La guerre contre le terrorisme menée par l’administration Bush a engendré une violence inimaginable au Moyen-Orient, tout en imposant un climat de répression et de nativisme dans le pays [Le nativisme est un mouvement et une idéologie politique d’origine américaine rencontrés dans certains pays soumis à une nouvelle immigration et qui s’y opposent, NdT]. C’était le terreau idéal qui contribué à amener Donald Trump.
Interview de Daniel Denvir
Dans une série en trois parties qu’on peut entendre dans l’émission The Dig sur Jacobin Radio, Daniel Denvir a interviewé le journaliste Spencer Ackerman, auteur de Reign of Terror : How the 9/11 Era Destabilized America and Produced Trump, sur la façon dont les guerres sans fin ont déclenché la violence et détruit des pays partout dans le monde, y compris les États-Unis.
Ce qui suit est une transcription de la première partie, remaniée par souci de longueur et de clarté. Les deux hommes abordent la fièvre de guerre bipartite qui a suivi le 11 septembre 2001, la campagne de désinformation menée par le courant dominant autour de la guerre d’Irak, la campagne désastreuse de John Kerry en 2004 et la synergie entre les néoconservateurs et les nativistes dans le cadre de la progression brutale de la puissance militaire américaine.
La psychose post-11 septembre
DANIEL DENVIR : Pour ceux qui étaient alors de très jeunes enfants ou peut être même, pas encore nés, il est difficile de décrire la psychose généralisée qui a parcourue tant la politique américaine que la société du pays après le 11 septembre. La cote de popularité de George W. Bush a atteint les 90 %. C’était surréaliste. Quelles ont été les conséquences politiques et sociales immédiates du 11 septembre aux États-Unis ? Et comment cela a-t-il façonné l’identité des Américains et leur façon de penser leur pays et concevoir le monde ?
SPENCER ACKERMAN : Ces taux de popularité représentaient en fait une réponse manipulée, instrumentalisée, véritablement traumatisante. Je suis originaire de New York. Je suis allé à l’université de Rutgers, j’étais donc loin de la métropole, et tout ce à quoi je pouvais penser ce jour-là, c’est que mes parents allaient mourir, que mon cousin allait mourir, que mes amis allaient mourir, que tous ceux que j’aime allaient mourir. Et je suis là, et je ne peux rien y faire. Tant de mes voisins sont traumatisés à jamais par cette donnée et par tout ce qui en a découlé – littéralement, pendant des jours après, alors qu’ils pouvaient sentir l’air pollué par les cadavres en train de brûler.
Cela aurait pu rendre l’Amérique réceptive et empathique à ce que c’est qu’être victime d’une frappe aérienne – c’est la seule frappe aérienne que l’Amérique ait jamais connue, en tout cas certainement depuis Pearl Harbor. Mais c’est là que la « guerre contre le terrorisme » est véritablement née. Non pas à partir de l’attaque elle-même, mais à partir de la décision délibérée des élites politiques, militaires, journalistiques et intellectuelles – de dire qu’il n’y a qu’une seule réponse à cela, et ce n’est pas une réponse consistant à comprendre que l’expérience d’une attaque aérienne est quelque chose de terrible, que la manière dont la politique étrangère américaine fonctionne doit en être changée si nous voulons réellement, de manière durable, être à l’abri d’une telle attaque à l’avenir.
La culture du 11 septembre a été ce que nous appellerions aujourd’hui une culture de l’annulation (cancel culture), une culture qui censure outrageusement. Un exemple que j’utilise dans mon livre est celui de Susan Sontag, l’une des géantes de la littérature américaine du XXe siècle. Une semaine environ après les attentats, Sontag a écrit qu’elle est dégoûtée par la réaction du grand public parce que ce dernier ignore délibérément ce qu’est réellement la politique étrangère américaine dans le monde arabe, dans le monde musulman au sens large – c’est-à-dire violente, expansionniste, une culture d’exploitation, de domination et de répression.
Et Sontag est victime de la cancel culture. Elle est qualifiée de froussarde, de relativiste morale (un terme que nous entendrons tout au long de la guerre contre le terrorisme) ; elle est l’ennemie d’un autre terme connexe, la « clarté morale », elle est incapable de déceler le mal qui sévit dans le monde, et elle est tout simplement une adepte du réflexe consistant à blâmer l’Amérique pour les attaques dont celle-ci est victime.
Il est important de souligner que Sontag n’a rien fait de tout cela. Elle n’a aucunement fait peser le blâme sur les personnes qui sont mortes le 11 septembre, qui ne sont en rien responsables de la politique étrangère américaine au sens strict. Elle a mis en accusation les systèmes qui ont mené aux circonstances qui ont conduit à la mort de mes voisins.
Une grande partie de la vie culturelle qui a suivi le 11 septembre ressemble à un rêve éveillé. En parcourant bon nombre de journaux contemporains de l’époque, pas seulement celui que j’écrivais mais aussi celui qui était plus généralement diffusé, on voyait des exemples qui montraient que les taux d’intervention de chirurgie plastique montaient en flèche à Manhattan parce que les gens qui avaient l’impression d’avoir frôlé la mort, optaient pour la chirurgie esthétique afin de se sentir à nouveau normaux. Telle a été une partie de la réponse au traumatisme du 11 septembre.
DANIEL DENVIR : Et pourtant, nombreux sont ceux qui, à l’époque et par la suite, pensent à ce moment, qui, dans sa forme la plus positive concernait des gens victimes de traumatismes, et dans sa forme la moins positive, des gens adoptant tout bonnement un fanatisme patriote forcené – ils considèrent que ce moment représente l’Amérique sous son meilleur jour. Le mouvement 9/12 de Glenn Beck en est un exemple extrême mais néanmoins très révélateur.
SPENCER ACKERMAN : Il n’y a pas eu d’unité nationale après le 11 septembre. Il y a eu une mobilisation nationale. Ce sont là deux choses bien différentes. J’ai grandi et je vis toujours à Flatbush, dans l’arrondissement de Brooklyn, et tout près du quartier appelé Little Pakistan. J’ai récemment parcouru les documents que les responsables de la communauté de Little Pakistan ont conservés concernant le vécu des enfants du quartier.
Les collégiens et les lycéens ont raconté que leurs camarades de classe – qui sont des enfants, et donc ne font que refléter les attitudes que ceux qu’ils considèrent comme des guides moraux et éthiques dans la vie adoptent à la suite des événements du 11 septembre – ces enfants donc, parlaient de les dénoncer auprès du service de l’immigration, d’appeler la police parce qu’ils portaient la responsabilité du 11 septembre, d’appeler la police encore parce qu’ils seraient responsables du prochain 11 septembre, leur demandaient où étaient les bombes, les appelaient Oussama, leur disant de repartir dans leur propre pays.
