Libye : plongée au coeur de la guerre du pétrole

0
Les forces loyales au gouvernement libyen d'union nationale progressent en Libye face à l'État islamique. © AFP/ MAHMUD TURKIA

Des combats opposent des milices et les forces du maréchal Khalifa Haftar autour d’installations pétrolières. Explications sur le casse-tête libyen.

Quels sont les sites visés par les combats et quelle est la situation ?

Il s’agit des installations de ce que l’on appelle « le croissant pétrolier », qui comprend quatre sites majeurs : Zoueitina, Brega, Ras Lanouf et Al-Sedra. À lui seul, le croissant pétrolier assure 70 % des exportations de pétrole de la Libye. Tenues depuis par les milices d’Ibrahim Jadhran, qui avait fait alliance avec le GNA (Government of National Accord, gouvernement installé à Tripoli par l’ONU), ces installations ont été reprises par Khalifa Haftar en septembre. Depuis, les forces armées opposées à Haftar ont tenté à plusieurs reprises de s’en emparer à nouveau, sans succès. Vendredi, l’offensive était, selon Mary Fitzgerald, spécialiste de la Libye, « mieux organisée et, fait inhabituel pour la Libye, restée secrète. » Les combats se sont poursuivis ce week-end, ponctués par des déclarations difficiles à vérifier, des deux côtés. Étant donné l’absence de journalistes indépendants sur le terrain, il est compliqué d’avoir une certitude, mais il semble avéré que les forces anti-Haftar se sont emparées de Sidra et de l’aéroport de Ras-Lanouf, mais pas de son terminal. Les LNA (Libyan National Army) de Haftar seraient en train de procéder à des frappes aériennes à Ras Lanouf et les milices anti-Haftar s’attaqueraient également à Brega. La situation, cependant, n’est toujours pas fixée.

Quelles sont les forces en présence ?

D’un côté, on trouve les Brigades de défense de Benghazi (BDB), constituées de groupes islamistes alliés à des troupes de l’est du pays. Constituées en mai 2016, elles comprennent d’anciens éléments de l’armée et de la police, opposés à Haftar, ainsi que de diverses milices, y compris islamistes. Adoubées par le mufti de Tripoli, Sheikh Sadeq al-Gheriani, ces brigades ont le soutien de la population de Benghazi, dépouillée ou chassée de la ville par Haftar. Celui-ci, jusqu’à son incursion dans le croissant pétrolier, à la frontière avec la Tripolitaine, combattait essentiellement les groupes islamistes radicaux (parmi lesquels, l’État islamique), dans l’est du pays, en Cyrénaïque, à Benghazi, Derna, Ajdabiya. La prise des terminaux pétroliers avait valu au général, le 15 septembre, d’être promu maréchal par des parlementaires de l’Est. Le pays compte actuellement trois gouvernements : celui, islamo-conservateur, de Khalifa Ghweil à Tripoli, non reconnu par la communauté internationale, celui de Tobrouk, en Cyrénaïque, dont les forces sont commandées par Haftar (LNA), et enfin celui de Fayez Serraj imposé par l’ONU à Tripoli en mars 2016 et, depuis, confiné dans la base navale. Haftar, depuis septembre, se présentait comme l’homme fort de tout le pays. « Le succès de cette offensive met en évidence la faiblesse des forces terrestres du maréchal Heftar, dont le principal atout par rapport à ses ennemis réside dans son aviation de combat », analyse Patrick Haimzadeh, ancien diplomate en Libye. La défaite de Haftar dans ces sites pétroliers serait d’ailleurs due, selon Mattia Toaldo, chercheur au Conseil européen des relations internationales, à la perte de deux avions, récemment. « Il y a aussi des preuves qu’il était soutenu par des mercenaires soudanais, qui l’ont abandonné », ajoute Mattia Toaldo.

Quels sont les enjeux ?

Que les BDB conservent ces sites pétroliers ou non, c’est pour elles une belle victoire, notamment de communication. « L’objectif des Brigades de défense de Benghazi n’est pas tant les sites pétroliers eux-mêmes que de revenir à Benghazi », estime Patrick Haimzadeh. La récupération de la ville est, depuis leur formation, leur principale revendication et, selon lui, elles seraient prêtes à céder les sites pétroliers aux milices de Misrata, pour progresser vers l’est. Encore faudrait-il que Benghazi soit prête à les accueillir, ce qui semble tout sauf acquis après des mois de combats. Quoi qu’il en soit, les BDB auront contribué à affaiblir la position de Haftar, qui ne parvient pas à dépasser Brega alors qu’il rêvait d’un destin national. Son image à l’étranger s’en trouve dégradée. « La prise des terminaux en septembre lui avait donné un énorme poids politique. Beaucoup d’acteurs étrangers avaient adopté la version selon laquelle il contrôlait le croissant pétrolier. Cela avait changé le regard sur lui », développe Mary Fitzgerald. Depuis ce retournement de situation, ces derniers jours, l’Égypte et la Russie se sont montrées moins compréhensives.

Quelles sont les conséquences économiques pour la Libye ?

