Ce mercredi 20 mai 2020, plus de cinq millions d’électeurs burundais sont appelés aux urnes pour le premier tour d’une élection présidentielle sans Pierre Nkurunziza. Le chef de l’État burundais sortant, au pouvoir depuis 2005, a choisi de ne pas se représenter. Sept candidats sont en lice pour le remplacer, dont deux poids lourds : Évariste Ndayishimiye, candidat du parti au pouvoir, le CNDD-FDD, et son principal rival, Agathon Rwasa, ancien chef de l’autre rébellion hutue. Ce scrutin sous haute tension se passe sans mission d’observation de la communauté internationale.
« Les prochains jours risquent d’être difficiles », redoute un militant des droits de l’homme burundais à la veille de la présidentielle. Depuis cinq ans et la dernière présidentielle, Félix, comme il souhaite être appelé pour des raisons de sécurité, vit à Bujumbura et continue de documenter clandestinement les exactions commises par le régime du président sortant Pierre Nkurunziza. La plupart de ses collègues ont fui après sa réélection controversée en 2015.
Le chef de l’État burundais ne se représente pas pour un quatrième mandat, mais il laisse un pays encore secoué par des violences. Malgré l’annonce de ce renoncement, les cadavres de jeunes supposés proches de l’opposition ou de rébellions continuent, cinq ans après, d’être retrouvés presque toutes les semaines. La Ligue ITEKA (ndlr : Dignité en kirundi, la langue parlée au Burundi), a recensé 2 245 victimes de la répression depuis le début de la crise de 2015, dont 764 morts et 555 portés disparus. Cette organisation dénonce « un changement de méthodologie et stratégie » depuis 2018. De plus en plus de corps sont retrouvés dans des rivières et forêts, et enterrés par l’administration sans qu’une enquête ait été menée sur leur identité. Depuis octobre 2017, la Cour pénale internationale (CPI) a ouvert une enquête sur des crimes commis au Burundi ou par des ressortissants burundais à l’extérieur de leur pays entre le 26 avril 2015 et le 26 octobre 2017. Bujumbura s’est définitivement retiré de cette cour quelques jours après et n’a cessé de protester depuis.
Félix a dû officiellement changer de métier pour éviter d’avoir à lui aussi prendre la route de l’exil, mais il dit n’avoir depuis jamais cessé de recevoir des messages d’alerte sur des cas d’arrestations ou de disparition. « Je me suis habitué à vivre comme ça, mais des policiers viennent régulièrement fouiller chez nous, c’est hyper stressant », raconte encore ce militant. Tous n’ont pas eu cette chance. Certains ont été tués au plus fort de la crise entre 2015 et 2016 et d’autres emprisonnés pour avoir donné des informations sur les exactions à des ONG locales aujourd’hui en exil. C’est le cas de Germain Rukuki. Cet ancien comptable d’Acat-Burundi a été condamné à 32 ans de prison en avril 2018 à l’issue d’un procès qualifié d’« inique » par les défenseurs des droits de l’homme. « Cela pourrait être un pas vers le changement voulu par les Burundais si le nouveau président parvient à arrêter les violences », explique-t-il. Il y croit un peu, car le parti au pouvoir, le CNDD-FDD, « n’a plus d’argent ». La population burundaise, quant à elle, « en a marre d’une crise économique qui touche jusqu’aux commerçants ambulants ». Le candidat et secrétaire général du parti au pouvoir depuis quatre ans, Évariste Ndayishimiye, pourrait, selon lui, « relâcher un peu la pression » pour obtenir la reprise de l’assistance internationale et la levée des sanctions européennes contre des personnalités du régime. « Sinon, personnellement, je n’en attends pas grand-chose », commente encore ce militant.
