Côte d'Ivoire : L'arbre et la forêt

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Les trois chefs d’Etat envoyés en Côte d’Ivoire pour tenter, au nom de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), de convaincre Laurent Gbagbo de quitter son fauteuil au profit d’Alassane Ouattara qu’elle considère comme le vainqueur légitime de l’élection présidentielle ivoirienne du 28 novembre, participent d’un film à suspense. Ces médiateurs, colts et revolvers en évidence, avaient pour mission d’intimer l’ordre à Gbagbo de se démettre volontairement pour ne pas devoir faire face à la musique, à savoir se voir déloger de son réduit présidentiel par les armes.

Cet ultimatum, interprété par les sentimentalistes comme le symbole de la maturité du projet communautaire, relève pourtant d’un pari hautement risqué. Car dans cette Côte d’Ivoire multi-ethnique, terreau d’une vieille tradition d’immigration et déjà habituée à vivre dans un climat de guerre civile, la décision des dirigeants ouest-africains de jouer les matamores les met dans une voie étroite : soit s’engager dans une aventure militaire dont l’issue est imprévisible, soit, plus honteusement, se déjuger.

Irresponsabilité ? Folie ? Incompétence ? Malgré le rejet de Gbagbo, c’est comme si ces dirigeants ouest-africains lui rendaient service sans le savoir. Ils le remettent au centre du jeu alors que, de toute évidence, battu aux urnes, et montrant par son entêtement qu’il n’est pas le démocrate qu’il revendiquait être, il aurait mieux valu le traiter en paria – et le lui faire savoir par des sanctions et une marginalisation totale pour le rendre infréquentable même aux yeux des derniers partisans qui lui restent.

Or, en plus d’être incapables de réaliser l’objectif original de la Cedeao, notamment l’intégration des économies ouest-africaines, ceux qui gouvernent aux destinées des pays ouest-africains semblent céder aux cris de la foule demandant le scalp de Gbagbo. Comme des gamins jouant les durs-à-cuire, ils brandissent l’option militaire. Au point qu’ils en oublient que les rares fois où les armées africaines ont été jetées dans la bataille pour résoudre une question politique, les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur.

Les exemples de ces revers sont multiples : en Somalie, les forces africaines, sans capacité logistique et démoralisées, souffrent le calvaire face à des combattants islamistes médiocrement équipés qui les soupçonnent, sous la bannière de l’Ethiopie, de mener une guerre contre le terrorisme au profit des Etats-Unis d’Amérique ; au Darfour, les troupes africaines, réduites à chercher des financements maigrichons pour boucler leurs fins de mois, ont dû lancer un appel de détresse à l’Onu et à l’Otan ; au Liberia, l’intervention des soldats de l’Ecomog, au début des années 1990, suscita la dérision des populations locales si bien que le sigle de cette force régionale fut rebaptisé par elles en ‘tous les objets mobiles ont été volés’ tandis que la guerre civile fut prolongée de plusieurs années ; en Guinée-Bissau, l’enlisement fut la sanction de l’intervention militaire ouest-africaine et, au finish, un narco-Etat est né des décombres de cette piètre embardée ; en Sierra-Leone, sans le secours de l’armée britannique et la détermination d’un Sani Abacha de mettre le paquet militaire, unilatéralement, pour faire oublier ses propres errements contre la démocratie à domicile, le président Tijaan Kabbah n’aurait peut-être pas été remis sur son fauteuil présidentiel que lui avaient ravi de jeunes soldats…

Plus près de nous, on sait ce qu’il en est de l’équipée sénégalaise en Gambie. Certes, elle permit à Dawda Jawara de retrouver son poste présidentiel, au détriment de Koukoy Samba Sanha, mais il s’empressa de saboter l’idée sénégambienne qu’il devait soutenir, avant qu’un soldat, Yahya Jammeh, ne prenne définitivement en charge les destinées de cette enclave plantée comme un couteau par la perfide Albion dans le cœur du Sénégal. Même si les interventions militaires procédaient toutes d’une bonne volonté, leurs maigres résultats, et parfois les conséquences négatives qu’elles ont entraînées, justifient qu’une bonne dose d’humilité habite ceux qui les proposent comme méthodes de solutions des litiges africains….

