Le terme APE dévient, peu à peu, synonyme de cauchemars pour des millions de citoyens de pays pauvres regroupés au sein des ACP (groupe de pays d”Afrique des Caraïbes et du Pacifique) ayant l”UE comme partenaire commercial privilégié. Selon l”opinion publique, les APE ne veulent rien dire d”autres que pertes pour les opérateurs économiques et pour les paysans des pays pauvres dont le Mali . Du coup, ils suscitent l”émoi, la passion, surtout à deux mois de son entrée théorique en vigueur (début 2008). Cet émoi et cette passion ont conduit, en début octobre 2007, les ministres de la CEDEAO (dont tous les membres font partie des ACP) à demander le report de la d”entrée en vigueur des APE. Cet émoi et cette passion conduisent de nombreuses voix à demander tout simplement l”annulation de cet accord.
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Nous savons tous que la passion n”est pas propice à un raisonnement éclairé permettant de faire les bons choix, ceux porteurs d”espoirs pour le futur. Ce raisonnement froid est absolument nécessaire, dans le traitement de ce sujet comme dans d”autres cas. Il se base sur une présentation objective des dispositions de ce texte en le situant dans ce contexte et en en faisant sa genèse ; ce qui permettra à beaucoup de nos concitoyens de prendre une mesure exacte de la situation. La portée des APE sera plus abordable quand on comprend d”où nous partons. Ses objectifs également. La présentation du tableau exhaustif comportant à la fois l”histoire et les dispositions de cet accord en passant par ses incidences réelles et supposées permettra d”analyser de manière lucide la situation et de définir les axes d”action à mener par les ACP de manière générale mais également les pays comme le Mali. On distinguera celles qui relèvent de la stratégie de celles qui participent de l”action immédiate à mettre en œuvre.
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Les relations entre l”Union Européenne et les pays pauvres datent de plusieurs décennies marquées par l”élargissement de l”Union et les évolutions dans la situation géopolitique des pays démunis. Ces relations ont démarré en 1963 avec la signature des conventions de Yaoundé entre certains pays francophones et la Communauté économique européenne d”alors. Ces conventions régissent les relations économiques basées sur l”Aide et la facilitation du commerce entre l”Europe et les pays pauvres. Ces derniers se regroupèrent au sein de ce qu”on appele aujourd”hui les ACP en 1975. Ils étaient au nombre de 46 contre 79 actuellement. C”est également en 1975 que fut signée la première convention de Lomé, important accord d”aide et de coopération commerciale entre les pays ACP et l”Europe. Cette convention ainsi que celles qui la suivirent fut signée pour une durée de cinq ans. C”est ainsi que de 1975 à 1995, cinq conventions de Lomé furent conclues (de 1 à 4 bis). Les conventions de Lomé ont toutes reconduit le dispositif de base qui repose sur des soutiens importants de l”Union Européenne à travers ses Fonds Européens de développement (FED) intervenant exclusivement sous forme de subvention et l”ouverture des marchés européens aux produits des pays ACP dans le cadre de préférences commerciales accordées par l”Europe. Il faut noter que ces préférences commerciales n”étaient pas réciproques, c”est-à-dire que les pays ACP pouvaient continuer à pratiquer des entraves à l”accès à leurs marchés tout en accédant au marché européen ; ce qui à priori est favorable aux ACP. Le début des années 90 est marqué par l”essor de la mondialisation capitalistique mue par la chute du mur de Berlin et l”apparition de puissances financières importantes.
