Laurent Gbagbo, c’est son nom à l’état civil. Mais son vrai nom, c’est celui issu de ses racines familiale et ethnique : Laurent Koudou Guiawily Gbagbo. « Tous mes papiers administratifs portent Laurent Gbagbo. C’est ces derniers temps que je m’évertue pour qu’on y ajoute Koudou. ». A l’instar des Nelson Rolilahla (Afrique du Sud), Abdoulaye Wade (Sénégal), Ghil Christ Olympio (Togo), Alpha Condé (Guinée Conakry)…, Laurent Gbagbo figure parmi les premiers opposants politiques dits historiques du continent africain.
Le Président ivoirien sortant et candidat à sa propre succession livre ici ses impressions sur certaines étapes marquantes de la vie sociale ivoirienne ; sur sa vie professionnelle et politique ; sur ses anciens rapports avec le premier Président Félix Houphouët Boigny, avec Henri Konan Bédié et l’ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara ; sur l’avènement des militaires sous l’égide du Général Robert Guéï ; sur les manifestations estudiantines et celles des partis d’opposition ; sur son incarcération à la Maison d’arrêt d’Abidjan (MACA)…
Ces confidences de Laurent Gbagbo sont appuyées par celles de son épouse, Simone Ehivet et son fils, Michel Gbagbo. Après le décès de Félix Houphouët Boigny, son dauphin et successeur, Henri Konan Bédié, prend les rênes du pouvoir et lance un appel aux Ivoiriens en des termes qui n’autorisaient aucune contestation : « Je demande à tous de se mettre à la disposition du gouvernement ! ». Dès lors, Gbagbo comprit il ne s’entendrait pas non plus avec le gouvernement de Bédié, tout comme il ne s’était jamais entendu avec le « Vieux Bélier » (Houphouët). Opposant, il le restera donc jusque vers les années 1999.
De l’avant et l’après Houphouët, des rapports Ouattara Bédié, du pouvoir militaire du général Robert Gueï…
Gbagbo : « …Je me suis rendu compte qu’il y avait un très grand défi entre Houphouët Boigny et moi-même. Il (Boigny) pensait que j’étais rentré (de France) au pays parce que j’étais fatigué de lutter. Et que donc, naturellement, je rentrais pour être à ses côtés. Or moi, je rentrais parce que j’avais exécuté la première partie du travail que je devais exécuter en Europe. Donc il fallait que je vienne pour que nous (lui et son parti, le FPI) continuions la lutte. Je n’étais pas venu pour reprendre du service ; j’étais venu pour continuer mon combat sur le terrain national. Lui-même (Houphouët) ne m’a jamais proposé de l’argent, ni aucun poste. C’était des choses qui étaient toujours dites par les gens de son entourage. La mort d’Houphouët a sonné comme une bombe qui annonce le début du combat de ses héritiers familiaux et politiques. Cette mort avait entraîné une grande émotion dans le pays, et cette grande émotion profite toujours au parti du défunt ».
Il semble que la disparition de Houphouët a d’emblée « ouvert la brèche » des malentendus politiques entre les deux hommes forts de l’époque, en l’occurrence, HKB (Henri Konan Bédié) et ADO (Alassane Dramane Ouattara), tous deux aspirant à la même ambition : occuper la tête de l’Etat. Gbagbo : « En 1999, les gens ont vraiment commencé à s’inquiéter sur l’état moral de la nation. La lutte entre Ouattara et Bédié reposait sur un fait : c’est qu’ils ne faisaient rien pour améliorer leurs rapports déjà déplorables. Et là, c’était la Côte d’Ivoire qui était concernée en premier lieu ».
Entre temps survint l’immixtion, sous l’égide du Général Robert Guéï, des militaires dans les affaires de l’Etat. Gbagbo : « J’étais en train de parler avec le Président Bongo (père) quand on nous a annoncé que le régime de Bédié était renversé par les militaires. Mes gens du FPI (Front populaire ivoirien) m’ont dit : Nous pensons que Bédié travaille pour Ouattara. Mais moi, je leur ai répondu : Bédié ne travaille pas pour quelqu’un. Il ne travaille d’ailleurs pour personne ; il travaille pour lui-même. Bédié, que je connais depuis 1971, son heure est arrivée. Apprêtez-vous à l’affronter. C’est ça qui nous a sauvés » (lui et son parti).
