La fleur au fusil, les soldats français démissionnent

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La fleur au fusil, les soldats français démissionnent

Conditions de vie, Opération Sentinelle, carrières bloquées, paupérisation de l’institution, les motifs de quitter l’armée ne manquent pas… et les candidats au départ non plus. Ils seraient plus de 60% à envisager de raccrocher le képi. Regards croisés d’un expert et d’un officier –encore- d’active sur le malaise au sein de la grande muette.

Six militaires sur dix auraient envie de quitter l’armée. Ce score grimpe à 70% pour les militaires dont l’ancienneté est comprise entre 11 et 20 ans, comme ce colonel de l’armée de terre qui a accepté de témoigner auprès de Sputnik. Des chiffres inquiétants que révèle le rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire.

Illustration parlante de ce malaise, le colonel «Antoine» (son nom est changé pour préserver son anonymat), s’apprête à quitter l’armée de terre après plus de 25 ans de bons et loyaux services. Un engagement qui lui permettait pourtant «d’avoir une vie active au service de son pays.»

Pourquoi? «Je ne trouve plus ce que je cherche. Je n’arriverai plus à accéder à des postes à responsabilités que j’aimerais tenir, parce qu’on a beaucoup réduit des formats des armées ces dernières années.» Auparavant, il suffisait de réussir un concours pour accéder à des responsabilités intéressantes, mais aujourd’hui il n’y a plus assez de place.

«La politique de ressources humaines fait que beaucoup de gens partent, explique l’officier à Sputnik. Ils partent parce qu’à un moment on n’arrive plus à progresser. C’est pour le signaler que j’ai accepté de répondre à vos questions.»

Mais les difficultés de progresser sont loin d’être les seules raisons du désamour entre l’armée et ses soldats. Selon Richard Labévière, rédacteur en chef de la revue de l’Institut des hautes études de défense nationale «Défense», «on pousse dans l’armée la dimension technologique au détriment du facteur humain. Sur le plan des ressources humaines, il s’agit d’une perte de motivation des soldats, qui ne renouvellent pas leur engagement».

Ce n’est pas l’avis du colonel «Antoine», pour qui: «Quel que soit le niveau de la technologie, il faut avoir une certaine quantité de personnes pour faire les opérations qu’on nous demande. Le meilleur élément, ce n’est pas le matériel, c’est l’humain. Et tous les militaires en ont conscience.»

Selon le Haut comité d’évaluation de la condition militaire, les raisons du départ des engagés sont plutôt à chercher du côté des conditions de vie au sein de l’armée. Le Colonel «Antoine» confirme ces difficultés, notamment pour ceux qui ont une famille. Celles-ci sont en effet soumises à une forte mobilité: il est courant dans l’armée d’être muté tous les trois ans. Et ce qui était accepté il y a une vingtaine d’années ne l’est plus aujourd’hui:

«C’est compliqué de déplacer femme et enfants. En cas de mutation, le conjoint perd son travail… à chaque fois, il faut tout reconstruire. C’est usant pour la vie de famille», précise l’officier.

Et si d’être coupé de sa famille le temps d’une mission est acceptable, le moindre coup dur la vie devient intenable. Il suffit de se rappeler des problèmes de paiement que l’armée a connus en 2011-2012, avec le bug informatique du logiciel Louvois, qui a touché la moitié des effectifs de l’armée de Terre en France:

«On peut avoir le père de famille en mission et la famille se retrouve sans ressources avec tout ce qui s’ensuit: le découvert bancaire, les dettes, l’impossibilité de régler ses factures… Ces situations créent beaucoup d’angoisse et le problème n’est pas encore réglé, raconte l’officier. On se dit qu’on n’est pas si bien protégé que ça.»

De fait, selon Le Monde (février 2017), «Le logiciel défectueux [Louvois], qui depuis 2011 empêche soldats et officiers d’être correctement payés, ne sera retiré qu’en 2021.»

«Il faut prendre la vie des familles, de l’ »arrière » en compte, leur proposer un accompagnement le temps de la mission du conjoint-militaire», appuie Richard Labévière.

À ces conditions structurelles s’ajoute le plan Sentinelle, qui pèse énormément sur les unités. «Les militaires sont engagés dans ces missions qui ne sont pas très intéressantes, en plus maintenant ils sont pris pour cible,» déplore notre officier.