Et puis, ce qui est particulièrement frappant, c’est qu’il y a une section sur le formulaire que les dirigeants communautaires ont préparé qui demande : « En avez-vous parlé à quelqu’un ? » Et invariablement, d’après ce que j’ai vu, ils ont dit qu’ils avaient peur de se confier à leurs enseignants. Ils avaient peur de dire à quelqu’un d’extérieur à leur communauté ce qui se passait. Ce sont des enfants. C’est cela la réalité de ce qu’a été l’après-11 septembre.
Ce sont maintenant des gens qui ont 20,30,40 ans. Ce sont des gens qui ont souffert du fait que la police de New York a développé un vaste dispositif de surveillance au Brooklyn College. Les organisations d’étudiants musulmans se sont retrouvées sous surveillance policière.
Le FBI, lui aussi a également mis en place en 2010 un réseau estimé à dix mille informateurs. Cela n’empêche en rien le terrorisme, mais cela permet surtout de renforcer et de normaliser un appareil de répression qui est racialisé, qui se concentre essentiellement sur les quartiers populaires et qui est en mesure de perdurer longtemps parce qu’il a, à tout le moins, l’assentiment des deux partis politiques.
Voilà ce qu’est vraiment l’après-11 septembre. On peut en discerner la nature autoritaire dès le début. on peut en compter les victimes dès le début. On peut dés le début voir les discriminations qui n’étaient pas intentionnelles.
DANIEL DENVIR : Vous y avez fait allusion, mais avant de poursuivre, qu’en est-il de l’immense registre réservé aux musulmans connu sous le nom de NSEERS [National Security Entry-Exit Registration System] – qui a été conçu par Kris Kobach, collaborateur de John Ashcroft et future célébrité nativiste – et du projet PENTTBOM [Pentagon/Twin Towers Bombing Investigation] ?
SPENCER ACKERMAN : NSEERS est le premier registre réservé aux musulmans aux États-Unis. On se souviendra que lorsque Donald Trump a proposé quelque chose de ce style en 2015, il y a eu un énorme tollé, et tout le monde a considéré que c’était quelque chose d’ignoble et c’était quelque chose d’ignoble. Ce que l’on a rarement noté à l’époque, c’est qu’il s’agissait d’une base de données d’environ cent mille non-citoyens musulmans. Cela a été considéré comme une démarche basée sur le volontariat. Mais quand on se retrouve dans une situation de non-citoyenneté et qu’on apprend qu’on été invité par les autorités d’immigration à enregistrer sa présence, il est probable qu’on ne considérera pas du tout cela comme quelque chose de volontaire.
Cela a conduit à environ douze mille expulsions, et le gouvernement a ainsi obtenu une vision extrêmement invasive de la manière dont les gens fonctionnent, où ils vivent, où ils se déplacent, ce qu’ils font, quels sont leurs modes de vie.
Ce registre a existé jusqu’en 2009, géré en dernier ressort par le ministère de la Sécurité intérieure. On y trouvait des informations biométriques. L’administration Obama a dit : « Ça suffit. Nous allons mettre fin à NSEERS. » Ils ont mis fin à NSEERS, mais sans en supprimer les données. La base de données est toujours là. Quiconque souhaite mettre en place un registre des musulmans aux États-Unis peut actionner un interrupteur symbolique et NSEERS est là, et il est possible de continuer à le développer. C’est l’un des nombreux fusils de Tchekhov institutionnels que recèle la guerre contre le terrorisme [Le fusil de Tchekhov est un principe dramaturgique, attribué au dramaturge russe Anton Tchekhov, selon lequel chaque détail mémorable dans un récit de fiction doit être nécessaire et irremplaçable et où aucun de ces éléments ne peut être supprimé, Ndt].
Et puis on a PENTTBOM. C’est là l’acronyme utilisé par le FBI pour parler de l’enquête sur l’attaque contre le Pentagone. Il existe d’importantes communautés musulmanes en Virginie du Nord, parmi lesquelles des communautés très aisées, notamment autour de lieux comme Falls Church, et dont les votes se portent très majoritairement sur les Républicains. Il faut aussi se rappeler, rétrospectivement, que Bush a tendu la main aux musulmans conservateurs pendant l’élection de 2000 et a laissé entendre qu’il serait mieux armé qu’Al Gore pour dénoncer Israël.
Sous le prétexte d’enquêter sur les liens locaux avec l’attentat d’al-Qaïda contre le Pentagone, le FBI a procédé, pendant plusieurs mois, à des rafles massives en Virginie du Nord et n’a trouvé, comme on pouvait s’y attendre, aucun lien avec al-Qaïda. Il a également trouvé des personnes qui prêchaient des choses que le FBI jugeait alarmantes ; des gens qui étaient en contact – parfois directement, d’autres fois à quelque distance – avec des individus qui se rendaient dans des endroits comme le Pakistan pour essayer de participer, paraît-il, à des combats contre les soldats américains en Afghanistan, plus souvent à des activités djihadistes plus ciblées au Pakistan. Mais le plus souvent, les enquêteurs ont identifié des personnes ordinaires et ont dressé la cartographie des modes de vie de communautés entières.
DANIEL DENVIR : Avant de poursuivre, nous devons préciser que 762 personnes ont été détenues pour des motifs liés à l’immigration, dont beaucoup au Metropolitan Detention Center de Brooklyn, dans des conditions incroyablement violentes.
SPENCER ACKERMAN : Ça, ce sont les 762 cas que nous connaissons, même vingt ans plus tard. Les avocats, les défenseurs, les militants, les survivants, etc. ne sont pas sûrs que nous soyons au fait de l’ampleur des rafles d’immigrants après le 11 septembre, celles-ci se sont fondées sur un outil qu’on a appelé la loi sur les témoins matériels, censée empêcher les personnes ayant été témoins d’un crime de fuir. Or il se trouve qu’elle a été mal interprétée, ce qui a permis au gouvernement de dire que toutes ces personnes avaient été témoins du 11 septembre, et qu’elles relevaient donc du statut de témoins matériels de ce crime, et que c’était là justement le prétexte dont nous avions besoin. Et ils étaient retenus dans des endroits comme cette prison fédérale de Sunset Park à Brooklyn où ils étaient traités comme des meurtriers violents. Ils étaient attachés par des entraves à quatre points comme on en voit à Guantanamo Bay.
Imaginez ça. Vos bras, vos pieds, parfois votre taille, parfois même votre cou étaient sanglés sur des civières. Vous étiez sous surveillance constante, et vous étiez entièrement à leur merci. Parfois, vos familles passaient des jours sans savoir où vous étiez. Certaines personnes, dont un homme nommé Mohammed Butt, sont mortes d’un arrêt cardiaque alors qu’elles étaient enfermées dans cette prison. C’était quelqu’un qui n’avait jamais eu de problèmes dans sa vie.