Du ras le bol des étudiants, des exactions de l’Armée, du rôle du FPI…
L’arrivée des militaires, avec le Général Robert Guéï, est perçue comme le début d’exactions qui, au fil du temps, entraînera la crise que l’on sait. Mais bien avant cela, soit vers la fin de l’ère Houphouët, d’autres troubles étaient survenus qui avaient mis tout le pays en branle. Gbagbo : «J’étais en train d’écrire à un ami qui était en prison quand on est venu m’annoncer qu’à cause d’une coupure de courant, les étudiants de Yopougon étaient allés en grève : j’ai souligné cela dans ma lettre. Alors, qu’est-ce que le FPI a fait ? J’écrivais des textes que je signais de mon nom et qu’on distribuait dans les manifestations. Cela veut dire qu’au moment où l’Armée bouillonne pour plusieurs raisons, j’étais le seul à être à la tête des gens. A l’époque, la Cité universitaire de Yopougon était sous le commandement armée de Guéï Robert. Ils ont envahi cette Cité. Des étudiants ont été défenestrés ; et des étudiantes ont été violées. On a parlé de morts ; mais le FPI n’a pas parlé de morts, mais de victimes. Nos militants et le syndicat des étudiants (Fédération syndicale des étudiants de Côte d’Ivoire : FESCI) » ont alors pris du poil de la bête. Pour les militaires, la FESCI était le bras armé des partis politiques : c’était leur conviction. Donc, en affaiblissant la FESCI, on affaiblissait les partis politiques. Le FPI a alors demandé la mise sur pied d’une Commission nationale d’enquête là où d’autres organisations ont demandé une Commission internationale d’enquête. Et çà, c’est un trait de caractère que j’ai réussi à imprimer au FPI ».
L’un des catalyseurs des troubles afférents à cette période sombre de l’histoire politique du pays était sans doute lié au mal de vivre des citoyens. Gbagbo : «Je pense que la plupart des Ivoiriens n’étaient pas contents de leur pays. Au bout d’un moment, Houphouët a accepté de mettre en place une Commission nationale d’enquête. Et le FPI a accepté de travailler au sein de cette Commission où on a quand même dégagé la responsabilité de l’Armée. A l’Assemblée nationale, on était 9 députés ; et on a montré que nous en avons assez de voir le pouvoir manipuler les gens. Et nous avons érigé des barricades dont j’assume toujours la responsabilité. Je l’ai assumé hier, et je l’assume aujourd’hui. Mais le PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) en a avait été meurtri. Des gens qui étaient dans l’appareil du pouvoir vénèrent nous informer quotidiennement. Certains du PDCI auraient dit qu’ils allaient infliger une correction exemplaire aux gens du FPI. Quand nous avons appris cela, nous ne savions pas quelle forme cette correction allait prendre. Alors, j’ai annulé tous mes voyages à l’étranger, parce que je ne pouvais pas supporter que mon pays soit frappé pendant que moi, j’étais absent. Je ne pouvais pas supporter que les gens disent de moi que je fuis mes responsabilités ».
Des manifestations, des arrestations, des répressions, de l’incarcération de la famille Gbagbo…
Le ras le bol a atteint son comble vers les derniers moments du régime de Houphouët, soit que les partis d’opposition n’y fussent pas étrangers, soit que ledit régime tînt à se débarrasser des dirigeants de ces partis, tout particulièrement ceux du FPI. Gbagbo : « Ce 18 février 1992 est devenu une journée de violences. Certains amis, comme Ben Soumaoro, viennent me confier leurs préoccupations. Je vais aux ministères de la Sécurité intérieure et de la Défense pour discuter avec eux (les gens du pouvoir) et expliquer pourquoi nous manifestons. J’ai même tenu une interview pour leur (le pouvoir) signifier que je sais (ce que le pouvoir manigance) ».
