Les inégalités de revenus sont aujourd’hui devenues un sujet d’actualité majeur au niveau mondial avec des conséquences de plus en plus graves. Ainsi, le président Barack Obama ou encore le Pape François ont manifesté non seulement leur grande inquiétude mais leur ardent souhait de voir ces inégalités se réduire.
Nous pouvons tous constater, au Nord comme au Sud, que si la mondialisation a des effets positifs, elle comporte également quelques vices de fonctionnement, en particulier avec le développement accéléré des inégalités de revenus depuis 20 à 30 ans.
Les études statistiques montrent que le continent africain, en particulier les pays sub-sahariens, n’est pas en marge de ce phénomène et est considéré, avec l’Amérique du Sud, comme la zone géographique la plus inégalitaire. Si je regarde par exemple mon pays le Togo, la Banque Mondiale suggère un coefficient de Gini * de l’ordre de 0,4 soit approximativement du même niveau que celui en cours aux États-Unis, c’est-à-dire que le Togo est très inégalitaire dans la répartition des revenus. La plupart des pays sub-sahariens se situent aux environs ou au-dessus de ce score, avec des records dans les pays d’Afrique Australe.
Les institutions internationales qui se sont penchées sur le berceau de l’Afrique ont prôné, depuis la révolution libérale de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, des stratégies de croissance en faisant notamment la promotion de la dérégulation, de la libéralisation des marchés, de la privatisation, de la flexibilité du travail, etc.. Ces stratégies étaient sensées être le meilleur remède pour réduire de manière drastique la pauvreté, spécifiquement en Afrique.
Une croissance forte qui profite peu aux populations
Or, si toutes les études macro-économiques montrent en effet une croissance aujourd’hui forte en Afrique, elles mettent également en évidence que cette nouvelle richesse profite peu aux populations. Même le FMI et la Banque Mondiale, qui ont pourtant été de fervents partisans de politiques néolibérales pour réduire la pauvreté, commencent à s’inquiéter très sérieusement de ce phénomène des inégalités. Nous observons ainsi ce paradoxe de lire un nombre considérable d’articles sur la bonne santé économique du continent africain et dans le même temps des résultats très médiocres dans la lutte contre la pauvreté, le chômage, ou même les progrès dans la santé. J’en suis hélas le témoin au Togo ou mes compatriotes voient peu d’améliorations dans leur vie quotidienne.
Dans le domaine de la santé, de nombreuses études ont mis en évidence que les objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) ne seront pas atteints dans la plupart des pays sub-sahariens. On peut véritablement se poser la question de savoir si les inégalités n’ont pas joué un rôle majeur dans cette situation, notamment sur la mortalité infanto-juvénile ou maternelle qui sont si sensibles et impactent si lourdement les familles les plus déshéritées. L’OMD n°4 ambitionnait par exemple une baisse de la mortalité infanto-juvénile d’un peu plus de 4% par an de 1990 à 2015 : au Togo nous sommes sur une trajectoire très inférieure à 2% par an. Dans la lutte contre le Sida, si des progrès ont été obtenus en 20 ans, ils restent néanmoins décevants face aux nouvelles infections constatées chaque année en Afrique (le Togo est selon ONUSIDA à environ 3% de prévalence en 2012 et jusqu’à près de 7% dans la capitale Lomé ; près de 10000 nouveaux cas par an pour un petit pays de 6,6 millions d’habitants), et cela notamment dans les pays particulièrement inégalitaires des pays d’Afrique Australe.
L’accaparement des terres par des multinationales ou des États étrangers
Dans le domaine agricole, on ne peut qu’être inquiet de voir cette montée de l’accaparement des terres par des multinationales ou des États étrangères au continent, bien souvent avec une faible transparence sur l’organisation de ces montages et laissant sur le carreau un grand nombre de paysans. L’agro-business qui touche fortement l’Afrique est aussi de nature à favoriser la concentration du capital foncier et des inégalités, privant les agriculteurs de leurs revenus au profit de grands groupes financiers, accélérant l’exode rural vers des capitales de plus en plus populeuses et pour des conditions de vie détériorées. Après les industries extractives, le business agricole semble promis à un nouvel eldorado en Afrique mais malheureusement pas pour tout le monde. C’est un sujet sensible qui n’épargne pas le Togo où une majorité des habitants vivent directement ou indirectement de la terre et des mobilisations citoyennes récentes ont déjà eu lieu pour prévenir ce phénomène mais la vigilance doit être plus que jamais de mise.