Exceptionnalisme américain et conspiration américaine
DANIEL DENVIR : Vous écrivez : « Parce que les États-Unis se pensaient exceptionnels, ils étaient peu à même de concevoir que le type d’influence géopolitique, économique et culturelle qu’ils exercent sur le monde finirait par déclencher une réponse violente. Cette prise de conscience était bien trop importante pour que l’élite se sente à l’aise face à la thèse totalement opposée voulant que l’Amérique mérite une telle attaque, mais cet exceptionnalisme a permis à la nation de retourner son traumatisme vers le reste du monde. »
SPENCER ACKERMAN : Cette théorie veut qu’en fin de compte, l’Amérique ait le droit – et selon certaines versions de la théorie, l’obligation – d’étendre les frontières de la liberté au nom de toutes ces pauvres civilisations ignorantes qui finiront par tirer un profit certain de leur adhésion au mode de vie américain.
Ce qui s’est passé le 11 septembre est considéré comme une horreur, non seulement en raison de ses conséquences humaines, mais aussi parce qu’il représente une rupture de l’ordre international dirigé par les États-Unis – c’est l’Amérique qui a subi l’attaque aérienne au lieu d’être le pays qui l’inflige. Il ne s’agit aucunement de nier l’action d’al-Qaïda, mais de la contextualiser.
La raison pour laquelle il faut parfois se battre pour faire valoir ce point, même vingt ans plus tard, est que le legs de ce rejet initial de tels modes de pensée après le 11 septembre est devenu largement prépondérant. On entend toujours dire : « que voulez-vous faire ? Donner à Oussama Ben Laden ce qu’il veut et quitter le Moyen-Orient ? » Et bien, peut-être qu’il faudrait laisser les gens du Moyen-Orient décider de leur propre sort. Peut-être que cela empêcherait les gens de décider qu’ils doivent se venger des États-Unis auxquels ils attribuent, à tort ou à raison, cette situation de soumission.
DANIEL DENVIR : Il n’y a pas eu beaucoup de dissension au lendemain du 11 septembre, mais il n’y a pas eu non plus de consensus comme beaucoup ont pu le penser à l’époque. Et certaines des dissensions qui bouillonnaient juste sous la surface étaient plutôt insolites et révélatrices. Vous écrivez : « Une conspiration persistante appelée truthérisme du 11 septembre soutenait que les tours avaient été détruites par un gouvernement mondialiste perfide qui cherchait à déclencher une guerre impériale. »
Comment expliquer la remarquable popularité de ces complots liés au 11 septembre ? Selon un sondage réalisé en 2006 par l’université Scripps Howard de l’Ohio, « plus d’un tiers de l’opinion publique américaine soupçonne les autorités fédérales d’avoir apporté leur concours aux attaques terroristes du 11 septembre ou de n’avoir pris aucune mesure pour les empêcher afin que les États-Unis puissent entrer en guerre au Moyen-Orient. » C’est un chiffre assez impressionnant. Est-ce à cela que ressemblait la politique anti-guerre face à une classe politique si largement acquise à la guerre et en l’absence d’une gauche crédible pour relayer le sentiment sous-jacent ? Et était-ce une sorte de précurseur de QAnon, qui, après tout, a sa propre conception de l’État sécuritaire ?
SPENCER ACKERMAN : Certains de ces éléments sont des passerelles évidentes. Alex Jones a fait ses débuts en tant que partisan de la vérité sur le 11 septembre. Prison Planet est né du truthérisme du 11 septembre. L’explication la plus indulgente que je puisse avancer est que le traumatisme du 11 septembre est si réel, et que le débat sur le 11 septembre qui émerge par la suite est trompeur, hypocrite, propagandiste, et clairement au profit d’une tranche très étroite de la population ; et qu’en fin de compte, même si cela peut momentanément obtenir de très bons résultats dans les sondages, un renforcement militariste durable de la puissance américaine à l’étranger n’est pas populaire. Dans un tel climat, il peut sembler très tentant de discréditer tous ceux qui semblent reprendre à leur compte certaines des principales explications du 11 septembre.
Un autre élément est que tout le monde est induit en erreur pendant cette période. Toutes les explications avancées sont minables. Celles qui se rapprochent le plus de la vérité sont marginalisées de manière très agressive et délibérée. Et cela se produit alors même que la gauche américaine est dans l’une de ses périodes les plus fragiles. Je ne suis pas en mesure de dire si il s’agit là de la période la plus faible que la gauche américaine ait jamais connue, mais je peux vous dire qu’en tant qu’adolescent déçu et qu’en tant que jeune homme d’une vingtaine d’années qui a été un bébé biberonné d’idées rouges, la gauche ne paraissait pas du tout pertinente. La recomposition de la gauche n’avait pas encore eu lieu.
Et les libéraux ne sont vraiment pas en mesure, même s’ils en avaient envie, d’opposer une résistance à cette entreprise. Au lieu de cela, ils donnent leur aval, proposent la technocratie et une forme moins grossière d’hégémonie. En l’absence de cette force politique antagoniste, certains, dans leur détresse et dans leur quête sincère de compréhension de ce qui s’est passé et de la signification de leur traumatisme, vont s’engager dans un tas de trucs vraiment odieux.
Afghanistan et Irak
DANIEL DENVIR : Passons maintenant aux guerres, en commençant par l’Autorisation de recours à la force militaire, qui a été adoptée à l’unanimité par le Congrès le 18 septembre 2001. Que contenait l’AUMF de 2001 ?
SPENCER ACKERMAN : L’Autorisation de l’utilisation de la force militaire (AUMF) tient en soixante mots. Elle précise que pour se venger des attaques du 11 septembre et de tous ceux qui ont eu de près ou de loin quelque chose à voir avec celles-ci – ce qui inclut des États, des régimes sans nom, des entités sans nom – les États-Unis sont autorisés à répondre n’importe où dans le monde avec l’outil de leur choix, au moment qu’ils jugent opportun. C’est la définition la plus littérale d’un chèque en blanc pour la guerre que l’on puisse imaginer. L’ennemi n’est pas précisé, ce qui signifie qu’un politicien, et en particulier le président, peut définir l’ennemi comme bon lui semble.
Beaucoup de gens ont décrit ce moment comme celui où la présidence commence à ressembler davantage à celle d’un roi élu ou d’un consul romain, lorsque le président est investi de pouvoirs quasi-dictatoriaux. Et les autres éléments du gouvernement, quand il s’agit de cette sphère d’autorité, ressemblent davantage à des organes consultatifs qu’à de véritables structures de contrôle. Ils peuvent être écartés à volonté.
Voilà ce qu’est l’AUMF de 2001 et elle est toujours en vigueur aujourd’hui. Elle a été modifiée sous la présidence de Barack Obama pour étendre encore plus son champ d’application en ajoutant les mots « et les forces associées ». C’est Obama qui, au début de sa présidence, a tenté de réorienter la guerre contre le terrorisme pour en faire une chose qui ressemble davantage à une guerre contre al-Qaïda, mais il s’est ensuite rapidement rendu compte qu’il était exceptionnellement commode d’inclure non seulement al-Qaïda dans cette liste de cibles désignées, mais aussi ces forces associées que le public n’a jamais pu définir. Savoir qui sont les membres de ces forces associées et comment ils sont définis relève du secret d’État. Cela reste à ce jour un facteur de l’opacité autour d’un aspect central de la guerre contre le terrorisme : qui le gouvernement désigne-t-il comme son ennemi ? Qui peut être visé dans le cadre de la guerre contre le terrorisme ? C’est là quelque chose de vraiment étonnant.