La lutte contre la pauvreté, « véritable enjeu des élections »
L’avènement de l’ancienne rébellion CNDD-FDD au pouvoir date de 2005. Depuis, le taux de pauvreté est passé de 67% en 2006 à 74,4% en 2018, selon les dernières estimations de la Banque mondiale, et ce, malgré un ralentissement significatif de la croissance démographique. L’espoir créé par la fin de douze années d’une guerre civile sanglante et les premières élections démocratiques depuis l’assassinat du premier président élu Melchior Ndadaye ne s’est pas traduit en une amélioration des conditions de vie des Burundais. Après la crise politique de 2015, le Burundi a même connu deux années de récession, en 2016 et 2017 (-0,2%), et commençait à peine à renouer avec la croissance. Mais la pandémie de Covid-19 qui l’a obligé à fermer ses frontières risque de mettre en danger cette fragile reprise, avec une prévision de 2 à 3% de croissance cette année, loin derrière les autres États membres de l’EAC qui sont entre 5 et 9%. Le pays de Pierre Nkurunziza doit régulièrement faire face à des pénuries de devises, carburant, médicaments ou autres produits de première nécessité.
Le général Ndayishimiye est présenté sur ses affiches de campagne comme « l’Héritier » de Pierre Nkurunziza. Tout au long de ses meetings, le candidat du CNDD-FDD a présenté son prédécesseur comme celui qui « a posé les fondations, la paix et la sécurité ». Lui assure qu’il va « mettre le Burundi sur la voie du développement », allant jusqu’à promettre du travail à tous les chômeurs. « Votez pour moi, a-t-il appelé, et si vous ne trouvez pas du travail, que tous les chômeurs viennent alors chez moi à la maison, je leur trouverai du travail. »
Au Burundi, 65% des jeunes sont au chômage, selon la Banque mondiale. Au sein du parti au pouvoir, malgré des discours souvent triomphalistes, un officiel reconnaît que « le véritable enjeu de ces élections est la lutte contre la pauvreté » plus encore que « le raffermissement de la paix » ou « la réconciliation nationale ». Cet officiel rend hommage à « l’homme de parole » Pierre Nkurunziza qui a tenu sa promesse de ne pas se présenter à ces élections et vante les mérites du candidat du régime. Pour lui, Évariste Ndayishimiye a tous les atouts pour relever ces défis. « Il a une expérience pratiquement dans tous les domaines : politique, militaire et administratif », explique ce haut responsable burundais. « Il est intègre. Aucune accusation de crime économique ou de sang ne pèse contre lui. »
Le général Ndayishimiye n’en demeure pas moins un homme du sérail, ancien ministre de l’intérieur et de la sécurité publique en 2007 et aujourd’hui secrétaire général du CNDD-FDD. La ligue des jeunes du parti, les Imbonerakure, est régulièrement accusée d’être une milice et de commettre de graves violations des droits de l’homme. Comme beaucoup de Burundais, l’officiel sous couvert d’anonymat dit aujourd’hui souhaiter « une normalisation des relations entre le Burundi et l’Union européenne », mais qualifie de « fausse perception » l’idée que son pays ait pâti de la suspension de la coopération avec ses principaux bailleurs traditionnels et souffre aujourd’hui cruellement du manque d’investissements étrangers et de devises. « Le Burundi est resté ouvert à tous les autres pays », assure-t-il. « Les Chinois et autres Asiatiques, les Turcs, les Russes et même certains Européens ont investi au Burundi. Nos fonctionnaires sont payés chaque 25 du mois. »
Une ouverture du pays envisageable « à moyen terme » ?
Un intellectuel du parti au pouvoir dresse un tableau plus pessimiste : « On ne peut pas le cacher, il n’y a plus eu d’investissements étrangers depuis cinq ans et le pays dépendait majoritairement de l’aide extérieure. Le chômage a explosé. » Ce cadre cite comme exemple les hôtels et restaurants de Bujumbura « presque désertés », la fermeture des ONG pourvoyeuses d’emplois et la production de café « à l’arrêt et très mal gérée depuis la libéralisation du secteur ». Même les opérations de maintien de la paix où le Burundi avait encore des militaires déployés sont en train de réduire leurs effectifs.
