ENTRETIEN. L’ONU interpelle la France sur le transfert en Irak de Français de l’État islamique. Les explications de Nabil Boudi, avocat de sept d’entre eux.
C’est une première victoire pour les avocats des djihadistes français condamnés à mort en Irak lors de procès expéditifs. Agnès Callamard, la rapporteure spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires sommaires ou arbitraires, demande le rapatriement et le jugement en France de sept d’entre eux.
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Des centaines d’étrangers ont été condamnés à Bagdad à la peine capitale ou à la prison à vie pour appartenance à Daech. Parmi eux, onze Français condamnés à mort début juin et trois à la perpétuité. « Les transferts des personnes vers l’Irak pour y être poursuivies sont illégaux », déclare Agnès Callamard dans son rapport. « Ils doivent être jugés au plus près des lieux où ils ont commis leurs crimes », rétorque le ministère des Affaires étrangères, qui réitère sa confiance dans les institutions judiciaires irakiennes. Prochaine étape envisagée par la défense : la saisine de la Cour européenne des droits de l’homme. Nabil Boudi est l’avocat de sept djihadistes français condamnés à mort en Irak. Interview.
Le Point : Pourquoi avoir décidé de saisir l’ONU ?
Nabil Boudi : Nous n’avons pas d’autre choix que d’internationaliser l’affaire. C’est le seul moyen de faire bouger l’État français. Car malheureusement lorsqu’on s’adresse aux juridictions nationales, celles-ci se déclarent incompétentes. C’est le cas dans le dossier des femmes et des enfants cantonnés dans les camps du Kurdistan syrien. Nos recours n’ont jamais abouti.
Pourquoi l’État français serait-il dans l’illégalité en envoyant des djihadistes français devant les tribunaux irakiens ?
Pour une raison simple : la France est signataire du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Or que dit ce texte ? Tout pays signataire s’interdit de transférer des suspects vers un pays où s’applique la peine de mort. En envoyant ses ressortissants djihadistes se faire juger en Irak où la condamnation à mort est une pratique courante, elle viole ses engagements. En l’espèce, elle est le seul pays européen à agir ainsi. Depuis l’abolition de la peine de mort dans notre pays, c’est la première fois qu’une telle situation se produit.
Le Quay d’Orsay répond que les conclusions de la rapporteure spéciale de l’ONU Agnès Callamard ne sont pas étayées et n’engagent qu’elle. Qu’en pensez-vous ?
Agnès Callamard qui dénonce le comportement des autorités françaises s’appuie sur des textes que Paris a paraphés. Par ailleurs, lorsqu’elle établit son rapport sur le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, tout le monde salue son travail, à commencer par la France. Il est surprenant de voir notre pays remettre en cause ses conclusions dès lors que celles-ci le pointent du doigt.
Quel est le degré de responsabilité de Paris dans ces transferts ?
Au pire, la France les a commandités, organisés. Au mieux, elle a fermé les yeux. Dans tous les cas, elle se place dans l’illégalité et sa responsabilité est engagée. L’Irak s’est laissé convaincre. Quel était son intérêt de juger des étrangers arrêtés hors de ses frontières ? Elle a suffisamment à faire avec ceux qu’elle a appréhendés sur son sol. On ne peut pas s’empêcher de penser à des contreparties financières. D’ailleurs, pendant les procès, un magistrat irakien l’a laissé entendre.
Dans cette affaire, la France a délégué, vendu sa justice à un pays connu pour sa justice inéquitable et qui pratique la torture. Mes clients ont été plusieurs fois torturés à l’électricité ou soumis à des simulations de noyade.
L’État français assure pourtant qu’il interviendra auprès de Bagdad pour empêcher l’exécution des sentences…
C’est un curieux raisonnement. Si ne on veut pas d’exécution, on ne se livre pas à ce genre de transfert. Quelle garantie avons-nous que l’Irak n’appliquera jamais ces sentences ?
Avez-vous déjà rencontré vos clients ?
Non, on ne m’a jamais autorisé à me rendre à Bagdad. J’ai pu aller il y a un mois dans le Kurdistan syrien et irakien, mais je n’ai pas vu les hommes que je suis chargé de défendre. Je leur parle seulement une fois tous les dix jours au téléphone.
Ont-ils fait appel de leur condamnation à mort ?
Certains oui, d’autres non. Mais la justice irakienne exerce une pression sur eux. Pour qu’ils puissent faire appel, elle leur demande de signer des aveux selon lesquels ils auraient combattu en Irak. Ce qui, bien sûr, est faux. Ceux-là n’ont connu que le territoire syrien. Mais pour le tribunal irakien, c’est une manière de justifier a posteriori sa compétence. Tout ça avec l’assentiment de Paris.
Quelles sont les suites à attendre de ce rapport de l’ONU ?
Le gouvernement français dispose de 60 jours pour répondre, faute de quoi le rapport sera publié.
Par ailleurs, en septembre, nous prévoyons de saisir la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre d’une procédure d’urgence. C’est un acte fort, mais nous y sommes contraints. Se faire condamner par la CEDH sur un tel sujet serait également une grande première. Sachant que la Cour a le pouvoir d’imposer des pénalités financières tant que les rapatriements n’ont pas eu lieu.
Pourquoi l’État français renonce-t-il à rapatrier ses djihadistes ?
Parce qu’il faudrait instruire des dossiers dans lesquels les éléments à charge sont parfois faibles. On dispose de vidéos, de photos, d’expressions sur les réseaux sociaux. Guère plus. Dans certains cas, les condamnations prononcées iraient de quatre à huit ans d’emprisonnement. Des peines que l’opinion ne jugerait pas suffisamment lourdes. Les services de renseignements, une partie du Quai d’Orsay et le parquet antiterroriste plaident pourtant pour le retour de ces Français. Ils préfèreraient les avoir sous la main. C’est l’Élysée qui défend la ligne du non-rapatriement.
Lors de votre séjour dans le Kurdistan syrien, avez-vous visité les camps dans lesquels sont retenus des femmes françaises et des enfants français de djihadistes ?
Oui et les plus jeunes présents là-bas sont d’une extrême vulnérabilité. Ils souffrent de faim et de soif. C’est d’un cynisme absolu. La France maintient ses propres enfants, citoyens de plein droit, dans une situation de désespoir comme si elle en avait peur. Toutes les ONG réclament leur rapatriement, mais rien ne bouge.