Là où je veux en venir, c’est que cette autorisation unique, l’AUMF de 2001, est non seulement synonyme de guerre éternelle, mais aussi, dès le départ, de transformation de la relation entre la présidence et les citoyens. Ce n’est pas une guerre qui rentre à la maison. C’est la guerre qui est restée à la maison.
DANIEL DENVIR : Et pourtant Barbara Lee a été la seule personne à voter non. À la décharge de Bernie Sanders, lors de la dernière campagne présidentielle, il a déclaré lors d’un débat qu’il regrettait d’avoir voté en faveur de l’AUMF et que Mme Lee avait eu raison. Mais à l’époque, elle était absolument seule.
SPENCER ACKERMAN : Il est important de se rappeler le contre-argument que Lee a présenté, qui était, comme elle le précise, « Pouvons-nous nous arrêter, prendre le temps de respirer et réfléchir aux implications de ce que nous sommes sur le point de faire ?» Dans mon livre, j’écris qu’il y avait des sénateurs démocrates de poids comme Carl Levin, qui allait devenir le président de la commission des services armés du Sénat, qui ont répondu tacitement à Lee en disant, non, qu’il avait obtenu les assurances nécessaires de la part de la Maison Blanche que l’AUMF n’allait pas devenir une chèque en blanc pour la guerre. Et puis, en secret, dans une interprétation juridique de l’AUMF, quelques jours plus tard, c’est exactement ce que John Yoo a décrit comme étant le résultat de l’AUMF.
DANIEL DENVIR : Quelle a été au départ la justification déclarée de l’invasion de l’Afghanistan et du renversement du gouvernement taliban, et comment cela a-t-il évolué au fil du temps ?
SPENCER ACKERMAN : L’explication de façade, qui a été entièrement acceptée à l’époque, était qu’il n’y a pas de distinction significative à faire entre Ben Laden, al-Qaïda et les entités qui les avaient commandités.
Bush était à même de dire toutes ces choses et de ne pas faire ces distinctions, en raison de cette ambiance d’indécision intentionnelle quant à l’identité de l’ennemi. Ainsi, cet amalgame épique entre les talibans et al-Qaïda signifie également que lorsque Ben Laden s’échappe, la position de repli qui fonctionne comme une sorte de victoire est la chute du régime taliban, même si celui-ci a au mieux une relation ténue et indirecte avec le 11 septembre.
Les États-Unis se placent donc dans une situation où ils ne peuvent rien faire d’autre que de perdre cette guerre, de tuer un grand nombre de personnes, de générer un grand nombre de réfugiés, de faire en sorte qu’un grand nombre de membres des forces armées meurent ou, parmi ceux qui survivent, subissent des expériences qui changent leur vie, voire sont victimes de blessures qui changent leur vie. Plus de sous traitants que de membres des services armés américains meurent au cours de la guerre d’Afghanistan – de l’ordre d’environ 38 000 sous traitants contre 2 300 membres des services. La guerre en Afghanistan a toujours été une entreprise profitable et lucrative .
DANIEL DENVIR : Comment la droite a-t-elle commencé à organiser les attaques contre la gauche, et pourquoi tant de libéraux ont-ils facilité les choses ? Et comment cet effort commun pour marginaliser la gauche s’est-il si rapidement retourné contre les libéraux, même quand ceux-ci étaient favorables à la guerre ? Dès 2002, il y avait déjà cette publicité télévisée tristement célèbre qui mettait en parallèle le vétéran du Vietnam triplement amputé et le sénateur démocrate de Géorgie Max Cleland, qui soutenait Bush sur la guerre, avec des images de Saddam Hussein et de Ben Laden.
SPENCER ACKERMAN : Encore une fois, il y a cette rengaine de l’unité nationale après le 11 septembre qui consiste pour les élites journalistiques, politiques et intellectuelles à déclarer que le pays est uni et à en finir avec les aspects frivoles de la politique nationale des années 1990. Ils parlent exclusivement de la politique des élites, pour que ce soit clair. Cette nouvelle unité nationale, ce désir d’en finir avec les choses puériles et d’accepter les responsabilités de l’histoire – c’est ainsi que non seulement les libéraux, mais aussi les conservateurs, ont décrit l’objectif américain après le 11 septembre.
La droite, en dépit de cette unité nationale déclarée, a immédiatement commencé à régler ses comptes sur le plan rhétorique. Elle commence par attribuer la responsabilité du 11 septembre à ceux qui, selon elle, soutiennent et maintiennent tant l’infrastructure intellectuelle que bureaucratique qui a empêché les États-Unis de contrer le 11 septembre en premier lieu et qui constituera une menace pour la guerre contre le terrorisme et qui devra donc être éliminée. Par là, ils ne désignent rien de plus fondamental que l’État de droit – que les institutions, tant culturelles que politiques, qui restreignent la répression des ennemis intérieurs déclarés et qui sont solidaires contre la violence et la domination à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Ce règlement de comptes survient très tôt. L’objectif de tout cela est précisément celui de l’annulation de la culture (cancel culture) de l’expérience de Susan Sontag. Il s’agit de veiller à affaiblir les institutions qui limiteront ou interdiront les détentions illimitées, non seulement militaires, mais aussi en matière d’immigration, la torture pure et simple, les détentions secrètes (c’est-à-dire l’enlèvement de personnes par la CIA et ses alliés), les frappes aériennes incessantes, les invasions pures et simples, et surtout la surveillance exercée par la police, le FBI et la NSA, qui est appelée à remplacer le quatrième amendement.
Karl Rove a déclaré très tôt au cours de la guerre contre le terrorisme, avant les élections de mi-mandat de 2002, que le parti républicain devrait utiliser la guerre contre le terrorisme comme un mécanisme lui permettant de rester au pouvoir. Dès que le parti démocrate s’en rend compte, il ne cherche absolument pas à s’y opposer. les démocrates comprennent que résister revient à laisser ce genre de politique se retourner contre eux. Quelles sont ces politiques ? Ce n’est certainement pas une chose que la guerre contre le terrorisme a inventé. Il s’agit, en fait, d’un modèle politique très répandu tout au long du vingtième siècle et particulièrement après la Seconde Guerre mondiale : la politique de l’anticommunisme.
On voit énormément d’anticommunisme zombie dans les rôles politiques que les partis adoptent aussitôt et incarnent en quelque sorte. Dans un autre podcast, j’ai dit que c’était comme si l’anticommunisme de la guerre froide était une scène de théâtre dont les décors seraient restés et n’avaient pas été démontés. Les acteurs politiques de l’élite des deux partis et de l’État de sécurité se ruent sur cette scène et reprennent leurs anciennes directives de mise en scène.
