L’intelligence politique : pour une gestion saine et réaliste du pouvoir en Afrique de l’Ouest

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Le processus de démocratisation s’est opéré, en Afrique de l’Ouest, dans des conditions de contestation et de violence grave. Malgré les infortunes et les crises multiformes, le jeu démocratique devient progressivement une réalité incontournable dans la sous-région. Le processus électoral, par exemple, est désormais intériorisé par les populations. Dans ces conditions, le pouvoir ne peut se conquérir ou se conserver que sur une base de saine compétition.

Plusieurs gouvernants n’ont pas toujours pleinement conscience du processus de transformation des mentalités des populations et pensent conserver leur pouvoir par la force, la roublardise, la manipulation ou le clientélisme. La tentation est forte pour ces dirigeants dans un contexte où le régime présidentiel, voire présidentialiste, leur confère un sentiment de toute puissance, tout en les éloignant de la réalité. C’est là que, l’intelligence politique peut aider, à juste titre, les politiques à plus de distance et de réalisme vis-à-vis du pouvoir obnubilant, à garder une saine appréciation des situations et à faire un usage judicieux de l’exercice du pouvoir, de manière à ce qu’il ne les conduise pas à leur propre perte.

Vers une nouvelle ère démocratique …

Il y a moins de vingt-cinq ans, une analyse sur la démocratie en Afrique de l’Ouest se limiterait, au mieux, au contenu des constitutions qui, toutes, consacraient les grands principes républicains de la séparation des pouvoirs, les libertés publiques individuelles et collectives, voire le multipartisme. Dans cette logique de pur formalisme, la tenue plus ou moins régulière d’élections censées légitimer le pouvoir par la voie du suffrage universel n’était rien d’autre – à de rares exceptions près (le Sénégal)-, qu’un habillage juridique et politique pour perpétuer des régimes autoritaires fondus dans des systèmes de parti unique. Dans un tel environnement institutionnel et politique, les changements n’étaient pas le fruit des élections, et donc d’une quelconque alternance par les urnes, mais uniquement la conséquence de révolutions et de coups d’État militaires.

Mais quelles que soient les nuances, voire les réserves, l’instauration du multipartisme a conduit à l’organisation des premières élections réellement pluralistes. Ce trait s’est affirmé tout au long de la décennie 1990. Au Bénin, en 1991 (et avant cela le référendum constitutionnel de décembre 1990), l’élection présidentielle a débouché sur la première alternance démocratique que le pays ait connue depuis son indépendance. L’année d’après, en 1992, le Mali lui emboîte le pas par la tenue d’une élection présidentielle libre et démocratique qui a porté au pouvoir l’un des opposants au chef de l’Etat renversé par le soulèvement populaire du 26 mai 1991. Au Niger, en 1992, et plus tard au Sénégal, en mai 2000 et en Côte d’Ivoire en octobre de la même année, sans oublier le Cap Vert, la tenue des scrutins a donné tout son sens au suffrage universel, notamment comme vecteur de l’alternance démocratique.

Même si durant les décennies 1990 et 2000 les résultats des élections ont continué d’être contestés, les scrutins ont été de plus en plus intériorisés comme une norme qui, à défaut d’être totalement identifiée au bon fonctionnement de la démocratie, traduit une demande de plus de démocratie. C’est dire qu’au fil des élections et de l’implication de plus en plus forte des acteurs politiques et des citoyens en général à toutes les étapes des processus électoraux, le recours au suffrage universel comme mode de légitimation politique s’est progressivement imposé. Ainsi, les manquements les plus notoires à l’exigence croissante de transparence dans le processus démocratique, ont exacerbé les contestations qui, poussées jusqu’à leur paroxysme, ont sérieusement menacé la stabilité de certains pays.

S’adapter à l’évolution ou disparaître

Les avancées démocratiques des deux dernières décennies sont aujourd’hui sous la menace d’une dérive « présidentialiste » des régimes politiques qui, sous certains aspects, renvoie à des pratiques d’une autre époque, celle du parti unique. La prépondérance de la fonction présidentielle imprègne de nouveau la vie politique et annihile les jeux d’équilibre et de contrepouvoirs. Au fil des ans et en s’appuyant parfois sur l’hégémonie du parti au pouvoir, les présidents sont parvenus à imposer leur emprise totale sur l’exécutif, voire sur l’ensemble de l’appareil d’État.

C’est dans ce contexte, qu’ont été engagées, à un rythme effréné au cours des dernières années, les révisions constitutionnelles tendant à abroger les dispositions relatives aussi bien au nombre limité de mandats présidentiels qu’à leur durée, et à introduire de nouvelles règles élargissant un peu plus les attributions du chef de l’État. En procédant fréquemment à ce type de manipulation constitutionnelle, les chefs de l’exécutif sont souvent tentés de passer outre la représentation nationale, et au-delà, de contourner les organes de régulation, notamment juridictionnelle.

