Miné par les cellules djihadistes sur son sol et hanté par la perspective d’un État kurde en Syrie, Ankara s’est résigné à entrer en guerre.
À peine le monde a-t-il salué le revirement de la Turquie dans la lutte contre l’organisation État islamique (EI) qu’Ankara est retombée dans ses contradictions. Au soir même des premières frappes aériennes contre les djihadistes de l’EI en Syrie, après l’attentat-suicide meurtrier qui a frappé le pays à Suruç, l’armée turque a attaqué la base arrière du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak. Depuis, les autorités turques ont arrêté sur leur sol au moins 900 individus, aussi bien des partisans de l’EI que des membres du PKK. Or, les combattants kurdes demeurent pourtant le premier adversaire des djihadistes sur le terrain. Et l’allié privilégié de la coalition internationale anti-EI.
“Cela symbolise toute l’ambiguïté turque depuis trois ans en Syrie“, souligne Jean Marcou, directeur des relations internationales de l’Institut d’études politiques de Grenoble et coéditeur du site de l’Observatoire de la vie politique turque. “À savoir que la Turquie pourchasse autant les djihadistes que les combattants du PKK.” “L’État turc n’avait pas le choix”, rétorque un haut diplomate turc. “Ankara devait riposter à l’EI après l’attentat de Suruç, mais aussi l’attaque djihadiste contre un poste frontalier de l’armée dans la région de Kilis (Sud, un sous-officier tué). Pour ce qui est du PKK, l’État devait réagir après l’assassinat de deux policiers à leur domicile de Ceylanpinar (Sud-Est)”.
“Tolérance” turque envers l’EI
Bête noire d’Ankara depuis trente ans (le conflit a fait plus de 30 000 morts), le mouvement séparatiste kurde, qui négocie depuis 2013 un cessez-le-feu permanent avec la Turquie, entendait dénoncer la “complicité” des autorités turques dans l’attentat contre le centre culturel de Suruç, où s’étaient regroupés des étudiants, notamment kurdes, désireux de participer à la reconstruction de Kobané. Décrétant la fin de la trêve armée, le mouvement séparatiste kurde multiplie depuis les attaques contre les forces de sécurité turques.
“Pendant longtemps, la Turquie a fait preuve d’une certaine tolérance vis-à-vis de l’EI”, analyse Sinan Ülgen, ancien diplomate turque, président du Center for Economics and Foreign Policy (EDAM) à Istanbul. “En effet, l’ennemi djihadiste permettait à Ankara de faire à la fois pression sur le régime de Bachar el-Assad et de contrôler par là même la volonté d’expansion des Kurdes dans le nord de la Syrie”. Pendant que l’Occident hésite à armer l’opposition syrienne, la Turquie, elle, ferme les yeux sur le passage de milliers de djihadistes, mais aussi d’armes, à travers les 800 kilomètres de frontière qu’elle partage avec la Syrie. Et contribue ainsi à miner littéralement son territoire, où résideraient quelques 3 000 partisans de l’EI, selon un rapport des services de renseignement turcs.
“Le serpent PKK reste venimeux” (diplomate turc)
Or, loin de faire tomber Bachar el-Assad, les djihadistes établissent au contraire leur “califat”, à cheval sur la Syrie et l’Irak. Pour contrer l’expansion djihadiste, les États-Unis forment en septembre 2014 une coalition anti-EI en Irak et en Syrie, dont la Turquie fait partie. Outre les bombardements aériens, la campagne militaire s’appuie sur des troupes au sol, notamment les Kurdes (Peshmergas et PKK en Irak, PKK en Syrie), seules forces capables de tenir tête aux djihadistes dans le nord de l’Irak et de la Syrie.
Aidés par l’aviation américaine, les combattants du PYD (la branche syrienne du PKK) parviennent à “libérer” Kobané en janvier 2015. En reprenant cinq mois plus tard aux djihadistes la ville syrienne de Tall Abyad, les forces kurdes réunifient les trois cantons kurdes du nord de la Syrie (Afrin, Kobané, Qamishli) et s’affirment comme l’allié indispensable de l’Occident contre l’EI. “Sous prétexte d’une lutte contre Daesh (acronyme arabe de l’EI), la politique du PYD a toujours été de réunir les trois cantons du nord de la Syrie en une entité, une aberration historique qui est impensable à nos yeux”, fustige la source diplomatique turque. “Il est impossible de soutenir le PKK, une organisation terroriste – selon la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne – au même titre que l’EI, sous prétexte qu’il lutte contre Daesh”. Autrement dit, “ce n’est pas parce qu’un serpent ne vous mord pas qu’il n’est plus venimeux.”
Plan américano-turc
L’image trahit pourtant des considérations beaucoup plus politiques, Ankara craignant que les succès militaires du PKK ne viennent renforcer sa position à la table des négociations. “La montée en puissance des Kurdes inquiète la Turquie”, souligne Jean Marcou. “Outre le Kurdistan irakien, un État déjà quasi indépendant aux mains du Parti démocratique du Kurdistan (rival du PKK), les Kurdes possèdent des régions autonomes dans le nord de la Syrie, ainsi qu’une représentation parlementaire en Turquie (le Parti démocratique de peuples ou HDP) qui vient d’infliger une défaite électorale à Erdogan, en faisant entrer 80 députés au Parlement lors des dernières législatives, empêchant l’AKP d’obtenir la majorité absolue.”
Pour briser cette dynamique, la Turquie aurait obtenu des États-Unis qu’ils prennent leurs distances avec la branche syrienne du PKK, en échange de la mise à disposition de ses bases aériennes aux avions de la coalition anti-EI, notamment celle d’Incirlik (Sud). “Après six mois de négociations, nous avons trouvé un accord et Washington s’est rapproché de nos positions sur la Syrie”, se félicite à ce sujet le haut diplomate turc. “Les frappes aériennes sont nécessaires mais pour résoudre le problème Daesh, il faut des troupes au sol et trouver une zone de sécurité et d’exclusion aérienne pour accueillir les réfugiés syriens et l’Armée syrienne libre.”
Si les détails de l’accord n’ont pas été révélés, l’ancien diplomate Sinan Ülgen indique que “l’idée de la coalition est de recréer un environnement semblable à ce qui s’est produit au nord de la Syrie, mais sans l’appui aux forces kurdes”. Sont évoquées les centaines de “rebelles modérés” actuellement formés et équipés en Turquie par Washington et Ankara. Une hypothèse hautement fantaisiste, l’opposition syrienne la plus efficace aujourd’hui, celle qui inflige de nombreuses pertes à l’armée de Bachar el-Assad, étant formée par les islamistes radicaux de l'”Armée de la conquête”, dominée par le Front al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda.
Publié le | Le Point.fr