DANIEL DENVIR : Ce n’est pas seulement une coïncidence. On pourrait penser que la fin de la guerre froide, qui a fait des États-Unis la seule superpuissance du monde, aurait donné aux élites américaines le sentiment d’être au sommet du monde. Mais au lieu de cela, les années 1990 ont été empreintes de méfiance et de confusion, et il est certain que pour les élites et les politiciens nationaux, il y a quelque chose de réconfortant à avoir à nouveau un grand ennemi qui représente une menace existentielle.
Venons-en à l’Irak. Quand l’administration Bush a-t-elle commencé à planifier l’invasion, et comment les médias et tant de Démocrates ont-ils fini par l’accepter ?
SPENCER ACKERMAN : C’est un sujet très controversé, et cela dépend de ce que vous entendez par planification. Mais il suffit de dire qu’aux alentours du 11 septembre, selon Dick Clarke – le tsar de la Maison Blanche chargé de la lutte contre le terrorisme, vestige de l’administration de Bill Clinton, qui avait fait pression sur l’administration Bush pour qu’elle fasse quelque chose contre al-Qaïda, ce que l’administration Bush n’a jamais fait – Bush s’est tourné vers Clarke et lui a dit : « Voyez si Saddam Hussein était impliqué. » Clarke, qui témoigne à ce sujet devant la Commission du 11 septembre, dit qu’il a été pris de court et a répondu : « Écoutez, c’est al-Qaïda qui a fait ça.» Et Bush lui a rétorqué, « Ça je le sais, mais regardez quand même si vous trouvez quelque chose là dessus. »
Lors du week-end suivant le 11 septembre, Bush a réuni son équipe de sécurité nationale à Camp David. Parmi les points à l’ordre du jour, particulièrement soulevés par Donald Rumsfeld, figure la question de savoir si nous devions attaquer l’Irak à ce moment là. La réponse qui ressort de la réunion est que nous allons reporter cette question pour le moment. Nous n’allons pas dire non, mais nous n’allons pas nous focaliser sur cette question. L’Afghanistan est le premier objectif de la guerre. Mais l’amalgame entre al-Qaïda et les talibans perdure, et dans ce climat, l’administration Bush ne cesse de répéter que l’Afghanistan ne va pas être la dernière chose qui va se produire ici. Nous allons faire beaucoup plus.
Tout au long de l’année 2002, alors que l’administration Bush nie qu’elle ait été en train de planifier quoi que ce soit, elle ne cesse d’utiliser des euphémismes qui font que tout le monde comprend alors que c’est pourtant bien le cas. On demandait à Bush : « Allez-vous attaquer l’Irak ? » Et il répondait des choses comme : « Je n’ai aucun plan sur mon bureau pour ça. » C’est ce secret de polichinelle qui est discuté dans les médias et en particulier sur toutes les chaînes câblées. MSNBC produit l’émission de Phil Donahue, et Donahue est le seul type sur le câble qui s’oppose ouvertement à une guerre d’agression non provoquée contre l’Irak. NBC le vire de l’antenne.
DANIEL DENVIR : Alors que les manifestations contre l’invasion de l’Afghanistan ont été très peu nombreuses – j’en ai fait partie alors que j’étais en première année d’université à Portland, dans l’Oregon, et elles étaient peu suivies – il y a eu avant la guerre en Irak des manifestations de grande ampleur, notamment la plus grande journée de manifestations jamais vue au cours de l’histoire mondiale.
SPENCER ACKERMAN : Et cela ne représentait rien. Cela en dit long sur la guerre contre le terrorisme et son caractère antidémocratique : les peuples du monde entier se mobilisent comme jamais auparavant contre un acte d’agression qu’ils se sentent impuissants à combattre par le biais de recours institutionnels, tout simplement parce qu’effectivement, ils sont impuissants à le combattre par le biais de recours institutionnels.
Bush justifie son enthousiasme à rejeter toute cette indignation mondiale comme étant un refus de « laisser les sondages gouverner », ce qu’il considère comme indigne – autrement dit la démocratie. Il est important de rappeler qu’à ce stade, George W. Bush n’est pas un président élu. Le 11 septembre a également eu cet impact très important. Il a fait de George W. Bush, président non élu et présumé illégitime qui s’est trouvé confronté à un nombre suffisant de règles déjà antidémocratiques régissant l’élection d’un président pour être brisées à sa guise, et même à des règles inattendues, comme la décision de la Cour suprême lors de l’élection de 2000. Tout cela est balayé parce que maintenant il est le grand leader de la guerre contre le terrorisme. Et il a bien l’intention de continuer à agir dans ce sens.
Ainsi, toute cette indignation publique qui exige que cette guerre d’agression ne soit pas déclenchée est rejetée comme étant le fait d’éléments malencontreux et malavisés émanant de gens qui ne sont pas prêts à faire preuve de la lucidité morale nécessaire et à suivre l’ordre que les États-Unis sont malheureusement contraints par l’histoire de faire régner maintenant à Bagdad. Cela en dit long sur la façon dont la guerre contre le terrorisme conçoit son rapport avec les citoyens. Cela en dit long sur la façon dont ceux qui mènent la guerre contre la terreur et ceux qui font l’apologie de la guerre contre la terreur, ceux qui défendent et même étendent la guerre contre la terreur dans les couloirs du Congrès, conçoivent leur rapport avec la population.
Les instances gouvernementales qui régissent la sécurité nationale et la politique étrangère sont particulièrement imperméables à l’opinion publique. Pendant la période précédant l’invasion de l’Irak, ceux qui ont veillé à ce qu’il en soit ainsi ont présenté cela comme une vertu.
DANIEL DENVIR : Nombre de Démocrates, bien sûr, ont voté en faveur de la guerre en Irak, alors même que le nationalisme de temps de guerre prenait rapidement une tournure partisane de plus en plus tranchante, utilisée par les Républicains contre tout Démocrate. Vous écrivez : « Trois politiciens ont particulièrement symbolisé l’approbation des Démocrates à la guerre en Irak : les sénateurs : Hillary Clinton, John Kerry et Joe Biden » – également connus comme étant trois des quatre futurs candidats démocrates à la présidence. En quoi le vote en faveur de la guerre de chacun de ces sénateurs démocrates est-il révélateur de la façon dont les Démocrates envisageaient la guerre contre le terrorisme à l’époque ?
SPENCER ACKERMAN : La guerre du Vietnam est l’un des principaux responsables de la destruction de la coalition politique du New Deal. Et alors que cela se produit, le choc pétrolier de 1973 se produit, le choc Volcker se produit, puis vient la politique d’austérité. Le Reaganisme. La réponse du parti démocrate à tout cela est de se défaire de ses engagements envers son électorat ouvrier, de devenir de moins en moins un parti de la classe ouvrière et de plus en plus un parti cosmopolite de la classe moyenne et de la classe moyenne supérieure.