Les dirigeants qui s’adonnent à de telles pratiques n’ont pas toujours la pleine conscience de l’évolution des mentalités au sein des populations qui ont désormais du mal à accepter cette forme d’imposition. La tentative de passage en force du président nigérien, Mamadou Tandja, pour imposer son projet de révision de la Constitution qui l’autoriserait à briguer un troisième mandat s’est heurtée tout à la fois à l’opposition des partis politiques, des centrales syndicales et de la société civile, ainsi qu’à la détermination de la Cour constitutionnelle de dire le droit, fût-ce contre la volonté du président de la République. Au Nigeria, l’ancien président Olusegun Obasanjo a dû renoncer à son projet de postuler pour un troisième mandat banni par la Constitution.

En Côte d’Ivoire, l’instrumentalisation politicienne du droit par le Conseil Constitutionnel lors des dernières élections présidentielles a été l’élément déclencheur de la crise postélectorale qui a vu la chute du régime de Laurent Gbagbo. Au Sénégal, Abdoulaye Wade s’est obstiné à briguer, à quatre vingt-six (86) ans, un troisième mandat dans un contexte juridique flou et un climat social tendu et peu favorable à sa candidature. Le système électoral mis en place a permis aux électeurs sénégalais de le désavouer par la voie des urnes. La sagesse l’a invité à sortir la tête haute du jeu politique en reconnaissant sa défaite et en évitant à son pays une escalade de la violence.

Malgré les dysfonctionnements constatés dans la chaîne électorale, le recours au suffrage universel a progressivement pris tout son sens comme instrument de régulation politique et de légitimation des pouvoirs, mais aussi comme mode privilégié de sortie de crise. Aujourd’hui, la grande majorité des chefs d’Etat de l’Afrique de l’Ouest ont été élus par leurs concitoyens. Dès lors, on peut dire, sans risque de se tromper, que les pouvoirs qui s’obstinent à verrouiller le jeu politique pour se maintenir au pouvoir, livrent un combat d’arrière-garde. La quête ou la conservation du pouvoir devra désormais se faire par des moyens plus professionnels. L’intelligence politique devient dans ces conditions un passage obligé pour les leaders et les partis politiques.

L’intelligence politique, une solution pour les politiques

L’intelligence désigne ici des pratiques et techniques par lesquelles une organisation se procure des informations, détecte des signaux qui peuvent annoncer un danger actuel ou futur ou au contraire indiquer une opportunité à exploiter. Il ne s’agit pas seulement de collecter de l’information, mais aussi et surtout de créer des liens entre des connaissances pour éclairer la réalité. Traiter et interpréter sont tout au moins aussi importants qu’acquérir les informations. L’intelligence suppose une certaine capacité à faire du sens avec du désordre, ou de l’ordre avec de l’incertitude. Elle inclut de savoir s’adapter, de tirer le meilleur du ˝hasard˝, de discerner, de voir des similitudes (ou au contraire des différences) là où elles ne sautent pas aux yeux, d’inventer des relations entre des éléments, de faire du nouveau avec de l’ancien…

Pour reprendre une phrase de Jean Piaget : « L’intelligence, ça n’est pas ce que l’on sait, mais ce que l’on fait quand on ne sait pas. » Or, faire avec l’imprécision et l’incertitude de la situation, c’est bien la base de toute situation stratégique.
L’intelligence stratégique se développe de plus en plus dans divers domaines. Par exemple, dans le monde des affaires, l’intelligence économique qui est une sous-catégorie “orientée entreprise” de l’intelligence stratégique, devient un outil de plus en plus incontournable. Dans la même logique, l’on préconise que les dirigeants et les leaders politiques africains s’approprient les outils de l’intelligence stratégique en l’adaptant à la société politique. Une telle approche donnera plus d’élégance à la compétition électorale et plus d’efficacité aux politiques publiques.

Les deux premières décennies ayant suivi l’instauration du multipartisme dans les Etats se sont caractérisées par un accroissement de la brutalité dans le champ politique, en général et du champ électoral en particulier. Un certain ordre s’installe progressivement avec des systèmes électoraux plus fiables. Il s’opère donc une transition de la phase tumultueuse de démocratisation vers un ordre démocratique où le recours au suffrage universel prend tout son sens. Dans un tel contexte, l’intelligence politique apparaît comme une bonne piste pour la conquête et la gestion du pouvoir.

L’intelligence politique consiste d’abord en un travail de veille, c’est-à-dire de surveillance de son environnement stratégique. Il s’agit, pour les leaders et les organisations politiques, d’aller en quête d’informations pertinentes ayant un sens par rapport à leurs projets ou activités. Les informations concernent les niveaux local, national, régional et global. Cet environnement concerne, entre autres, les évolutions internationales pouvant influencer le cours des événements nationaux, l’évolution de la concurrence (les adversaires politiques et autres groupes de pression), l’évolution des marchés (les besoins et les attentes des électeurs et des populations en général).

Si les leaders et les organisations veulent influencer leur environnement, ils sont obligés de connaître celui-ci. L’environnement est quelque chose qui peut et doit être appréhendé, c’est précisément ce en quoi consiste l’adaptation. L’adaptation n’est pas une réponse ad hoc à une agression extérieure, c’est la construction préventive d’un lieu de pouvoir. S’adapter consiste à faire en sorte que l’on dispose de leviers d’action au sein de cet environnement.