Les principales sources en devises du Burundi se sont presque entièrement taries. Cette situation a eu des conséquences dramatiques pour un pays essentiellement tourné vers l’agriculture vivrière, mais qui dépend des importations pour tout le reste. « Les ressources qui restent font l’objet d’une véritable ruée. Même le parti ne pourra pas engager ceux qui viennent à lui », déplore ce cadre du CNDD-FDD. « Il n’y aura pas de changement sur le court terme, Pierre Nkurunziza est encore à la tête du pays. Certaines initiatives pourraient être intimidées par sa présence », explique ce cadre. « Il est populaire, il reste le guide du patriotisme, un titre qui lui est garanti par la loi, ce n’est pas possible de prendre des décisions à 180°. » Selon lui, la décision de fermeture du pays « n’était pas du fait du président, mais d’un système ». Quand son collègue en fonction exige une reprise de la coopération « dans le respect mutuel » et sous forme de « partenariats gagnant-gagnant » et « investissements directs », cet intellectuel dit être conscient que des « efforts » seront exigés par la communauté internationale. « Avec le Covid-19, même l’Arabie saoudite et la Chine qui nous soutenaient ont des ennuis financiers », explique-t-il encore. Le CNDD-FDD n’aurait « à moyen terme » d’autre choix que d’ouvrir le pays quand il a multiplié ces dernières années les discours hostiles envers la communauté internationale. « Jusqu’à aujourd’hui, le pouvoir a agi comme une entité unique. Mais celui qui sera élu doit se dégager d’une partie de l’équipe qui jusqu’ici dirigeait le pays. » L’Initiative pour les droits de l’homme au Burundi, une ONG de droit britannique, estime que s’il est élu, le général Evariste Ndayishimiye devra « marcher sur une corde raide » entre Pierre Nkururunziza et le groupe de généraux issus de l’ancien principal mouvement rebelle hutu du CNDD-FDD dont il fait lui-même partie
L’officiel burundais que nous avons pu interroger, lui, se refuse à reconnaître l’existence de « différents courants » au sein du parti ou moins encore d’une lutte interne à venir entre radicaux et modérés. « Depuis que Évariste Ndayishimiye est devenu secrétaire général du parti en 2015, le CNDD-FDD n’a connu aucune friction de nature à le faire éclater en ailes. Tout ça grâce à son caractère rassembleur », assure ce haut responsable burundais. « Avant lui, le parti a connu plusieurs turbulences, pratiquement chaque deux ou trois ans. »
Ndayishimiye serait « le plus petit dénominateur commun », explique pour sa part un activiste en exil. « C’est comme ça que Nkurunziza a été choisi. Il n’avait pas de grade important, il avait fait des études de sport et parlait avec tout le monde. » Mais les principaux généraux du CNDD-FDD – dont Évariste Ndayishimiye – s’étaient partagé les autres leviers du pouvoir. C’est pourquoi, selon cet activiste, il faut observer les éventuelles nominations qui pourraient s’opérer au sein des forces de sécurité. « Dès que Évariste Ndayishimiye aura le pouvoir, il pourra imposer certaines choses, mais la mentalité du parti va être difficile à changer », estime encore cette source. « Le CNDD a un problème de compétence, ils ont chassé leurs intellectuels en 2015. Il y a aussi beaucoup de gens dans le parti qui attendent d’avoir une place et croient que c’est leur tour. » Mais il croit que « les généraux sont conscients que la situation n’est pas tenable et certains discutent déjà avec des diplomates».
La victoire du candidat du parti au pouvoir ne sera peut-être pas aussi facile à imposer que prévu. Depuis le début de la campagne électorale, le 27 avril 2020, son principal challenger, Agathon Rwasa, déplace les foules. « Le CNDD-FDD ne l’a pas vu venir. Quand ils ont ramené Rwasa au gouvernement, qu’ils lui ont pris son parti, ils ont pensé entamer sa popularité », commente encore l’activiste en exil. L’ancien chef de la rébellion FNL, longtemps considéré comme un extrémiste hutu, avait noué en 2015 une alliance avec l’Uprona de Charles Nditije, un parti historiquement tutsi. Malgré son appel au boycott initial, il s’était vu attribuer la deuxième place à la présidentielle avec 18,99% des voix. M. Rwasa avait dénoncé des résultats « fantaisistes » et néanmoins siégé à l’Assemblée dont il a pris la vice-présidence. Privé de la dénomination de son parti et ancienne rébellion, il avait été contraint l’an dernier de créer une nouvelle structure, le Conseil national pour la liberté (CNL).