Conséquences de cela, l’élite démocrate conçoit la politique étrangère comme quelque chose qui ne peut que lui nuire via la mise en œuvre de la politique de la guerre froide, et puis également, qu’une conception alternative appropriée à offrir par le parti démocrate consiste à proposer une politique plus intelligente en matière de défense mondiale américaine, de systèmes géopolitiques et géoéconomiques – que, contrairement à ces cinglés de républicains et à leurs conceptions théologiques de la guerre froide, ce sont les cadres technocratiques du parti démocrate, éduqués, dûment nommés à des postes d’autorité dans des organismes comme le département d’État, puis le Pentagone, et même parfois la CIA, qui sont les gardiens les plus compétents de cette entreprise que constitue la puissance américaine.
John Kerry est un ancien combattant décoré du Vietnam qui, très courageusement, rejoint les Vietnam Veterans Against the War (Vétérans du Vietnam s’opposant à la guerre) et parle avec une sincérité et une puissance extraordinaires des horreurs du Vietnam et les replace dans les perspectives beaucoup plus larges et fondamentales de la politique étrangère américaine. Il le fait en des termes si véhéments qu’il suscite la haine de nombreux vétérans du Vietnam revanchards qui finiront par alimenter les Swift Boat Veterans for Truth pendant les élections de 2004 et mentir en disant que Kerry a simulé les blessures reçues au cours de la guerre du Vietnam et que, par conséquent, on ne devrait pas lui témoigner le respect que nous montrons aux troupes et aux vétérans, en particulier dans l’ère post-11 septembre.
Kerry et Biden, qui étaient sénateurs en 1990, ont voté contre la première guerre du Golfe. Celle-ci est immédiatement considérée comme un succès majeur. Toutes les prédictions la présentant comme un éventuel nouveau Vietnam sont rattrapées par les faits. C’est en quelque sorte une guerre de quatre-vingt-dix jours. Elle se termine avec ce qui ressemble à une conclusion décisive. C’est en grande partie la raison pour laquelle Kerry et Biden en viennent à considérer leurs votes contre la guerre comme de graves erreurs politiques.
Concentrons-nous simplement sur Biden pour un moment, puisqu’il est le président actuel. Si un jour vous avez envie de faire une drôle d’expérience en vivant, ou revivant un moment, avec un M majuscule, de la guerre contre le terrorisme, rendez-vous sur YouTube ou sur CSPAN et regardez le discours de Biden. Il dure environ une heure et date du 10 octobre 2002, alors qu’il vote la résolution sur l’invasion de l’Irak.
Biden fait quelque chose d’un peu différent. Biden présente son vote pour la guerre comme un moyen d’affaiblir les néoconservateurs de l’administration Bush qu’il méprise sincèrement. C’est fou. Ce qu’il veut dire par là, c’est qu’il fait référence à un secret politique bien connu, à savoir que Colin Powell, le secrétaire d’État, est contre la faction néoconservatrice de Paul Wolfowitz et contre leurs grands patrons au sein de l’administration Bush, Dick Cheney et Donald Rumsfeld, parce qu’ils ont tracé la voie vers la guerre en Irak. La voie choisie par Powell passe par les Nations unies. Et en théorie – ce sera finalement une théorie réfutée – si Bush suivait une démarche dans le cadre des Nations Unies en exigeant une inspection plus rigoureuse des armes, toutes les nations au Conseil de sécurité voteraient en faveur de cette alternative à la guerre. Cela pourrait en fait résoudre la crise de manière à ce qu’une invasion ne soit pas nécessaire, car on pourrait déterminer que Saddam Hussein n’est pas armé.
Or en fait, tout cela n’est qu’une gigantesque illusion. C’est une guerre annoncée. Et ce que Powell a vraiment fait, c’est rendre la guerre acceptable pour les gens respectables parce qu’elle suit les règles du processus libéral. Ainsi, dans son discours, Biden ne plaide pas seulement pour le renforcement de l’approche de Powell, mais il jubile face aux néoconservateurs en leur expliquant qu’il a participé à toutes ces belles conférences avec Bush et Condoleezza Rice et que les néoconservateurs sont marginalisés.
Quand la guerre a finalement lieu, Biden fait un tas de discours pour dire qu’il est inquiet à propos de telle ou telle question, et que c’était une erreur de tromper le public quant aux armes de destruction massive. Mais il est l’élu démocrate le plus important en ce qui concerne la politique étrangère, et il s’aligne derrière ce projet. Non seulement il s’aligne derrière ce machin, mais il a de plus en plus de mal à trouver la juste posture pour le rejeter.
Biden publie un article dans le New Republic dans lequel il dit que oui, tout va mal parce que l’administration Bush est vraiment incompétente. Mais que non, nous ne pouvons pas partir. Nous avons une réelle mission à accomplir en Irak. Et l’article est totalement incohérent. Finalement, ça se passe tellement mal que Biden propose de partitionner l’Irak. Les États-Unis viennent d’envahir ce pays, de le détruire complètement, de tout privatiser, d’utiliser une clique non élue composée principalement d’exilés irakiens, puis, alors que la résistance se coalise, de se livrer à des actes de barbarie systématiques, et la réponse de Biden est d’appeler à la partition du pays. Cela a pour effet surprenant de fédérer les combattants de la guerre civile irakienne – du genre, pour qui vous prenez-vous, après avoir déjà envahi et occupé notre pays, dévasté nos vies quotidiennes, et maintenant vous pensez pouvoir redéfinir ce que sont les frontières de ce pays ?
DANIEL DENVIR : Les Démocrates ne comprennent absolument pas la politique à moyen ou long terme de cette affaire à ce moment-là. Tout ce qu’ils peuvent voir, c’est qu’il y a un soutien public majoritaire en faveur de l’invasion à ce moment-là, en 2003. Ils ne peuvent pas voir que ce soutien majoritaire est en partie un effet du soutien bipartisan très médiatisé en faveur de la guerre, qui inclut un soutien des médias à cette guerre. Et ils sont incapables, tout simplement incapables de regarder plus loin que le bout de leur nez pour voir ce qui pourrait se passer ensuite.
Y a-t-il quelque chose qui illustre aussi cruellement l’emprise bipartisane de la guerre contre le terrorisme sur la politique américaine et la façon dont les Démocrates ont volontairement et systématiquement abdiqué les principes de base de la politique américaine à l’avantage des Républicains que l’apparition de John Kerry au DNC 2004 (Congrès démocrate national), annonçant qu’il était « prêt à servir » ? Quel était l’objectif de la campagne de Kerry et des Démocrates, et qu’ont-ils réellement obtenu ?
SPENCER ACKERMAN : Si la campagne de Kerry est un tel condensé de la politique du 11 septembre c’est parce que, premièrement, la validité de la candidature de Kerry repose sur deux choses. Tout d’abord, on ne peut pas dire que John Kerry soit un opposant à la guerre contre le terrorisme. Il a voté en faveur de la guerre en Irak. On ne peut pas. Et devinez quoi ? John Kerry est un vétéran. Et il est justement ce style de vétéran de combat qui est rentré chez lui et a protesté contre une guerre injuste. On a donc une grande latitude pour comprendre la symbolique politique de John Kerry et son rapport avec un projet que le parti démocrate soutient en grande partie mais sur lequel il émet quelques réserves.