Le pétrole représente 95 % des revenus du pays et ce qui affecte sa production a des conséquences sur l’économie du pays, dont l’état était déjà catastrophique. La production, de 1,6 million de barils avant la guerre, était tombée à 350 000, avant de remonter à 700 000 depuis que deux sites avaient rouvert à l’ouest, El Sharara et El Feel. Les revenus qui en étaient tirés étaient bien versés à la Banque centrale. Reste à savoir qui gardera le contrôle du croissant pétrolier. Si les Brigades de défense de Benghazi le conservent, il existe un risque que la production s’arrête tout simplement. Pour certains, la situation est tellement dégradée que cela ne changerait pas grand-chose : « Honnêtement, même si la production était montée à 800 000 ou à un million, ce serait toujours insuffisant pour compenser le déficit fiscal et budgétaire du pays », assure Mary Fitzgerald. Selon un rapport de la Banque mondiale en 2016, avec 600 000 barils fin 2017, le déficit budgétaire se situerait à 35 % du PIB… Les réserves en devises, elles, sont passées de 107,6 milliards de dollars en 2013 à 43 milliards en 2016. Les retraits de liquide auxquels ont droit les Libyens sont limités, l’inflation atteint des sommets. Mais, pour d’autres, la situation peut encore empirer : « Avec une production de 700 000 et une perspective de 1 million, on pouvait se montrer un tout petit peu optimiste, les réserves de change pouvaient tenir deux ans. Mais sans production, dans un an, l’économie pourrait se dégrader encore plus, il pourrait ne plus y avoir d’argent pour payer les fonctionnaires, 80 % des emplois en Libye », prévoit Mattia Toaldo.

Reste-t-il une possibilité de règlement politique ?

Difficile, aujourd’hui, de savoir quelles alliances vont se recomposer. « La conséquence immédiate, c’est que le dialogue politique va devenir encore plus compliqué. Avant, on pouvait espérer des rencontres qui ne menaient nulle part. Maintenant, on ne peut même plus s’attendre à ces rencontres », estime Mattia Toaldo. La fragmentation s’accentue et on voit mal comment réunir les pièces, milices et tribus, d’un puzzle qui ne cesse de s’éparpiller depuis la mort de Muammar Kadhafi, en 2011. Cette offensive éloigne encore la perspective d’un apaisement. Ghweil, du gouvernement islamoconservateur non reconnu par la communauté internationale, s’est renforcé à Tripoli. Il n’est pas très proche des Brigades de défense de Benghazi, mais celles-ci ont tout de même prêté allégeance au mufti de Tripoli. Toute victoire des BDB lui profite. Serraj se retrouve seul, malgré le soutien de l’ONU et de la communauté internationale. À la mi-février, il devait rencontrer Haftar au Caire, grâce à la médiation du gouvernement égyptien, mais celui-ci a finalement refusé de le voir. Il ne semble même pas maîtriser son ministre de la Défense, Mahdi al-Barghati, soupçonné de collusion avec… les Brigades de défense de Benghazi. « La seule chance de Serraj, ce serait que Barghati récupère le croissant pétrolier, cela changerait sa situation », imagine Mattia Toaldo. Quant à Haftar, son image de pourfendeur des djihadistes, qui aurait libéré Syrte de Daech, est sévèrement écornée. « La réalité, c’est que ce sont les forces anti-Haftar qui ont vaincu Daech dans ses bastions de Derna et de Syrte, détaille Mary Fitzgerald. La force dominante était les milices de Misrata, il y avait aussi des milices locales et d’anciens officiers qui s’opposent à lui depuis 2014. Les forces de Haftar, elles, ont combattu Daech et d’autres groupes à Benghazi. » Il pourrait bien pourtant continuer à utiliser cette rhétorique, notamment en direction de Trump, en faisant valoir que les Brigades de défense sont djihadistes, même si c’est exagéré. La suite dépendra des réactions internationales. « La Russie, pragmatique, pourrait cesser de soutenir Haftar. À l’inverse, les États-Unis pourraient être convaincus par l’idée selon laquelle il faudrait attaquer les djihadistes qui ont pris possession du croissant pétrolier, analyse Toaldo. Selon mes projections, on pourrait passer de deux Libye à cinq ou six, selon la forme que prendra cette escalade. » Seule lueur d’espoir, cette lutte entre des acteurs tous aussi faibles, malgré des rapports de force évolutifs, pourrait laisser de la place à d’autres initiatives. Pour Patrick Haimzadeh, « cette nouvelle situation est porteuse de risques d’escalade, mais aucun des protagonistes n’étant en mesure de l’emporter, elle peut aussi être perçue comme une fenêtre d’opportunité pour les bonnes volontés qui travaillent à trouver une issue au blocage. Si elle n’a pas encore donné de résultats concrets, l’initiative en cours de la Tunisie, de l’Égypte et de l’Algérie mérite d’être encouragée, de même que les initiatives de nombreux acteurs locaux en Libye qui œuvrent pour reconstruire le tissu social libyen. »

 Publié le 07/03/2017 à 14:55 – Le Point Afrique

Commentaires via Facebook :