Hier, on m’a demandé d’envoyer mon édito hebdomadaire que j’écrit de Bruxelles depuis quatorze ans. Je n’ai pas encore été limogé, mais le gouvernement AKP vient de confisquer le journal pour lequel je travaille, le journal le plus distribué de Turquie, Zaman.
Ce n’est pas seulement Zaman qui a été confisqué, mais aussi Today’s Zaman(la version anglaise du groupe), l’agence Cihan News et Aksiyon weekly. Le rédacteur en chef de Zaman, Abdülhamit Bilici, a été extirpé de son bureau par la police anti-terroriste et limogé instantanément.
Apparemment, ceux qui ont publié la version papier du quotidien n’ont pas été en mesure d’arrêter celle du site internet. En fait, ils l’ont tout simplement débranché. Lorsque vous vous connectez sur le site, vous pouvez lire en langue turque que le site sera de nouveau accessible «de meilleur qualité, avec des informations plus objectives».
Nous n’avons pas eu à attendre longtemps pour comprendre ce qu’ils entendaient par «des informations plus objectives». Les titres de Zaman, au lendemain de son occupation, faisaient état de l’ouverture du troisième pont du Boshphore avec une belle photo du président Recep Tayyip Erdogan, tout sourire.
Zaman s’est tout d’un coup mis à publier des informations flatteuses à propos d’Erdogan et des succès du gouvernement de l’AKP.
Aucune mention n’a été faite des protestations de vendredi et samedi devant ses bureaux, quand la police a utilisé du gaz lacrymogène et des canons à eau sur la foule, faisant de nombreux blessés.
Le plus grand quotidien turc d’opposition a été transformé en porte-voix gouvernemental.
Lorsque le président du conseil de l’Europe, Donald Tusk, était à Ankara, tweetant combien ses entretiens avec le président Erdogan et le premier ministre Ahmet Davutoglu étaient fructifiants, l’information selon laquelle la cour d’Istanbul avait décidé de confisquer Zaman circulait déjà dans les rédactions.
La violente prise de contrôle du journal a eu lieu alors que Johannes Hahn, le commissaire responsable des négociations d’adhésion de la Turquie, était encore dans le pays.
C’est comme-ci Erdogan voulait donner une leçon aux leaders européens. Cette confiscation intervient juste avant le second sommet Turquie-Union Européenne en quatre mois, comme une gifle à la face des valeurs européennes.
«Comme un prince à Bruxelles»
Le 29 novembre, juste deux jours avant le premier sommet UE-Turquie jamais organisé depuis 57 ans de relations tumultueuses, Can Dundar, le rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, ainsi que son responsable du bureau d’Ankara étaient tous deux jetés en prison. Ils ont été récemment relâchés grâce à une décision de la cour constitutionnelle qui a rendu Erdogan furieux.
Beaucoup disent qu’Erdogan a été encouragé par le peu de critiques dont il a fait l’objet de la part des leaders européens.
Malgré de nombreux avertissements, la chancellière allemande, Angela Merkel, est venue en visite en Turquie, à la veille des élections fatidiques du 1er novembre.
De plus – c’est un secret de polichinelle à Bruxelles – elle a été instrumentalisée pour reporter après les élections, la publication du rapport intérimaire de la Commission européenne accablant la Turquie.
Il semble qu’Erdogan ait pris la position de l’Europe comme un chèque en blanc et un feu vert pour s’attaquer à quiconque critiquerait le gouvernement et le président.
Les minutes d’un entretien entre Erdogan, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, publié le mois dernier sur un site internet grec, euro2day.gr, a rendu clair ce que nous suspections depuis longtemps : l’Union européenne négocie ses valeurs et principes avec Erdogan en échange de l’arrêt du flux de réfugiés et l’accueil de ces derniers en Turquie.
Selon cet extrait, qui a été confirmé par Erdogan et n’a pas été contesté par l’UE, Juncker a rappelé à Erdogan qu’il était traité «comme un prince à Bruxelles», faisant référence à sa visite du 5 octobre dans la capitale européenne, pendant laquelle le tapis rouge lui a été déroulé.
Devenu prince, Erdogan s’est empressé d’étouffer toute résistance à son pouvoir unique.
La croisade d’Erdogan
Aujourd’hui, à l’heure où les leaders européens s’assoient autour de la table avec le premier ministre Davutoglu, beaucoup les appellent à soulever la question de la liberté de la presse. Mais les espoirs sont minces.
Lorsque le chef des libéraux au Parlement européen, Guy Verhofstad, a prévenu les leaders européens «de ne pas vendre leurs âmes à la Turquie», il a marqué un point.
«Nous continuons encore d’accepter des promesses vides comme le retour en Turquie des migrants non syriens qui ont rejoint les îles grecques. En d’autres mots, nous acceptons de renvoyer des migrants dans un pays qui enferme les journalistes, attaque les libertés civiles et où la situation des droits de l’homme est extrêmement préoccupante», a-t-il dit.
L’UE sous-traite simplement ses problèmes à Erdogan au moment où il fait de son mieux pour déstabiliser son propre pays. L’UE pourrait bien se retrouver un jour à devoir sous-traiter à son tour les problèmes d’Erdogan.
La confiscation de Zaman arrive dans un contexte alarmant. Les soi-disant administrateurs ont fermé les deux quotidiens, Bugun et Millet du groupe Ipek, saisis quelques jours avant l’élection du 1er novembre.
La chaîne nationaliste Bengu Turk a été retiré du service sattellite Turksat, en même temps que la chaîne pro-kurde : IMC. Les 13 chaînes du groupe STV ont subi le même sort à la mi-novembre.
La croisade d’Erdogan n’est pas juste contre un groupe idéologique spécifique. Toute personne qui le critique est une cible potentielle. Après la chute du plus grand journal d’opposition, Zaman, il est de plus en plus difficile de parler de liberté de la presse aujourd’hui en Turquie.
Les leaders européens, lorqu’ils rencontreront Davutoglu par la suite, ne devraient pas oublier que de nombreux journaux critiques restent dans la ligne de mire aussi longtemps que l’Europe continuera de négocier avec la Turquie sans principe.
Selçuk Gültaşlı, correspondant de Zaman à Bruxelles
Traduit de l’anglais par Nadia sweeny