Le message de la campagne de Kerry est que le problème de la guerre en Irak et de la guerre contre le terrorisme réside dans le fait que George Bush en est le meneur, que Bush est un psychopathe et que Bush est un idiot. Expliquer de manière plus approfondie pourquoi ils sont dans l’erreur impliquerait de mettre en cause des activités auxquelles le parti démocrate et ses électeurs adhèrent volontiers. Donc on ne peut pas le faire. Et Kerry pense plutôt que les règles de la guerre contre le terrorisme sont telles que ce sont les gens comme lui qui sont valorisés.
Kerry, très tôt, est confronté à une chose à laquelle il ne s’attend pas, à savoir une colère populaire très profonde et généralisée au sein de l’électorat démocrate au sujet de la guerre en Irak. Kerry se rend rapidement compte que l’énergie, le zèle et la droiture qui existent à gauche sont désormais dirigés contre lui. Et il essaie de jouer la politique de la guerre contre le terrorisme contre [le candidat anti-guerre] Howard Dean.
Pendant la majeure partie de l’hiver 2004, Kerry se retrouve sur la sellette et ne peut expliquer ses votes en faveur de la guerre en Irak. Dans cette circonstance, le vernis de droiture patriotique de la guerre s’avère être pour lui une protection très fragile.
Il perd l’élection. Il ne perd pas de beaucoup. Il se présente toujours contre Bush, mais il perd l’élection. Ainsi se termine ce chapitre de la carrière politique de John Kerry, mais pas celui de la complicité des Démocrates à la guerre contre le terrorisme.
Nativistes et Néoconservateurs
DANIEL DENVIR : Alors que la guerre s’envenimait rapidement, un clivage a commencé à émerger et à s’élargir au sein de la droite. Je ne pense pas que ce clivage, à l’époque, était perceptible par beaucoup en dehors de la droite. Vous écrivez : « La scission entre les néoconservateurs et les nativistes reflétait des conceptions contradictoires de l’exceptionnalisme américain. Les uns et les autres étaient plutôt enclins à donner des explications civilisationnelles au 11 septembre. » Quelles étaient donc ces conceptions rivales ? Et comment et quand l’équilibre des forces de la guerre contre le terrorisme au sein de la droite politique a-t-il commencé à basculer des néoconservateurs aux nationalistes nativistes bien avant la perspective d’une présidence Trump ?
SPENCER ACKERMAN : Je pense que le mieux à faire est de reconnaître que si le nativisme et le néoconservatisme sont des factions rivales, ils fonctionnent en symbiose, et c’était particulièrement le cas
à l’époque du 11-Septembre. Prenons l’exemple de l’un des auteurs néoconservateurs par excellence, qui s’est fait connaître comme un oracle de l’ère du 11 septembre : Bernard Lewis de Princeton.
Si vous lisez Lewis au lendemain du 11-Septembre et dans les mois qui suivent, vous verrez qu’il ne publie pas ses articles dans des médias comme le Weekly Standard ou National Review ou Fox News ou, vous voyez, les repaires des conservateurs. Il publie dans le New Yorker. Il publie dans les enceintes les plus respectables de l’opinion américaine, et on le traite très sérieusement lorsqu’il avance sa propre explication, qui est l’explication néoconservatrice du 11 septembre. Ce qui est arrivé, c’est qu’une pathologie civilisationnelle, une pathologie civilisationnelle anti-moderne, a pris racine dans le monde musulman et surtout dans le monde arabe. C’est une pathologie qui résiste à un véritable développement politique.
Lewis dira aussi que maintenant, enfin, les États-Unis comprennent ce que vit le valeureux État spartiate qu’est Israël – bien sûr, ils ne le reconnaîtront pas comme un système d’apartheid avec lequel l’Amérique est invitée à s’identifier, mais surtout, dont on attend qu’elle ne le remette pas en question – que la guerre d’Israël contre les Palestiniens est la guerre de l’Amérique contre le terrorisme. C’est une assertion très importante.
Ensuite Lewis explique pourquoi nous devons comprendre le 11 septembre comme étant une humiliation. Nous devons comprendre que Ben Laden n’a cessé de parler des États-Unis comme étant un tigre de papier, et qu’il semble bien que les États-Unis soient la seule puissance hégémonique mondiale restante. En fait, les États-Unis sont engagés dans une malencontreuse campagne de retrait du monde musulman, qu’ils ont des responsabilités envers ces royaumes ignorants afin de pouvoir étendre la puissance américaine et s’assurer que ces éléments malveillants au sein de la civilisation musulmane, en particulier la civilisation arabe, ne se propagent pas au-delà des frontières prescrites et ne menacent pas l’Amérique. C’est cela qui s’est passé. Nous devrions comprendre le 11 septembre comme étant le couronnement de la démonstration que l’on ne peut pas faire confiance aux libéraux pour exercer la puissance américaine à l’étranger.
Dans ses propos – c’est immédiatement après le 11 septembre, son premier article pour le New Yorker après le 11 septembre – non seulement il parle du regrettable caractère inévitable de l’invasion de l’Irak, mais il le dit également à propos de l’Iran. Dès le départ, nous avons une pathologie civilisationnelle plutôt que des explications historiques et tangibles relatives à al-Qaïda. La responsabilité de la faute ne se limite pas à al-Qaïda, mais s’étend à l’ensemble des pensées, structures, organisations politiques arabes et musulmanes, et plus encore. Nous sommes révoltés par le fait que, l’exceptionnalisme américain ayant été violé, le 11 septembre constitue une agression contre l’Amérique, et non une agression dans le monde. La seule chose à faire est de prouver que Ben Laden a tort en réaffirmant par la violence, comme si cela avait jamais cessé, la puissance américaine dans ces régions.
Les courants nativistes disaient alors que le danger qui s’exprimait par le 11 Septembre était un danger qui met en évidence le fait que ces gens là sont déjà dans notre pays. Ils vivent dans des endroits comme le Maine. Ils vivent dans des endroits comme le Minnesota. Certains intellectuels nativistes comme Pat Buchanan étaient, de fait, hostiles à l’invasion de l’Irak.
Mais la critique nativiste et la critique néoconservatrice sont parfaitement semblables pour ce qui est du diagnostic de la pathologie au sein des civilisations étrangères. Elles sont toutes deux d’accord sur ce point.
DANIEL DENVIR : Les néoconservateurs prétendent qu’ils mènent une guerre pour le bien des musulmans, alors que les nativistes et les nationalistes comprennent bien qu’il s’agit d’une guerre de civilisation qui va à l’encontre des musulmans.