Il se peut qu’en écrivant un scénario qui a fait de Gbagbo le méchant et la brute, les dirigeants ouest-africains ont sur-évalué leurs forces. Qu’on ne vienne pas ressortir la vieille antienne consistant à dire que la menace du recours à la force est un instrument de crédibilisation de l’action diplomatique. On sait où cela a conduit dans divers théâtres de conflit dans le monde, notamment en Irak. Surtout que, en plus des leçons données par les interventions militaires sur le continent, d’autres cas de figure sont disponibles pour appeler à la prudence dans le maniement du langage guerrier.

On pourrait même donc légitimement penser que les dirigeants ouest-africains n’ont pas révisé leurs manuels d’histoire. Ont-ils oublié la déroute de la France à Dien-Bien Phu en 1954 ? Puis, en Algérie en 1962 ? Celle des Etats-Unis d’Amérique dans les rizières vietnamiennes dans les années 1960 ? Ou encore, plus récemment, les déboires des armées américaines en Irak ? Et celles des forces de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) en Afghanistan ? N’avaient-ils pas aussi en mémoire le souvenir de ce jour fatidique, le 27 décembre 1979, quand les troupes soviétiques envahissaient l’Afghanistan, pour y installer leur homme lige, Babrak Karmal, avant d’en être défaites ? Ce fut le début du déclin final de l’Empire soviétique en même temps que la fin de l’existence de l’Union soviétique, leur pays, jadis le plus vaste au monde. Et cerise sur le gâteau, là aussi, des individus sur-renforcés par la mondialisation et l’existence de moyens nouveaux de combats ont été jetés dans la nature : ce sont les Talibans et les membres de la nébuleuse Al Qaeda, promoteurs d’un extrémisme islamique dont les effets restent dans les mémoires depuis un certain 11 septembre. Les historiens le savent : un événement dramatique débouche sur un autre, et quand on commence, on ne sait jamais où ça se termine…

Serait-ce donc de l’ignorance ou de la nullité, cette précipitation des dirigeants ouest-africains ? En vérité, ce n’est pas seulement leur incurie qui les place en position de détruire ce qui peut être résolu avec plus de tact dans la mesure où leur militarisme à la petite semaine ne peut faire oublier leurs propres limites à résoudre des questions essentielles de fourniture d’eau et d’électricité aux populations qu’ils dirigent. Comment surtout penser que leur artillerie verbale en direction de cette Côte d’Ivoire dont ils doivent savoir combien elle est complexe, va faire avancer le schmilblick. Ce n’est certainement pas ainsi qu’elle va surmonter ses démons afin de redevenir ce pays de paix dont rêvait son premier président, Houphouët-Boigny. Les conflits de dérivation ont, il est vrai, souvent été l’arme des dirigeants impopulaires. Comme l’ont montré les militaires argentins dans les années 1980 avec leur piteuse épopée dans les Malouines-Falklands.

De fait, ici aussi, c’est leur illégitimité qui disqualifie la plupart des dirigeants ouest-africains à jouer les pyromanes. La plupart d’entre eux ont magouillé – ou planifient de magouiller – pour conquérir et garder le pouvoir. Se lancer dans un tel bellicisme traduit un esprit aventurier dont la région ouest-africaine peut se passer. Surtout que si on devait faire le point sur l’état de leurs services par rapport à la promotion stricte de normes crédibles de la démocratie et de la bonne gouvernance, il aurait été difficile, voire impossible, d’en sauver un seul parmi eux. Le plus tonitruant d’entre eux, à savoir le président en exercice de la Cedeao, le Nigérian Jonathan Godluck, n’est arrivé à son poste qu’en faisant partie d’une vaste escroquerie électorale ayant porté au pouvoir, en 2007, le défunt président Yar’Adua avec, aux manettes, leur mentor, Olusegun Obasanjo, champion des manigances anti-démocrates et accessoirement, comme d’autres grandes gueules, théoriciens à tout vent de la renaissance africaine. Tous ont en tête d’organiser des élections frauduleuses pour se maintenir au pouvoir ou y placer celui – ou celle – qu’ils auront choisi, de manière dynastique.

Rappeler, à ce stade, que tout cet argumentaire, si sévère qu’il puisse être pour l’ensemble des dirigeants africains, ne peut suffire à sauver Laurent Gbagbo dont les cartouches sont épuisées. Parce qu’il a cautionné, par son silence, les actes criminels des escadrons de la mort qui pillent et tuent impunément d’innocents ivoiriens et n’a cessé de ruser. Il ne récolte que ce qu’il a semé. Sa défaite, incontestable, ne peut être atténuée par les campagnes de relations publiques ni par les propos extrêmement maladroits de ceux, notamment certains hommes politiques sénégalais, qui ont perdu une belle occasion de se ranger du côté de la vérité, la vraie, au lieu de servir des explications biscornues sur la crise.