Je pourrais également évoquer la problématique de l’évasion fiscale au profit des paradis fiscaux et qui touche très sérieusement l’Afrique. Si les ressortissants de la diaspora africaine font des efforts remarquables pour soutenir l’essor de leurs pays d’origine, par contre dans l’autre sens, on constate une fuite très importante de capitaux ayant fructifié sur le sol africain et qui s’expatrient vers les pays du Nord ou de pays à fiscalité basse et souvent opaque. Ce phénomène est manifestement lié à l’élévation des inégalités et à l’extrême concentration de capital. Pouvons-nous réellement prétendre lutter efficacement contre les paradis fiscaux à l’échelle mondiale sans appréhender ces inégalités ? Si les institutions internationales s’évertuent à dire aux africains à longueur d’années que leur problème prioritaire est la corruption, celle-ci n’est-elle pas justement favorisée par des politiques internationales macro-économiques qui exacerbent les inégalités et l’émergence de très hauts patrimoines y compris dans des pays pauvres ?
In fine, malgré les discours offensifs et optimistes initiaux, le résultat est qu’aucune des politiques menées en Afrique n’a réduit de manière significative l’extrême pauvreté (OMD n°1), bien moins que pour les autres continents. Au Togo par exemple, c’est encore plus de 58% de la population qui vit dans la pauvreté selon le PNUD, le pays n’ayant pas non plus été l’un des plus dynamiques en termes de croissance ces vingt dernières années. De l’aveu même du gouvernement togolais sur son site officiel, le pays n’atteindra pas les OMD en 2015.
Un terreau social favorable à la montée de l’intégrisme
Nous sommes enfin frappés de voir que sur notre continent, où la solidarité n’est pas un vain mot, un nombre croissant de mouvements intégristes voire terroristes se multiplient et menacent la stabilité de nos États. Si la question sécuritaire se pose, on doit également s’interroger sur l’impact des inégalités, que ce soit au niveau de la paupérisation d’une partie des populations, de la déstructuration des liens sociaux ou encore du délitement de la solidarité. Le terreau social actuel n’est-il pas favorable à cette dangereuse dynamique ? La forte montée des inégalités n’aboutit-elle pas à une perte de repères dans nos sociétés africaines et une perte de confiance des populations vis-à-vis des élites, ne favorisent-elles pas enfin la corruption que les institutions internationales s’acharnent à vouloir combattre à travers des batteries de procédures ?
À ce stade de mes réflexions, il me semble pertinent d’introduire les travaux de l’économiste Thomas Piketty qui a fait de l’étude des inégalités de revenus son cheval de bataille. Actuellement en tournée remarquée aux États-Unis, encouragé par les prix Nobel d’économie Joseph Stiglietz et Paul Krugman, son dernier ouvrage, le Capital au XXIème siècle, connait un grand succès, notamment dans le pays qui a le plus promu le néolibéralisme à travers la planète. Sa théorie est de montrer que faute d’une politique fiscale juste et correctrice, il y a un phénomène naturel à la concentration des patrimoines en particulier avec des inégalités de revenus élevés ; cette concentration ayant été stoppée net à plusieurs reprises lors d’accidents historiques majeurs (dépression économique ou guerres).
Cette intéressante démonstration se trouve illustrée par le nombre toujours plus croissant de milliardaires à travers le monde, y compris en Afrique, sans que le reste de la population n’en profite de manière proportionnelle, ce qui peut aboutir à des systèmes oligarchiques. Si Piketty est écouté aux États-Unis, c’est parce que sa théorie indique des effets contre-productifs sur l’économie à terme car la concentration des capitaux ne peut être sans limite sans risquer d’aboutir à de graves accidents.