SPENCER ACKERMAN : Sauf que les néoconservateurs ont le beurre et l’argent du beurre, car très souvent, ils parlent des pathologies profondes du monde islamique qui nécessitent – et ce sont les mots bien connus de Max Boot – la prise en compte de leur intérêt égoïste et éclairé qui était autrefois le fait d’Anglais sûrs d’eux, vêtus de jodhpurs et de casques de hockey, tout en soutenant qu’en fin de compte, ce sont les indigènes eux-mêmes qui en profitent. On va vous bombarder pour que vous soyez libres.
DANIEL DENVIR : Il est important de souligner qu’aussi tordus et paternalistes qu’aient été les néoconservateurs, ils ont vraiment, tout comme l’administration Bush, présenté de manière très offensive la guerre en Irak mais aussi tout le combat contre le terrorisme comme une mission civilisatrice bénéfique. Comme vous l’écrivez, « Wolfowitz a parlé devant la communauté arabo-américaine de Dearborn du rêve des Irakiens d’une société juste et démocratique » [Située juste à l’extérieur de Detroit, la ville de Dearborn abrite la communauté arabe la plus densément peuplée du pays, Ndt]. Certains de ses admirateurs, comme Christopher Hitchens, ont qualifié Wolfowitz de révolutionnaire. Pour sa part, Bush a laissé entendre que les opposants à la guerre estimaient que les Arabes ne seraient sans doute pas encore suffisamment civilisés pour accéder à la démocratie.
Il y avait cette tension entre, d’une part, l’évidente guerre de civilisation qui se déroulait et, d’autre part, l’insistance de Bush et des néoconservateurs à la présenter comme un acte militaire empreint de bienveillance paternelle visant à libérer le monde musulman.
Ce qui est essentiel ici, c’est que les conceptions des néocons et des nationalistes nativistes sont, à ce niveau formel, mutuellement hostiles. Mais la première donne du pouvoir à la seconde, ce que, en définitive, les néocons ne comprendront jamais.
SPENCER ACKERMAN : Exact. Il s’agit d’une relation symbiotique, et ce que les néoconservateurs font, qu’ils le réalisent ou non, c’est créer les conditions d’un champ de bataille approprié pour que les nativistes et finalement MAGA (Make America Great Again) triomphent.
L’un de mes exemples préférés s’est produit juste après l’élection d’Obama à la présidence. Liz Cheney, Bill Kristol et une personne particulièrement enragée, vétéran du 11 septembre et profondément islamophobe, Debra Burlingame, créent un comité d’action politique appelé Keep America Safe (Protégez l’Amérique). De qui l’Amérique doit-elle être protégée ? Ce qui est implicite, c’est que l’Amérique doit être protégée de Barack Obama – en jouant sur le thème nativiste du birtherisme [théorie selon laquelle Barack Obama n’est pas né sur le sol états-unien et est donc inéligible à la présidence du pays en raison du droit du sol, NdT], qui laisse entendre que non seulement Obama n’est pas un président légitime parce qu’il est noir, mais qu’il est en fait un ennemi des vrais Américains légitimes, parce qu’en secret, il est musulman. Et c’est la guerre que, comme le dit Rudy Giuliani, les terroristes nous livrent.
Ces respectables néoconservateurs diffusent une publicité dans laquelle ils qualifient de « sept » les sept avocats appelés à travailler pour le ministère de la justice dans l’administration Obama – et qui, du temps de l’administration Bush, avaient représenté des clients dans des affaires de terrorisme — les 7 d’al-Qaïda. »
Tout ce que nous voyons depuis, que ce soit concernant la carrière politique de Kristol ou celle de Cheney, doit être compris comme émergeant de ce terreau, tout particulièrement aujourd’hui, alors que ces deux personnalités cherchent à se présenter comme l’antithèse de Trump et de MAGA plutôt que comme les facteurs précurseurs de celui-ci.
DANIEL DENVIR : Tout à fait, cette croyance profondément enracinée selon laquelle les États-Unis rendaient un énorme service au monde arabe a permis à la droite de rendre les Arabes et les musulmans responsables de l’échec de la guerre et de faire en sorte que l’équilibre des forces passe des néoconservateurs aux nationalistes nativistes. Parce que si les États-Unis donnaient tant au monde musulman, alors le monde musulman, en refusant notre charité et en répondant à notre offre bienfaitrice par une telle violence, ne faisait que prouver à quel point les musulmans sont exécrables.
SPENCER ACKERMAN : Dans le milieu des médias, Tucker Carlson est l’un des principaux partisan de la guerre contre le terrorisme, et de la guerre en Irak en particulier. Carlson, bien qu’il se présente comme une figure anti-guerre dans son incarnation nativiste actuelle, n’a pas seulement soutenu les guerres avec acharnement sur CNN, mais a ensuite réussi à traduire l’échec de la guerre en Irak comme un échec du peuple irakien et a donné des interviews que je cite mot pour mot dans mon livre, expliquant que ces gens ne sont que des sous-hommes. Ils ne savent même pas comment se torcher le cul. Ils peuvent juste fermer leur gueule et obéir, en ce qui me concerne.
Un tel schéma est constant : la guerre était glorieuse et le problème venait des gens qui vivaient là où la guerre était menée.
Ce qui se passe aussi, c’est que les communautés évangéliques qui avaient exercé une énorme pression en faveur de l’invasion de l’Irak, et qui la considéraient comme une sorte de croisade, ont très vite constaté que les efforts déployés pour les activités missionnaires en Irak suscitaient des réactions violentes et étaient compris par les Irakiens comme étant le but ultime de la guerre. Et le nord de l’Irak est alors devenu un endroit où il est dangereux pour les chrétiens de vivre.
La désillusion évangélique à l’égard de cette aventure est profonde. C’est également un des facteurs qui expliquent pourquoi ils se sont détournés de la politique volontariste de l’ère Bush en faveur des expéditions militaires à l’étranger – mais sans jamais atténuer leur haine des musulmans et de l’islam. Lorsque vous ne pouvez pas vous venger d’un tel ennemi à l’étranger, vous pouvez vous venger de communautés comme Murfreesboro, dans le Tennessee [Un centre islamique dont une mosquée, a été empêché d’ouvrir durant de nombreuses années, Cf un article du NYTimes du 10/08/22 : after a long struggle, mosque opens in Tennesee, NdT].
Contributeurs
Spencer Ackerman est l’auteur de Reign of Terror: How The 9/11 Era Destabilized America And Produced Trump (Le règne de la terreur : Comment les événements du 11 septembre ont déstabilisé l’Amérique et engendré Trump). Il est rédacteur pour Forever Wars.
Daniel Denvir est l’auteur de All-American Nativism et l’animateur de The Dig sur Jacobin Radio.
Source : Jacobin Mag, Spencer Ackerman, Daniel Denvir, 01-02-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
SOURCE: https://www.les-crises.fr/
George W, Dick Cheney, Colin Powell, Tony Blair, Sarkozy, Obama, Hillary, David Cameron, Macron, l’OTAN doivent tous être devant la CPI pour la destruction de l’ Irak, la Libye, la Syrie, le Yemen, la Somalie, et le Sahel
C’est en partie vrai mais tu en oublies toujours d’autres éléments factuels
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