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C”est également en cette période que l”Organisation mondiale du commerce (OMC) est apparue comme un cadre idéal de promotion du commerce et par là, suggère-t-on, soutien au développement. L”Europe, libérale dans ses fondements, a donc progressivement sensibilisé ses partenaires ACP, sur la nécessité de s”aligner progressivement sur les règles du commerce mondial, à savoir la levée progressive des entraves à la libre circulation des marchandises et des services. C”est ainsi que de 1996 à 2000, pendant l”application de la convention de Lomé IV bis, des négociations ont été engagées et ont abouti en juin 2000 à la signature de la convention de Cotonou qui est entrée en vigueur en avril 2003. Cette convention (une centaine d”articles et plusieurs dizaines d”annexes) consacre à son article 36 la nécessité de définir des règles compatibles avec les règles de l”OMC. C”est ce même article qui mentionne les accords de partenariat économique en demandant aux ACP et à l”UE de les négocier dans le cadre de l”OMC. C”est également dans l”accord de Cotonou que la date d”entrée en vigueur des APE a été fixée à début 2008 (en réalité, on a reconduit le dispositif préférentiel non réciproque contenu dans les conventions de Lomé jusqu”au 31 décembre 2007). Les APE devraient être mis en œuvre pendant 12 ans avant de faire un point (en 2020). Il a été instruit par les instances mixtes ACP – UE de démarrer des négociations entre l”Union et les pays pauvres, organisés par ensemble pour essayer de faire avancer le dossier au niveau de ceux qui se sentent les mieux à mêmes d”appliquer ces APE. C”est ainsi que la CEDEA a démarré en octobre 2003 ses négociations qui n”ont pas encore abouti. Elle vient de demander à disposer de plus de temps encore ! Il n”est malheureusement pas aisé de prévoir de quoi demain sera fait. Et pourtant ces accords comme les précédents auront sans doute des incidences significatives sur la vie de plusieurs millions de personnes dont les Maliens.
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La coopération avec l”Union Européenne qui se base sur des soutiens sous forme de subventions allouées selon des critères déterminés pour chaque pays (politique, économie, société) a été sans aucun doute d”un apport significatif pour nos pays. Si on retient notre pays, c”est ainsi plusieurs centaines de milliards de FCFA qui y ont été dépensés grâce à l”UE et dans des domaines sensibles comme les infrastructures, la décentralisation, le développement local ou la promotion de la société civile. La coopération avec l”Union, c”est également le développement important du commerce entre elle et les ACP. Ces derniers échangent aujourd”hui avec l”Union Européenne plus de marchandises qu”ils ne s”échangent entre eux-mêmes. Hors pétrole, l”UE est le premier partenaire commercial de la grande majorité de ces pays qui y exportent essentiellement des produits agricoles. Il est incontestable que cette coopération a été bénéfique et souhaitable. Pour s”en convaincre d”ailleurs, il suffit d”examiner la situation du Togo qui en est sevrée depuis une quinzaine d”années pour déficit démocratique. La perspective de la reprise de la coopération européenne est l”une des principales raisons qui a amené les autorités de ce pays à s”engager dans le cadre d”une ouverture politique ayant permis l”organisation des élections législatives du 14 octobre dernier.
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Cet apport de l”aide européenne a son revers qui est peut être à la base des difficultés évoquées actuellement pour décrier les accords de partenariat économique. La coopération Européenne, par les avantages commerciaux qu”elle a toujours comportés a maintenu les pays ACP dans une véritable bulle de favoritisme qui a annihilé les éventuelles velléités à ajuster leur configuration et à se préparer pour affronter la mondialisation. Les pays pauvres ont continué à exporter des matières en Europe et à importer les biens de consommation. Ils n”ont pas développé un cadre industriel. Ils n”ont pas accéléré l”intégration économique et susciter ainsi des économies d”échelles substantielles, ce qui les auraient d”avantage aidé que les subventions occidentales. Au contraire, chacun a essayé, dans un marché étriqué, de mener sa propre stratégie de développement. Ce qui a conduit à un paysage qui se caractérise par des pays exportateurs de matières premières, importateurs de biens de consommations et présentant plus ou moins quelques embryons d”industrialisation, notamment dans le domaine de la manufacture, de l”agro alimentaire et du bâtiment. Embryon trop fragile pour résister à la concurrence étrangère, quelle soit asiatique ou européenne.