Pour autant, si l’unanimité doit donc se faire sur la nécessité de faire partir Laurent Gbagbo, un principe sur lequel tous doivent se retrouver, il n’en empêche pas qu’une fois cela posé, on ne peut s’empêcher quand même d’aller fouiller dans cette forêt de ’bonnes volontés’, surtout internationales, se pressant au chevet de la Côte d’Ivoire. Leur motivation est problématique, car ces ombres louches n’augurent rien de bon pour ce pays. Car comment justifier le déchaînement d’une Cedeao dont l’implication dans l’élection présidentielle entachée d’irrégularités au Togo, il y a cinq ans, reste fraîche dans les mémoires ?

A quel titre, les Etats-Unis d’Amérique ont-ils encore quelque légitimité à se poser en donneurs de leçons démocratiques depuis cet épisode ubuesque qui vit la ‘victoire’ de George Bush contre Al Gore en l’an 2000, dans des conditions que ne dénierait pas la pire des républiques bananières ? Pourquoi la Banque mondiale et le Fmi se sentent-ils soudain pousser des ailes dans le combat démocratique là où leur silence assourdissant dans des violations des normes démocratiques en Birmanie, en Egypte, pour ne citer que ces deux exemples, prouvent combien ils sont loin d’être des modèles fiables en la matière ? Ne parlons pas de la Francophonie, machinerie carente. Ou de l’Onu dont on peut se demander si, à travers la crise ivoirienne, elle ne tente pas à se faire la main dans une prétentieuse entreprise de ‘construction’ des nations. Exactement à l’image de celle unilatéralement expérimentée en Somalie par les Etats-Unis d’Amérique au début des années 1990 alors qu’ils vivaient leur vrai moment unipolaire.

Penser que l’Onu veut se donner ici une nouvelle légitimité sur le dos de la pauvre Côte d’Ivoire n’est pas exagéré. Mais là où les moyens militaires ont échoué en Somalie, le multilatéralisme politique onusien, pour superviser le destin de la Côte d’Ivoire, est un prétexte pour redorer son blason. La seule certitude, c’est qu’aucune de ces forces, passéistes, qui grenouillent ici, ne fait montre de la constance indispensable pour se poser en donneur de leçons démocratiques crédible. Aucune d’elles n’a levé le petit doigt quand le Hamas, par les urnes, a été porté au pouvoir. Elles avaient préféré suivre l’ostracisme décidé à son égard par les Etats-Unis et Israël.

En outre, aucune de ces forces extérieures n’a vu venir ce qui était une évidence : l’impasse qui résulte de cette opération universelle au chevet de la Côte d’Ivoire. Elles sont donc aussi comptables du fiasco qui replonge la Côte d’Ivoire dans la tourmente. On ne peut qu’être abasourdi en les voyant, non pas faire montre de retenue et d’humilité, mais sautiller dans tous les sens en évoquant la nécessité d’utiliser la force. Au service de qui ?

Il y a un halo de mystère dans cette histoire ivoirienne, qui est renforcé par le fait que personne ne semble vouloir mettre en relief la culpabilité partagée par presque tous les acteurs qui ont animé la vie politique ivoirienne, ces dernières années. Y compris de la part d’un Ouattara dont on peut se demander comment, tout vainqueur qu’il soit, il puisse encore se laisser aller à faire appel à l’usage de la force pour résoudre cette crise. Le soutien unanime qu’il reçoit, et qui ne fut pas aussi fort au profit d’autres opposants africains, serait-il le signe d’une conspiration ? Au fond, cela ne risque-t-il pas de porter préjudice à l’action d’un homme dont la compétence est reconnue même si, en vérité, en ces temps où les économistes ont étalé leurs échecs, à travers le monde, on devrait se méfier des faiseurs de miracles…

En plus du départ de Gbabgo, il me semble que la solution à la crise ivoirienne passe aussi par un dépassement de Ouattara : est-il capable de s’engager, au nom de la nécessité de reconstruire le tissu ethnique et social ivoirien, à ne servir qu’un mandat pour permettre l’émergence d’acteurs nouveaux – et surtout de réduire le climat de tension qu’entretiennent les trois hommes qui ont précipité la déchéance de l’un des plus beaux pays, Henri Konan-Bédié étant le dernier larron ? Il lui faut prouver qu’il est un démocrate capable de surmonter son ambition dévorante à s’installer – s’accrocher demain ? – au pouvoir. Le contre-exemple donné par le président sortant est là : on oublie souvent qu’il fut le premier à défendre l’idéal du multipartisme en Côte d’Ivoire avant de le trahir.