Depuis 2010 et son retour au pays, ses partisans sont parmi les principales victimes de la répression politique. Les deux principaux mouvements rebelles hutus, le CNDD-FDD, et le Palipehutu-FN, le groupe dont Agathon Rwasa va prendre la tête, sont rivaux depuis leur création dans les années 80 les camps de réfugiés en Tanzanie. Ils s’affrontaient déjà en 1996, durant la guerre civile qui les opposait à l’armée, alors dominée par la minorité tutsi. Cette compétition se poursuit aujourd’hui encore sur le terrain politique. La communauté hutu représente toujours aujourd’hui 85 % de la population et l’essentiel de l’électorat.
« Les cadres de Rwasa ont travaillé dans les églises adventistes de campagne, ils faisaient passer des messages clandestinement », explique encore l’activiste en exil. « Les FNL, ce sont presque une secte dans leur manière de fonctionner. Les partisans sont très disciplinés. » Pour lui, M. Rwasa a réussi à se présenter comme une alternative au CNDD-FDD et à conquérir un nouvel électoral. « C’est même devenu le parti pour lequel les Tutsis vont voter, ce qui aurait été inimaginable à la fin de la guerre », estime-t-il. « Il y a encore 400 000 réfugiés hors des frontières du pays et leurs familles restées à l’intérieur sont anti-pouvoir. Pendant trois ans, le CNDD-FDD a aussi fait cotiser tout le monde pour les élections, ce qui a créé un ressenti supplémentaire. » Pour le haut responsable burundais, l’électorat de M. Rwasa est au contraire « plus ou moins stable depuis 2010 ». « C’est l’extrême droite hutue à laquelle on ajoute aujourd’hui la sympathie spontanée et circonstancielle d’une partie de l’opposition radicale tutsie hostile au CNDD-FDD », résume-t-il sans évoquer les causes de ce revirement historique. Depuis 2015 et les premières manifestations contre le troisième mandat de Pierre Nkurunziza, les partis politiques majoritairement tutsis se sont eux aussi retrouvés victimes d’une répression sanglante. Ils accusent comme le CNL le régime de Pierre Nkurunziza d’avoir remis en cause les équilibres constitutionnels issus de l’Accord de paix d’Arusha et de relancer.
Le cadre du CNDD-FDD ne croit pas non plus à un raz-de-marée, mais donne une autre raison. « Pierre Nkurunziza soutient notre candidat et il est toujours aussi populaire parmi les masses paysannes et dans la gouvernance du pays, les généraux ont encore leur importance », confie-t-il. « Ce qui va jouer, c’est l’histoire douloureuse du pays. En 1993, on a élu un président qui a été tué par l’armée. Même aujourd’hui, dans les messages qu’on fait passer, on rappelle que Rwasa n’a pas d’armée. » À l’approche des scrutins, la crainte d’un nouveau cycle de violences ressurgit. « Le CNDD-FDD va réprimer comme en 2015, il va tenter de faire taire toutes les voix dissidentes », redoute encore l’activiste. « Le parti conserve encore une base de fidèles, tous ceux qui ont bénéficié du régime. Mais ils ont perdu la masse paysanne. »
Au sein de la société civile comme de l’opposition, pour l’essentiel en exil, on redoute aujourd’hui un nouveau passage en force et une fraude massive, en l’absence de toute mission d’observation et organisation de défense des droits de l’homme sur le terrain. « La population en a assez de la violence, je ne pense pas qu’on soit à la veille d’un conflit généralisé, mais qu’il puisse y avoir un peu de bruit n’est pas exclu », estime pour sa part le cadre du CNDD-FDD. « Rwasa sait qu’il ne peut pas être élu président, mais il peut peut-être créer la surprise au niveau du Parlement », concède-t-il.
RFI