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L”UE nous a infantilisés en nous donnant des avantages sans contrepartie qu”on a exploités sans souci du lendemain. Elle-même ne s”est pas particulièrement intéressée à notre avenir (l”avenir de nos économies) car cette situation l”arrangeait. En effet, sa configuration économique est telle que les importations de matière et de produits de base ne l”inquiètent guerre, surtout que ces dernières ne représentent pratiquement rien en face des exportations de produits industriels et de services. La balance commerciale, hors pétrole, de l”Union Européenne avec les pays de l”ACP a d”ailleurs été toujours positive. Son ambition est d”ouvrir d”autres opportunités à ses pays membres et donc de soutenir le commerce mondiale. Ce qui l”emmène à demander à ses partenaires des ACP de bien vouloir revenir sur le dispositif du partenariat. Autrement dit, maintenant, l”UE nous demande de grandir rapidement et d”essayer de nous débrouiller par nos moyens, dans l”urgence. Or, tout le monde sait qu”un enfant ne grandi pas du jour au lendemain. D”où les craintes actuelles ! D”où les oppositions actuelles. Mais à qui la faute ?
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Que deviendrons nous avec les APE ? Cette question inquiétante est lourde de sens tant nous apparaissons faibles face à la déferlante qui se prépare. Les APE stipulent que les pays ACP devront ouvrir leur frontière aux produits européens comme l”Europe le fait pour eux. Ils devront ouvrir leurs portes aux biens et produits agricoles mais également aux services et à d”autres réalisations comme les investissements, les marchés publics…Les accords de partenariat en cours de discussion actuellement sont donc destinés à créer entre l”UE et les ACP des conditions de libre circulation et de libre concurrence qui figurent dans les objectifs de l”Organisation Mondiale du Commerce. Ce qui, à priori, est assez logique et cohérent si l”avenir du commerce mondial s”inscrit dans la logique de la libéralisation. Or ce n”est justement pas le cas car depuis une décennie l”OMC butte sur la réalisation d”un accord entre ses états membres. Les pays riches ne s”entendent pas entre eux pour diverses raisons (libéralisation de certains segments des services, domaine industriel et de la propriété…) et s”entendent encore moins avec les pays pauvres sur la question cruciale des subventions. Sur le plan international, il n”est pas prévisible aujourd”hui d”aboutir à un accord international sur le commerce et les services. Ceci prive l”Union Européenne de son argument principal pour soutenir les APE. Le second objectif qui pourrait justifier la signature des APE est que la libéralisation du commerce soutien le développement et est donc bénéfique pour les pays ACP. Cet argument non plus ne tient pas pour plusieurs raisons. La première est due au fait que la libéralisation du commerce a des limites souvent fixées par ceux qui la soutiennent, illustration en est faite dans les subventions agricoles qui pénalisent la filière cotonnière en Afrique par exemple. La seconde est due au fait que la libéralisation ne profite véritablement que si chaque partie y gagne et renforce ses avantages comparatifs. En dehors des matières premières dont les cours sont volatils, on ne voit pas vraiment les avantages comparatifs de l”Afrique dans le commerce mondial.
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Même sur les matières premières, si certaines préférences sont remises en cause, les ACP risquent de se retrouver en peine sur certains produits (banane, fibres textiles notamment). Alors si le commerce libéral, qui n”est pas si libéral que cela, entraîne la perte de parts de marchés à l”exportation (parts de marchés déjà ridicules) et qu”en revanche elle exacerbe la concurrence interne en raison de la compétitivité retrouvée des produits importés détaxés face aux produits locaux peu élaborés et souvent coûteux, les pays pauvres risquent de se voir pris en tenaille et se transformer peu à peu en pays en perte de vitesse commerciale et donc en perte de vitesse de croissance et de développement. Est-ce que les subventions et autres compensations prévues permettront d”enrayer cette chute ? Il est permis d”en douter !
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Que faut-il faire alors ?
