Ex-fleuron national vendant l’électricité la moins chère au monde, l’énergéticien traverse une crise profonde.
Pleine journée. Dans le centre-ville de Johannesburg, les rideaux s’abaissent un à un. Entreprises, restaurants, commerces… Depuis la mi-octobre, Eskom, le géant sud-africain de l’électricité, procède à des délestages. C’est la quatrième fois en un peu plus d’un an. Quartier après quartier, la vie s’arrête quatre heures par jour. Mis bout à bout, ces stop and go sont en grande partie responsables des difficultés de l’économie sud-africaine : au premier trimestre, la croissance s’est repliée de 3,2 %. Une véritable catastrophe nationale. D’autant que face à l’évidence de sa fragilité, une question pointe sur toutes les lèvres : « Is Eskom too big to fail ? »
Celui qui fournit 95 % de l’électricité de l’Afrique du Sud et s’impose comme le premier énergéticien du continent est-il protégé de la faillite par sa taille ? Jeffrey Schultz, économiste chez BNP Paribas, est catégorique : « Aucune entreprise n’est trop grosse pour faire faillite. Mais comme Eskom est le seul producteur d’électricité et que sa situation menace le reste de l’économie, le pouvoir fait un effort colossal pour le stabiliser. » Même observation pour Claude Baissac, du cabinet Eunomix, pour qui « l’entreprise ne tombera pas, car l’Etat continuera de la renflouer en se saignant ».
Et pourtant, chez Eskom les dysfonctionnements sont tellement profonds que Claude Baissac conclut que « tout le modèle est en faillite ». L’entreprise est tombée dans le piège du charbon (qui participe à 90 % de l’électricité sud-africaine) et souffre du contrôle total de l’Etat sur sa production. Les difficultés du géant aux pieds d’argile représentent « la principale menace qui pèse sur la deuxième économie du continent », estime Matshela Koko, ancien directeur général par intérim de la firme. Ce qui fait de sa mauvaise santé une véritable affaire d’Etat…
Trois plans de sauvetage
La manifestation la plus visible de la maladie de cet ex-fleuron reste sa dette abyssale. Un trou dans les caisses de 420 milliards de rands (environ 25,8 milliards d’euros), soit 15 % de la dette nationale. Si l’entreprise ne l’honore pas, toute l’économie est menacée, avait même conclu le ministère des entreprises publiques en début d’année, alors que l’électricien annonçait la perte de 20 milliards de rands supplémentaires en un an.
Une somme plus ou moins équivalente au montant du plan de sauvetage annoncé en février par le ministre des finances, Tito Mboweni. Suivi d’un second annoncé en catastrophe en juillet, sans lequel « Eskom ne survivrait pas jusqu’à la fin de l’année », avait alors posé alors le ministre. Le gouvernement prépare un nouveau renflouement, le troisième en un an, qui devait être présenté mardi 29 octobre. « Il craint la notation de Moody’s, assure Matshela Koko. L’agence de notation attend de la stabilité et donc un nouveau plan de sauvetage. C’est ce que l’ANC [Congrès national africain, le parti au pouvoir] va annoncer dans les prochains jours, sans aucun doute. » C’est d’ailleurs la seule des trois agences de notation à ne pas avoir quitté l’Afrique du Sud…
Contacté par Le Monde, Moody’s insiste sur les nécessaires réformes structurelles. « Les finances actuelles d’Eskom ne sont pas soutenables, assure Joanna Fic, sa vice-présidente. Le soutien de l’Etat permet certes d’atténuer ses problèmes financiers, mais la compagnie reste fortement endettée et, pour l’instant, sans perspectives de désendettement, dans la mesure où les autorités n’ont pas encore clairement établi une stratégie de redressement. »
Le dernier plan de sauvetage était accompagné de 28 conditions et, désormais, le président Cyril Ramaphosa veut aller plus loin en restructurant Eskom en trois entités distinctes : production, transmission et distribution. Une réforme qui pourrait « contenter Moody’s », selon les mots du chef de l’Etat.
Il fut un temps question de la privatisation du géant de l’électricité. Une idée vite remisée devant le refus catégorique de la Cosatu, puissante centrale syndicale membre de l’alliance gouvernementale aux côtés de l’ANC. « On sera évidemment dans la rue si le pouvoir veut privatiser ou licencier », promet son secrétaire général, Bheki Ntshalintshali, opposé aussi au projet de démantèlement en trois unités « car la vraie priorité, estime-t-il, est d’arrêter et de juger les dirigeants corrompus ».
Sans patron depuis juillet
Un dirigeant, c’est d’ailleurs bien ce qui manque à Eskom, orphelin d’un patron depuis juillet, après une longue liste de sauveurs éphémères ces dernières années. « On a besoin d’un vrai leadership, continue Bheki Ntshalintshali, de dirigeants intègres qui peuvent relancer la vente de l’entreprise et renégocier les contrats avec l’industrie du charbon. »
Au début des années 2010, Eskom achetait le charbon aux Gupta, une fratrie indienne, à des prix avantageux. Aujourd’hui, c’est auprès de Glencore, le géant anglo-suisse des matières premières, qu’Eskom s’approvisionne, mais pour des prix deux ou trois fois supérieurs au marché, ce qui lui cause un surcoût de 700 millions d’euros. Surcoût explicable pour certains par le fait que « Glencore est assez proche du président », avance Matshela Koko, rappelant que Cyril Ramaphosa fut un temps le principal associé noir de la multinationale en Afrique du Sud.
Mais le désastre Eskom s’explique également par le fiasco des mégaprojets Kusile et Medupi, deux immenses centrales à charbon dont la première pierre a été posée en 2008 mais dont les travaux enregistrent huit années de retard et 20 milliards d’euros de dépassement. Pour faire des économies, la compagnie pourrait aussi, selon la Banque mondiale, se passer des deux tiers de ses 47 000 employés.
A l’autre bout de la chaîne, la hausse continuelle des tarifs de l’électricité affecte le pouvoir d’achat des ménages, dont plus de la moitié vit sous le seuil de pauvreté. Le pays qui avait l’énergie la moins chère du monde a augmenté les tarifs de 400 % depuis 2007. Les classes populaires se tournent vers des énergies moins coûteuses comme la paraffine et les classes aisées jouent les alternatives renouvelables pour ne plus être dépendantes du réseau national. Bien loin de 2001, lorsque le quotidien britannique Financial Times nommait Eskom « compagnie électrique de l’année ».