sont un peu rudes parfois, concède-t-il, mais toujours polis.”
Soldats et services de sécurité se sont engagés dans une lutte contre les partisans ukrainiens et, plus largement, contre ceux qui refusent l’occupation russe. La ville semble vidée de ses habitants, dont certains, n’ayant pas eu le temps de s’enfuir côté ukrainien, vivent reclus chez eux, en attendant un éventuel retour de l’Ukraine. Konstantin préfère détourner le regard de ces questions. “Oui, on passe notre temps à montrer nos papiers mais, avec le temps, les soldats nous reconnaissent”, assure-t-il.
Il explique son attirance pour la Russie en décrivant des services de sécurité ukrainiens trop intrusifs, qui avaient installé leur QG à proximité de chez lui. Suspicieux, convaincus d’être entourés par une population en partie hostile, ils en auraient fait trop. Le quinquagénaire ne semble pourtant avoir que des reproches mineurs à faire aux Ukrainiens : un certain zèle quand il se faisait attraper par la patrouille en possession d’alcool maison ou quand il essayait de faire passer des médicaments à des proches en zone séparatiste. Rien de plus. Mais ses convictions s’expliquent surtout par sa nostalgie de l’URSS décrite comme une période “plus facile et stable que notre temps”.
Par principe, je ne suis pas contre l’Ukraine. Mais son erreur, c’est de nous avoir bombardés.
À quelques centaines de mètres, une grand-mère venue chercher son petit-fils à l’école confirme que de nombreux habitants sont allés se réfugier en Ukraine. “Ils sont nombreux à être partis quand les Russes sont arrivés. Mais d’autres sont restés, d’autres sont morts… ” Sa dernière remarque est un sous-entendu. “Par principe, je ne suis pas contre l’Ukraine. Mais son erreur, c’est de nous avoir bombardés. Quel genre de pays bombarde sa population ?” La femme fait référence à une bavure ukrainienne, le bombardement d’un commissariat occupé par des séparatistes en 2014 qui avait touché une maison voisine et tué une dizaine de personnes. Cette frappe aurait suffi à la convaincre de se tourner vers Moscou, bien que la Russie ait également bombardé la ville par la suite. En toile de fond, encore, une certaine nostalgie d’une URSS symbole de stabilité exacerbée par l’anarchie de la guerre.
Les cosaques, les uns contre les autres
Au musée de la ville, ceux qui restent s’accommodent sans problème de l’arrivée des Russes. Des mortiers ont beau avoir nettement amoché le bâtiment en 2015 alors que les Ukrainiens contrôlaient encore le quartier, les quelques employés du musée ferment les yeux sur l’origine des bombes.
Ne restent plus que deux salles ouvertes au public : celle qui raconte l’histoire des cosaques du Don, en grande partie originaire de Stanitsa-Louganska, et une nouvelle exposition, envoyée par la ville de Volgograd. On y fait ouvertement un lien entre la guerre en cours et la Seconde Guerre mondiale. Dans l’entrée, un buste du poète ukrainien Taras Chevchenko côtoie celui de son homologue russe Alexandre Pouchkine ; le reste de l’histoire ukrainienne est au placard. Nikolaï, le directeur, rappelle volontiers l’histoire des cosaques : “Interdits par les Soviétiques jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ils ont ensuite été héroïques contre les nazis. Du moins ceux qui n’ont pas collaboré”, précise-t-il. Depuis 2014, les cosaques de la région se battent les uns contre les autres des deux côtés du front.
“J’ai ajouté une photo à notre exposition”, tient à montrer Nikolaï. C’est un portrait : “Cet homme était de chez nous, il s’est engagé dans le groupe Wagner et il a été tué à Bakhmout. C’est un héros, comme ceux qui ont défendu notre ville contre les nazis pendant la grande guerre patriotique”, affirme-t-il. Au rez-de-chaussée, une femme recolle de vieux vases à la colle. “w, explique le chef qui regrette tout de même le temps où les humanitaires européens basés en ville venaient signer le livre d’or de son musée.
À Stakhanov, le rêve d’une Russie soviétique
Quelques dizaines de kilomètres plus à l’ouest, la ville de Stakhanov, rebaptisée Kadiivka par les Ukrainiens, fait partie de ces villes qui ont vécu au cœur de la guerre pendant des années. Cette cité de plus de 70 000 habitants est occupée par la Russie depuis 2014 et donc du côté régulièrement touché par les tirs ukrainiens. Le ressentiment né de ces tirs qui frappent régulièrement des civils est le meilleur outil de la russification engagée par le Kremlin.
Au musée de la ville, Olga et ses collègues rêvent d’une Russie soviétique qui serait incarnée par Vladimir Poutine.
Au musée de la ville, Olga et ses collègues rêvent d’une Russie soviétique qui serait incarnée par Vladimir Poutine. Le contexte a son importance : Stakhanov, du nom du célèbre travailleur “stakhanoviste” soviétique Alexeï Stakhanov, a fait les grandes heures de l’URSS et de la cité. Ville de mines et de métallurgie, elle a connu, comme tout le Donbass, une dégringolade violente de son économie à la chute de l’URSS. Depuis, la nostalgie des grandes heures est exacerbée par la Russie pour s’attirer la sympathie des anciennes générations.
Selon les septuagénaires du musée, les habitants du Donbass auraient mené leur révolution en 2014. Une exposition rappelle le référendum de l’époque – truqué de bout en bout – qui avait permis la création des deux républiques autoproclamées du Donbass, avec l’arrivée de jeunes cagoulés qui avaient pris possession des bâtiments officiels, armés par la Russie. Ici, des figures séparatistes, connues pour leurs crimes de guerre, sont érigées en héros…
“Nous nous sommes battus pour rejoindre la Russie, pourquoi l’Occident ne nous laisse pas vivre en paix ?” lance une femme, montrant des photos d’enfants morts dans des bombardements qu’elle attribue à l’Ukraine. “Les Ukronazis nous tirent dessus depuis des années et vous leur donnez des armes et aggravez la situation”, accuse-t-elle.
Les vitres du musée vibrent régulièrement. Bakhmout et ses terribles combats ne sont qu’à 60 km, les bombardements résonnent dans toute la région.
À Stakhanov, la propagande russe prend d’autant plus que les derniers missiles à toucher la ville ont été tirés par des Himars américains. La cité est une base arrière des mercenaires de Wagner, engagés à Bakhmout. Régulièrement, des bataillons sont touchés, des civils aussi. Partout, des panneaux publicitaires vantent une Russie aux routes “sûres”, des soins médicaux “gratuits”.
“Vous avez vu les routes en Russie ? C’est n’importe quoi ! Et les médecins gratuits ? Ils coûtent plus cher en corruption que des médecins payants”, s’emporte Igor, soudeur d’une trentaine d’années. L’homme pose une question essentielle que l’Ukraine et l’Occident seront amenés à se poser tôt ou tard. “Ces gens nostalgiques de l’URSS sont perdus, ils ne peuvent plus vivre en Ukraine. J’attends le retour de l’Ukraine dans ma ville natale, Lougansk, mais que fera-t-on d’eux ? J’espère qu’on ne leur fera rien, mais qu’ils seront envoyés vivre dans le pays de leurs rêves : en Russie.”
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https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/03/05/a-cachan-des-heurts-eclatent-devant-un-lycee-la-ville-et-la-region-annoncent-des-plaintes_6220241_3225.html
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