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Les pays ACP qui sont très divers peuvent avoir des attitudes différentes comme cela est d”ailleurs constaté actuellement (rien qu”en Afrique, les pays d”Afrique centrale s”apprêteraient à signer les APE alors que la CEDEAO a demandé le report de date). En Afrique de l”Ouest, nous avons à peu près des structures économiques similaires. Nous devons agir absolument de concert comme cela se dessine actuellement. Nous avons plus à perdre qu”à gagner dans les APE, cela est incontestable mais nous ne pouvons empêcher notre partenaire d”aller vers la suppression des avantages préférentiels et de lier ses allocations financières à la baisse de nos obstacles tarifaires sur les importations. Nous sommes condamnés à nous situer dans cette perspective inéluctables et devons nous préparer en conséquence en évitant les faux fuyants et en négociant sérieusement les modalités transitoires de mise en œuvre de la libéralisation des relations économiques. Il ne faut pas négocier sous la contrainte mais il ne faut pas non plus reporter les discussions et commencer à s”inquiéter seulement à l”arrivée de l”échéance comme cela a été le cas des APE. Nous devons demander au moins un report de 5 ans de la signature des APE pour entamer et mettre en place de véritables négociations nous permettant de fixer les bases de nos ajustements internes. Les nouveaux APE signés devront progressivement entrer en vigueur, sur une période qui doit être d”au moins 20 ans pour que l”ensemble du dispositif soit fonctionnel en une génération. La mise en œuvre progressive des accords doit se faire par palier de 5% chaque année avec l”introduction de mesures compensatoires sous forme d”aide budgétaire directe et des mesures indirectes de soutiens aux acteurs (formation des agriculteurs, soutien aux filières semencières, investissement dans les moyens de production…). Nous devons nous organiser pour qu”à chaque baisse de nos barrières tarifaires qu”un gain de productivité au moins équivalent permette à l”espace économique concerné de faire face aux concurrents étrangers. Ce dispositif doit être organisé avec minutie et surtout être mis en place de manière globale en Afrique de l”Ouest. Nous devons faire de notre espace un ensemble économique qui fera ressortir les avantages économiques de chaque pays et organisera son argumentaire sur ses avantages.
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Parallèlement à nos négociations, des efforts politiques sans précédents doivent être engagés pour accélérer le rythme de l”intégration économique. De grands chantiers sont liés à cette intégration et doivent maintenant trouver un début d”application concrète. Si on peut utiliser la perspective de la libéralisation du commerce comme un accélérateur de l”intégration, c”est maintenant qu”il faut le faire. L”énergie avec l”interconnexion des réseaux électriques doit bénéficier d”un appui décisif. Les infrastructures routières mais également les infrastructures navales, de chemins de fer et aeroportuaires sont à identifier dans le but d”assurer un réseau de ports et d”aéroports complémentaires et intégrés. Ces réseaux (réception, distribution et stockage de biens) sont destinés à fluidifier les mouvements de biens entre les pays qui doivent être aussi rapides que les mouvements à l”intérieur d”un même pays. Ils doivent être accompagnés par une harmonisation complète des législations fiscales, économiques, de travail, de sécurité sociale…Nous devons absolument faire de chaque pays une région de l”Afrique de l”Ouest nonobstant les barrières linguistiques, monétaires ou politiques si nous voulons avoir une chance d”exister face à ce qui arrive !
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Cette vision est à partager avec nos partenaires. Elle marque le sens des responsabilités et l”engagement clair à renoncer aux avantages non réciproques qui nous ont endormis et nous ont infantilisés. Elle marque également l”ambition de profiter de ces échéances difficiles pour jeter les bases de ce dont toutes les générations d”Africains ont rêvé, la réalisation de l”unité de notre espace de vie. Non pas une unité de façade décrétée de manière stérile, mais une unité reposant sur les forces de chacun et traduite par les relations socio économiques entre les citoyens. Nous devons leur faire comprendre que nous ne voulons pas d”un avenir ou le paysan sera réduit à consommer sa récolte faute de pouvoir la vendre et le citadin réduit à consommer des produits importés qu”il paiera avec les dons de l”Union Européenne !
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Moussa MARA
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