En 2013 le célèbre journaliste turc Yavuz Baydar a été licencié du quotidien « Sabah » (un quotidien pro-Erdogan), où il occupait la fonction de médiateur. Son nom s’est ajouté sur la longue liste des journalistes écartés de leurs fonctions. Depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet, cette liste s’allonge chaque jour un peu plus. Yavuz nous raconte ce que c’est d’être journaliste, aujourd’hui, en Turquie.
Être journaliste en Turquie, en ce moment, cela revient à être en enfer.
La censure est à son plus haut point, à la fois dans les médias traditionnels et sur internet. L’état d’urgence qui a suivi la tentative de coup d’État a mis en cage tous les droits et toutes les libertés.
Désormais, un ministre – et un seul – peut demander la fermeture d’un média, suivi par les procureurs, sans aucune décision de la Cour ou sans droit d’appel.
Aujourd’hui, 45 journaux, 16 chaînes de télévision, 15 stations de radio et 3 agences de presse ont été fermés, accusés de participer à des activités terroristes en lien avec le mouvement Gülen, et au moins trois sites kurdes ont été bloqués, comme l’agence de presse DIHA.
La répression va continuer, inexorablement.
Parmi eux, des chroniqueurs libéraux influents, comme les vétérans Nazli Ilicak et Sahin Alpay, âgés de plus de 70 ans, mais aussi de jeunes reporters d’investigation. Certains viennent de médias affiliés à Gülen, d’autres de médias généralistes, comme Hürriyet daily.
En un mot, c’est la fin du vrai journalisme, critique, digne de ce nom. Ce qui reste de l’information généraliste est paralysé par l’autocensure : il est impossible d’obtenir des informations précises, c’est le néant. Un mur s’est érigé entre la vérité et le public – national et international.
La diabolisation de la liberté de la presse est une culture en Turquie
Depuis les protestations de Gezi Park en 2013, les journalistes n’ont cessé d’être victimes d’oppression et d’inimité. Leur peur est aujourd’hui décuplée : ils craignent de ne plus pouvoir travailler, et pour ceux qui travaillent encore, d’être virés, voire emprisonné. L’espoir d’un retour à la normale semble définitivement perdu.
En Turquie, environ 90% des médias subissent, directement ou indirectement, un contrôle de leur contenu éditorial par les pouvoirs politiques, et/ou par leurs propriétaires. Ces derniers craignent de perdre leurs privilèges financiers si un reportage ou un article se permet de « défier » l’AKP. Les rédactions ne sont donc plus indépendantes, à l’exception de trois-quatre petits journaux laïcs de gauche, et des sites tout récents.
La diabolisation de la liberté de la presse est devenue une culture en Turquie. Les patrons des médias ne respectent pas les valeurs fondamentales qui constituent le bon journalisme.
Il n’y a plus aucune chaîne de télévision libre, indépendante et fiable
Par ailleurs, la polarisation au sein-même de la communauté journalistique est écœurante. Encore maintenant, des journalistes fournissent des informations sur leurs confrères, réclament leur arrestation ou demandent une peine sévère pour tous ceux avec qui ils sont en désaccord politique.
Les médias turcs se divisent en trois grandes catégories, qui se méfient les unes des autres, voire se détestent : les Kémalistes, qui sont gauchistes, les Kurdes et les pro-AKP. En dehors de ces segments, il y a quelques tout petits médias – principalement de gauche ou libéraux – qui essaie de construire des passerelles, en vain. Le tout est un terreau fertile sur lequel le gouvernement peut établir des assises solides.
Les journaux turcs ont désormais perdu les trois critères qui constituent un média : la liberté, l’indépendance et maintenant, la diversité. Il n’y a plus aucune chaîne de télévision libre, indépendante et fiable, qui n’exerce pas l’autocensure, dans un pays où 88% de la population s’informe via la télévision. Que dire de plus ?
Je vais continuer à faire ce que je fais depuis 40 ans
La communauté des journalistes des pays démocratiques peut faire quelque-chose. Elle peut se mobiliser en créant des sites d’informations indépendants, avec une coopération professionnelle internationale. La priorité est de ne pas faire disparaître notre profession, sinon, la Turquie va se transformer en une sorte de Turkménistan.
Et moi, je vais continuer à faire ce que je fais depuis 40 ans : écrire des analyses et des chroniques. C’est la seule chose que je peux faire et que je sais faire pour gagner ma vie correctement.
Propos recueillis par Julia Mourri