Dans mon dernier livre, Afrique introuvable démocratie je m’interrogeais sur les raisons pour lesquelles la démocratie avait tant de difficultés à éclore sur notre continent. L’une des raisons que nous pourrions avancer en reprenant l’analyse de Piketty est que les inégalités sont si fortes en Afrique qu’elles pourraient pousser à une concentration du capital et peut-être de fait à des systèmes de nature oligarchique, à l’opacité des systèmes et in fine aux régimes dynastiques. De cette situation, j’ai détaillé dans mon ouvrage pourquoi les Africains n’en sont pas les seuls responsables mais dans tous les cas en sont les principales victimes.
Malheureusement, si de plus en plus de voix s’élèvent pour s’alarmer de la montée des inégalités, on ne voit pas encore de prise de conscience suffisante pour agir concrètement en Afrique. J’ai même le sentiment que rien ne change et que les théories économiques qui ont abouti à ces inégalités sont plus que jamais actives. On peut par ailleurs lire de nombreuses critiques sur les indices internationaux qui notent nos pays sur la gouvernance, la corruption, la liberté économique et qui font la part belle au libéralisme sans qu’ils ne soient tempérés par la notion de justice sociale. Ainsi, il convient plus que jamais de s’interroger sur la pertinence de ces indicateurs qui nous gouvernent et qui classent nos pays africains avec souvent des biais importants et sans tenir compte des inégalités…et pourtant on connaît leur capacité d’influence sur les politiques publiques en Afrique et nombreux sont les dirigeants africains hantés par le risque de voir leur pays rétrogradé dans un palmarès international.
En Afrique, nous ne devons pas rester les bras croisés et attendre que de nouvelles théories économiques nous soient dictées avec, à la clef, de nouveaux indicateurs à suivre. Il est temps pour nos dirigeants politiques africains d’étudier très sérieusement la problématique des inégalités, de pouvoir les mesurer dans chacun de nos pays de manière inclusive avec la société civile africaine, de rendre compte aux populations par souci de transparence de la réalité des chiffres et de mettre en place des actions concrètes pour que le développement inéluctable de notre continent soit le mieux partagé possible par l’ensemble des populations. Nous devons faire preuve d’audace, changer les paradigmes, et ne pas suivre aveuglément des théories économiques dont nous ne maîtrisons pas toujours les conséquences.
Réaliser une évaluation des inégalités de revenus et de patrimoine dans chaque pays
En tant que responsable politique africain, il est de ma responsabilité d’alerter sur les graves dérives que nous connaissons au détriment des populations africaines les plus pauvres et d’appeler à une évaluation exacte des inégalités de revenus et de patrimoine dans chaque pays. Non seulement pour en mesurer les conséquences, mais surtout pour veiller à ce que les politiques fiscales et de redistribution permettent à tous les Africains de profiter des richesses et de l’essor du continent. C’est une question d’équité, de justice sociale et de développement en Afrique mais probablement aussi de sécurité et de stabilité pour le reste du monde.
Par cet appel à la réduction des inégalités en Afrique, je demande solennellement à nos dirigeants africains, à nos décideurs économiques, à la société civile africaine, mais également à nos partenaires étrangers, de bien mesurer l’effet dévastateur de cette situation. Nous devons être rapidement capables d’allier la croissance économique dont nous avons besoin avec une réduction des inégalités pour promouvoir notre continent de manière harmonieuse.
En ce qui me concerne, si je suis plus que jamais décidé à poursuivre ma contribution pour le renouvellement démocratique au Togo, je reste disponible pour tous ceux qui souhaiteraient développer cette réflexion avec moi et agir en faveur de la réduction des inégalités au profit des populations africaines.
Agissons maintenant !
Kofi Yamgnane
Homme politique togolais
* Coefficient de Gini : mesure statistique de la dispersion d’une distribution dans une population donnée. Le coefficient de Gini est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l’égalité parfaite et 1 signifie l’inégalité totale. Ce coefficient est très utilisé pour mesurer l’inégalité des revenus dans un pays.
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