Veiller ou surveiller cet environnement consiste également à organiser, parallèlement, des voies d’influence et d’action. La démocratie étant le pouvoir du peuple, les leaders politiques sont obligés d’écouter et de comprendre les besoins et les attentes des populations en vue d’y adapter leurs stratégies (leurs actions). L’écoute des populations conduit à comprendre, entre autres, les logiques du vote chez les électeurs, les valeurs fortes auxquelles les populations sont attachées, leurs préoccupations du moment. Ces différentes questions permettront aux leaders ou aux organisations politiques de mieux se présenter, de mieux communiquer et de mieux agir. En effet, les électeurs se déterminent généralement à partir de ces trois éléments : l’identité du leader (qui est-il ?), sa communication politique (ce qu’il fait passer comme message) et ses actions (qu’est-ce qu’il apporte concrètement à sa société ?).

A partir d’une bonne analyse des informations collectées, les leaders et les organisations politiques peuvent adopter une stratégie visant soit à se conformer aux besoins des populations, soit à influencer le cours des choses en suscitant d’autres besoins. Dans tous les cas, la stratégie devra se conformer aux principes de l’Etat de droit et de la démocratie. Elle ne doit recouvrir aucune activité obscure, illicite ou déloyale. L’intelligence politique est complétée par la notion de morale et d’éthique et se met en œuvre dans la forme de l’art. Les actions menées dans ce cadre s’entourent de toutes les garanties nécessaires à la protection de la paix, de la cohésion sociale, des droits de l’homme et du patrimoine de l’Etat.

Par exemple, en Afrique de l’Ouest, l’identité du leader semble plus importante aux yeux des électeurs que les autres éléments (communication et actions). Leurs choix demeurent globalement motivés par des considérations ethniques. En l’absence de sondages d’opinion des électeurs, il est impossible de saisir de manière fine l’ampleur du vote ethnique. Il n’y a cependant aucun doute sur l’influence déterminante de ce facteur. D’un point de vue général, le vote ethnique n’est pas antidémocratique en soi, dès lors que les électeurs se décident sur la base de critères dont ils sont les seuls maîtres. Le problème avec le vote ethnique vient cependant du fait que la puissance du facteur ethnique a tendance à étouffer les autres critères à l’aune desquels les électeurs pourraient et devraient choisir leurs représentants au sommet de l’État.

Les solidarités primaires, fondées sur des bases communautaristes, prennent le pas sur l’analyse des programmes de société et le débat démocratique ; ce qui réduit significativement les chances que le système politique démocratique produise le meilleur choix possible pour la collectivité nationale. Peut-être l’analphabétisme et le faible niveau d’éducation des populations sont-ils à la base d’une telle inclinaison ? Face à une telle situation, l’intelligence politique ne devra pas consister à encourager, chez les électeurs, ce type de comportement pouvant conduire à des tensions intercommunautaires, mais plutôt susciter d’autres besoins en ralliant les électeurs autour de valeurs cohésives.

Pour les gouvernants, l’intelligence politique devraient conduire à adapter les politiques publiques aux besoins les plus essentiels et les plus légitimes du moment. Ce qui suppose une bonne connaissance des aspirations profondes des populations. L’offre des politiques publiques doit être en adéquation avec les demandes actuelles, sans oublier les besoins des générations futures. Par exemple, était-il plus opportun de construire une statue de la renaissance au Sénégal que de lutter contre la pauvreté dans les milieux défavorisés ? Certes, aux yeux d’Abdoulaye Wade cette statue représente toute la symbolique de la renaissance africaine, mais pour beaucoup de Sénégalais, ce géant de bronze symbolise la folie de grandeur du pouvoir. Dans ces représentations de corps à demi nu, plusieurs imams voient une offense à l’islam.

L’attitude des pouvoirs africains devrait consister à rebâtir l’action publique autour des demandes intérieures fortes. Même si les gouvernants sont parfois tenus d’inscrire leurs actions dans un contexte international, il leur faudra d’abord appréhender les priorités en fonction des préoccupations et des besoins internes, tout en s’attachant à entreprendre les réformes en convergence avec celles préconisées par l’étranger, lorsqu’elles sont justifiées. Cette approche implique de définir clairement et préalablement, de manière indépendante, les priorités nationales de l’action publique avant de s’accorder à rechercher à l’étranger, les moyens de leur mise en œuvre. Les priorités de l’action publique doivent aller en faveur du plus grand nombre des populations car, la politique est ce qui donne naissance à un monde qui peut être commun, comme le dit Hannah Arendt : « c’est dans la mesure où les actions sont politiques que le monde peut être partagé ».

La sous-région ouest-africaine s’est présentée, durant les vingt dernières années, comme l’une des régions les plus ˝confligènes˝ du monde. Pendant ce temps, s’enracine progressivement, dans les mentalités, les valeurs et les principes de la démocratie. Les leaders politiques sont obligés de suivre ce mouvement et de s’y adapter s’ils ne veulent pas disparaître.

Kevin Adou

abidjan.net

Publié le lundi 23 avril 2012

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