Idéalement, la vie des militaires est basée sur des cycles de 16 mois: 4 mois de phase stable en régiment, 4 mois de préparation opérationnelle, plus intensifs, 4 mois de mission, suivis de 4 mois plus tranquilles, où on est toujours prêt à repartir. «On a perdu ces temps de respiration. Les soldats n’ont plus le temps de s’entraîner, le rythme normal des militaires est altéré par cette charge énorme,» précise notre témoin, qui rajoute que:

«Les armées le font depuis 1995: le niveau d’engagement est multiplié par 20 par rapport à une période où les effectifs étaient plus importants.»

Un entraînement qui est de plus affecté par l’usure accélérée des équipements. «La situation reste précaire, nous explique le colonel « Antoine ». Comme il a eu beaucoup de missions, notamment en Afghanistan ou en Afrique, les matériels s’usent quatre fois plus vite que prévu. En mission, le matériel est en bon état, mais en France, pour s’entraîner, beaucoup de matériels ne sont pas disponibles.» Un constat qui sonne comme un désaveu cinglant des 850 millions d’euros de coupes budgétaires dans les crédits de la Défense, dont Macron avait affirmé qu’ils seraient sans incidence sur la vie des soldats.

«Pour renverser la tendance (des départs de l’armée), il faut passer par une hausse de moyens budgétaires au recrutement et aux conditions logistiques et de vie dans les casernes, les bases, dans les points d’appui», souligne de son côté Richard Labévière.

Une hausse qui devrait intervenir dès 2018, avec plus d’un milliard d’euros de crédits pour la Défense, si l’on en croit les promesses d’Emmanuel Macron.

La rotation au sein de l’institution n’est pas aussi due au recrutement? Si seulement 65% des militaires du rang de l’armée de Terre et 58% de ceux appartenant à l’armée de l’Air rempilent après un premier contrat, dont la durée est de trois à cinq ans, c’est en partie parce que les engagés ont trouvé ce qu’ils sont venus chercher au sein de la grande muette.

«Certains viennent pour l’idéal, et d’autres —pour les raisons plus alimentaires. Ce que les jeunes viennent chercher dans l’armée, c’est souvent des qualifications dans les métiers qu’ils pourront faire après dans le civil», explique le colonel «Antoine», qui détaille: «Ce qu’ils vont apprendre leur permettra d’avoir du boulot dans le civil plus tard. Et non seulement d’avoir un métier technologique, mais de savoir commander de petites équipes, passer son permis pour conduire des camions…»
Pour autant, tous les engagés ne sont pas là pour la «gamelle», loin de là. Selon le rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire, les leviers principaux de fidélité à l’armée restent forts. Le statut militaire (79%), «la participation active à la défense des intérêts du pays» (75%) ou «les rapports humains, l’esprit de cohésion» (70%) demeurent des éléments de motivation pour s’engager ou poursuivre sa carrière.

«L’Armée, ce n’est pas un métier, c’est un choix de vie, confirme le colonel « Antoine ». Ça a une incidence trop importante sur les libertés individuelles, la liberté d’expression. On renonce à beaucoup de choses quand on s’engage dans l’armée. Mais on le fait pour son pays.»

Des idéaux qui peinent donc souvent à se traduire dans le quotidien des soldats, ce qui explique aussi un certain nombre de désillusions, donc de départs ou de difficultés de recrutement.

«Il faut également travailler sur le recrutement, qui doit s’appuyer non seulement sur les campagnes de publication et de belles images de surface, mais aller plus en profondeur dans l’explication du fonctionnement des armées et des sacrifices qu’on demande aux soldats engagés, analyse Richard Labévière.»

Cela suffira-t-il à enrayer ce désamour entre l’armée et ses engagés? Le problème est peut-être plus profond, selon le colonel «Antoine». Si 88% des Français ont une bonne image de l’armée, «la professionnalisation qu’on a décidée il y a vingt ans, en février 1997, montre bien qu’on a perdu un lien avec la Nation.»

Un lien que l’armée semble en peine de retisser avec ses engagés.

Oxana Bobrovitch

 Par Sputnik

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