Dans le package-deal qui peut sortir la Côte d’Ivoire de l’impasse, on ne peut faire l’impasse sur un pardon général, y compris à Gbagbo, et à ses mercenaires, à la condition qu’ils fassent acte de contrition – et que les parents des victimes reçoivent une compensation, sans oublier que l’Etat ivoirien détermine les voies et moyens de célébrer la mémoire de ces martyrs du combat pour l’enracinement de la démocratie et de l’harmonie inter-ethnique.

Ce n’est pas en brandissant la menace d’un Tribunal pénal international que le dossier sera résolu : les Bush et Blair de ce monde n’y sont pas allés, il faut bien que les Africains trouvent en eux-mêmes les ressorts pour résoudre leurs crises. Non pas par des foucades insensées, mais par une action réfléchie, par une démarche qui tienne compte de la complexité et de la profondeur des problèmes – loin des solutions sorties sous l’effet des foules ou des médias. La construction de la démocratie africaine se fera hélas sur certains cadavres. Ce qui peut atténuer, justifier leurs sacrifices, c’est qu’une véritable démocratie, un Etat de droit et une Côte d’Ivoire apaisée surgissent de ces moments insensés, destructeurs.

L’un des pas vers la réconciliation entre les ennemis passe par une visite que Ouattara devrait rendre à Gbagbo, en compagnie de Bédié, pour lui promettre que la page qu’il va écrire en tant que président d’une Côte d’Ivoire déchirée, sera celle de la réconciliation. Gbagbo la faciliterait en acceptant sa défaite. Mais c’est trop lui demander. Aura-t-il le courage d’assumer ce que ses turpitudes ont entraîné comme gâchis en vies humaines ? Pas sûr. Ses deux principaux amis, Albert Bourgi et Alpha Condé, doivent lui parler d’homme à homme afin qu’il se ressaisisse – sa place dans les poubelles de l’histoire étant hélas déjà hautement conquise.

Plus globalement, pour qu’il se renforce, tout processus de réconciliation nationale devra passer par la convocation, plus tard, d’une grande conférence entre Ivoiriens pour se donner un nouveau projet national. Cette grande stratégie se préoccupera davantage de la forêt plutôt que de laisser émerger des arbres vénéneux en première ligne. Aucun d’entre eux, aucun des sujets problématiques, y compris le rôle et les visées des forces extérieures, ne doit être exclu du débat afin que le mal soit évacué – et qu’une nouvelle Côte d’Ivoire puisse réémerger.

Dans cette logique, toute intervention militaire ne servirait qu’à mettre davantage le feu à une poudrière ivoirienne déjà suffisamment explosive avec ces composantes aussi capables de vivre en paix que d’en découdre. Les dirigeants africains, malgré la pression d’une communauté internationale fumiste, doivent retrouver leurs sens, assumer leurs responsabilités avec hauteur, au lieu de jouer les manipulateurs de revolvers – loin, pour leur part, de la vraie arène où les victimes innocentes paieront pour leurs forfaitures. Leurs convictions démocratiques à géométrie variable, véritable comédie, doit être arrêtée, dès à présent. Pour qu’enfin, la Cedeao retourne à sa mission qui est d’aider cette région ouest-africaine à faire face à ses exigences économiques dans le contexte d’une crise mondiale, dont ses peuples paient le prix fort pendant que les dirigeants jouent les faiseurs d’histoire, sans envergure. Et que l’Onu, les anciens pays colonisateurs, les institutions financières internationales cessent de vouloir se refaire une santé sur le dos des Etats africains.

Voir au-delà de l’arbre Gbagbo pour saisir les vrais enjeux de la crise ivoirienne n’est pas une partie de plaisir. La seule qui soit plus risquée, c’est ce projet militaire ourdi par des dirigeants ouest-africains perdus dans leur rôle… Que Dieu en épargne la Côte d’Ivoire et l’ensemble de cette région !

Adama GAYE Journaliste et consultant sénégalais [email protected]

Walfadjri, Sénégal, édition du 29 décembre 2010

 

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