Monsieur le Président, Je n’ai voté ni pour vous, ni pour l’autre. Mais je suis de ceux qui n’ont jamais douté de votre victoire. Et je ne me suis jamais lassé de le faire savoir. Aujourd’hui, après cette gigantesque cérémonie d’investiture qui vous consacre définitivement cinquième président de la République de Côte d’Ivoire, je m’autorise à vous adresser toutes mes félicitations. Je suis fier de vous, d’abord pour votre grande patience qui a évité à la Côte d’Ivoire encore plus de sang, encore plus de corps dans les rues comme dans les buissons, les fourrés, les puits ici et là, encore plus de charniers. Je suis fier de vous aussi à cause de votre engagement toujours renouvelé à réconcilier tous les Ivoiriens. Enfin, je suis fier de vous pour avoir, à peine installé, déjà ouvert les portes de notre pays au monde à travers cette belle fête qui a rassemblé dans la Cité des Caïmans, plusieurs centaines de personnalités de l’Afrique et du reste du monde et plusieurs milliers d’Ivoiriens, ivres du bonheur de savourer la victoire de la démocratie sur la tyrannie. Oui, vous semblez être en train d’ouvrir les vannes d’une nouvelle espérance. Et pourtant…
Monsieur le Président,
Et pourtant, c’est maintenant que le plus dur va vraiment commencer pour vous. Officiellement intronisé, vous voici pleinement président. Sur la chaire du pouvoir. Ce pouvoir qui semble faire toujours oublier à ceux qui le détiennent, leurs plus belles promesses. Ce pouvoir qui a tendance à transfigurer les anges qui le prennent et en fait des monstres, des vampires qui se gavent goulûment du sang du peuple donne l’onction suprême. Ce pouvoir qui donne l’impression de toujours corrompre le coeur, de toujours avilir l’esprit, de toujours déséquilibrer la raison de ceux qui y accèdent.
Voici pourquoi, malgré la brise de l’espoir que tu fais souffler sur le pays, j’ai des craintes. Des craintes par rapport à ce que vous allez faire concrètement pour que le tissu social ivoirien en lambeaux puisse être totalement recousu, sans déplaire ni au regard, ni au toucher. Des craintes qui se justifient par la présence du piège des réflexes partisans, habituels en Afrique, qui peuvent vous confiner dans un cercle trop militant qui ignore les autres ou qui fait tout pour récupérer à son profit tous les actes que vous poserez. Car, dans un pays où chacun demande à Dieu une bonne occasion pour sortir du trou, l’accession à la présidence d’un ami ou d’un parent ou de l’ami d’un parent ou du parent d’un ami, suscite tous les appétits, même les plus obscènes, mêmes les plus insensés. En fait, l’étau le plus dangereux qui peut étouffer un homme d’Etat, c’est son entourage, si celui-ci n’a pas une bonne éducation morale et sociale.
Monsieur le Président,
Je sais qu’ils sont nombreux, ceux qui, comme moi, tout en étant fiers de votre investiture en tant que Président de la République, ont peur de ce que demain leur réserve. Des maladresses de votre part ne réveilleront-elles pas de vieux démons qui semblent pour le moment s’éloigner du pays ? Saurez-vous résister tout le temps de votre mandat aux provocations dont le seul but sera de vous pousser à l’erreur politique qui pourrait justifier une « rébellion » ? Le processus de « Dialogue, Vérité, Réconciliation » se déroulera-t-il de la façon la plus équilibrée qui soit ? Les résultats des travaux de la Commission présidée par Charles Konan Banny seront-ils suffisamment justes – le mot Justice n’apparaissant pas dans la dénomination officielle de cette Commission – pour être acceptés par tous ?
Monsieur le Président,
C’est vrai que vous nous rassurez déjà par vos discours empreints d’humilité et de sagesse. Mais les actes suivront-ils le sillon des mots ? Vous n’êtes pas sans savoir que les Ivoiriens ont aujourd’hui plus besoin d’actes que de discours, si beaux, si francs soient-ils. Ils ont besoin de manger à leur faim. Ils ont besoin de pouvoir se soigner, se vêtir, se former, travailler. Les Ivoiriens ont besoin de vivre ! Ils ont déjà trop écouté, trop entendu. Et tous ces discours, aussi beaux, aussi humanistes et aussi pleins d’amour les uns que les autres, ne leur ont apporté, en fin de compte, que douleur, souffrance et misère. Les mots n’ont pas empêché les morts ! Alors, les Ivoiriens ont besoin d’actes courageux et forts qui changent le quotidien des femmes, des hommes, des enfants de la Côte d’Ivoire. Les Ivoiriens ont d’abord besoin de se sentir vivre, de se savoir à l’abri des armes, d’être libres d’aller et de venir sans menaces. Et alors, sans le moindre effort, ils se surprendront eux-mêmes en train de vivre ensemble. Parce que « vivre ensemble » ne s’impose pas, ne s’improvise pas. C’est un acte naturel spontané. Il s’accomplit inconsciemment quand il n’y a en face, ni préjugés, ni sentiment d’injustice. Quand l’autre nous voit tel que nous le voyons : un être humain, un mortel, un semblable. En dehors du prisme déformant de la race, de l’ethnie, de la religion, de l’appartenance politique…
Cher Président,
La première œuvre de reconstruction dont la Côte d’Ivoire a grand besoin aujourd’hui, c’est d’abord la reconstruction des mentalités. Pour « faire le deuil de nos rancœurs », nous devons d’abord pouvoir faire le deuil de l’ivoirité qui est la mère de ces rancoeurs. Nous devons opérer en nous-mêmes une profonde reconversion mentale qui non seulement nous ouvre aux autres, mais nous pousse aussi vers les autres. Mais c’est vous qui pouvez nous donner l’impulsion nécessaire pour réaliser cette reconversion. Par l’exemple. Par des réformes intelligentes, surtout au niveau du système éducatif ivoirien. Vous savez que l’école ivoirienne est la plus grosse plaie de la Côte d’Ivoire qui a besoin du plus sérieux des pansements. Il faut « déserpentiser » l’école empoisonnée par le venin d’un patriotisme violent et insolent. Et cela devra être une priorité parmi vos priorités car, il y va de la naissance d’une génération d’élèves et étudiants consciencieux et responsables, débarrassés de l’esprit de la machette et des grèves politiques.
Oui, Monsieur le Président,
La Côte d’Ivoire nouvelle a besoin d’une école nouvelle pour produire une jeunesse nouvelle capable de participer valablement à l’édification de l’Afrique nouvelle. Le pays vous en sera profondément reconnaissant.
Encore une fois, Monsieur le Président, toutes mes félicitations et bon vent et à vous et à tous ceux qui vous accompagneront sur le chemin périlleux de la renaissance ivoirienne. Je crois que maintenant, on peut vraiment dire, sans démagogie : « La Côte d’Ivoire is back ! »
Merci, monsieur le Président !
Par Minga S. Siddick
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