Gbagbo : « Mais je ne recule pas du tout. Si on est au devant de la scène, il faut qu’on y soit. Si on ne dépasse pas les moments de crise, on ne peut prétendre à la paix. Mais j’ai réussi à reporter la manifestation, mais sans en informer ni mon parti, ni même la direction. Très tôt le matin, on vient me rendre compte du dispositif militaire qui a été pris. Je ne sais pax exactement ce que nos adversaires avaient décidé, mais c’était un dispositif de mort. Certains militaires étaient à la Permanence du PDCI, tandis que d’autres étaient au dessus des tours. Tout cela pour une manifestation, une marche. Des loubards étaient réquisitionnés ; ils étaient prêts à sévir pour faire retomber la faute sur moi. Vers 5 – 6 heures du matin, nous avons été informés de tout çà. Il fallait que ce qui devait s’accomplir s’accomplisse. A 8 heures, quelqu’un est venu me proposer d’aller dans le bureau de ma sœur, dans l’Indénié (Odiéné une région de la Côte d’Ivoire). J’ai refusé ; j’ai décidé d’aller directement là où les marcheurs m’attendaient. Je suis arrivé à 10 heures ».
Quand Gbagbo, son épouse et son fils témoignent
Les témoignages de Gbagbo sur ces moments tragiques sont corroborés par ceux de sa femme, Simone Ehivet et son fils Michel. Simone : « …Nous nous sommes retrouvés à cette marche du 18 février. Et j’ai découvert un Laurent (son mari) tendu. Il était méconnaissable parce qu’il avait appris que cette marche allait être un moment d’épreuve et qu’un guet-apens avait été prévu. Et il ne m’avait pas informé et avait même essayé de me convaincre de ne pas aller à la marche. Je ne comprenais pas, et je me disais : mais comment ne pas aller à une marche tandis que mon mari y est ? Donc j’y suis allée ; alors il n’a plus rien dit…La marche s’est terminée dans une violence incroyable. J’étais prêt de Laurent, mai je n’ai pas pu rester longtemps à ses côtés parce que tout de suite, il a fallu chercher à le mettre à l’abri. Ses gardes de corps se sont dispersés : un groupe est parti avec moi, l’autre avec lui pour nous mettre en sécurité. Il (Gbagbo) a d’ailleurs échappé à la mort, parce que des gens ont tiré sur lui, et c’est une dame à côté qui a reçu les balles…Mais par la suite,on nous a retrouvés et amenés à Agban (lieu de détention). J’ai été battue, battue, jusqu’à ce que je m’évanouisse sous les coups ».
Au plus fort des manifestations, les militaires ne recherchaient principalement que les gens du FPI pour « régler leur compte ». Gbagbo : «J’ai dit à mes gardes de corps : prenez le doyen (du parti FPI) et emmenez-le rapidement. Pour le reste, Dieu y pourvoira…Je suis arrivé à Agban où j’ai trouvé mes compagnons agonisants. Quelques temps après, on a pris ces trois personnes et on les a amenées à l’hôpital. Pour moi, c’était un jour de tristesse ; mais c’était aussi l’avenir d’un combat pour la liberté et la démocratie. C’est ce jour-là que j’ai compris qu’il faut qu’on ait le pouvoir. C’est ce jour-là que j’ai compris que je serai Président de la République…Mon fils aîné (il était le seul garçon de Gbagbo) a appris que j’étais mort. Il était donc venu vérifier. Il se présente en disant : je suis Gbagbo Michel. Je suis venu voir mon père ». Michel Gbagbo : « Ils m’ont enfermé. Ensuite, ils m’ont demandé mes papiers que je n’avais pas. Ils ont reçu l’ordre de m’expulser du territoire, sous le prétexte que j’étais français. J’ai protesté en disant que j’étais Ivoirien. Suite à cela, ils m’ont demandé de me déshabiller. Ils m’ont ensuite fait rejoindre le groupe (son père et Simone) en prison ». Notons que la mère Michel est française.
Gbagbo : « On nous a emmenés au tribunal. Le procès était d’ailleurs déjà fait avant même qu’on arrive. Et puis on nous a mis sous mandat de dépôt, et on nous a enfermés à la MACA, dans des cellules qu’on appelle là-bas Air MACA. Je n’ai pas accepté qu’on me coupe les cheveux à cause des contaminations avec les lames. La prison était pleine d’étudiants et d’enseignants. Après, on a entendu partout les détenus qui scandaient : Gbagbo, Président ! Gbagbo, Président ! C’est alors que j’ai compris que la partie était perdue pour la partie adverse ».
Rassemblées par Oumar Diawara (Le Viator)