Yamoussoukro, 21 mai 2011, Fondation Houphouët-Boigny. C’est à cette date et en ce lieu mythique, chargé de symboles, qu’Alassane Ouattara a été investi Président de la République de Côte d’Ivoire. L’exultation populaire et surtout la charge émotionnelle que cette cérémonie a suscitées sont venues rappeler au témoin que j’ai été que cette investiture aurait pu ou dû avoir lieu six mois plus tôt, et m’ont inspiré cette réflexion, au-delà de mes responsabilités institutionnelles.
L’attente peut avoir été longue pour certains, elle aurait pu l’être davantage, mais que valent six mois dans la vie d’un peuple ? Par-delà le temps qui a séparé l’élection du 28 Novembre 2010 de l’investiture du Président de la République de Côte d’Ivoire, ce pays est passé par toutes les phases d’une descente aux enfers, se rapprochant chaque jour davantage de la phase ultime qui aurait été une conflagration générale, une guerre civile.
Tous les ingrédients étaient réunis pour que, ce qui semblait être une simple mue, devienne mutation. Une mutation au sens génétique du terme. Une modification irréversible de la constitution génétique et héréditaire du génome social ivoirien. Une mutation dont l’agent mutagène a pris diverses formes, leur dénominateur commun étant le pouvoir à tous les prix, y compris à celui de milliers de vies humaines et du tarissement des sources de l’espoir qu’a de tout temps incarné ce pays. Je l’ai dit en d’autres circonstances, en six mois, le pays qui suscitait la plus grande exaltation et le plus d’espoir en Afrique de l’Ouest, a re-basculé dans une zone de belligérance charriant misère, horreur et désolation. Alors que le monde entier s’apprêtait à célébrer la Côte d’Ivoire re-devenue locomotive de la sous-région et de la zone Franc, l’Histoire s’est mise à bégayer, obligeant les uns et les autres à ranger les commodités de la fête annoncée et à assister, impuissants, à ce qui a confiné à la mort de l’espoir.
Pourtant ce 21mai 2011, dans l’antre du fondateur de la Côte d’Ivoire moderne, feu le Président Félix Houphouët-Boigny, les émotions enfouis des uns et les désenchantements non dissimulés des autres, ont été rattrapés par l’Histoire. La mystique des faits dont seule elle a le secret, s’est invitée pour rappeler à tous ceux qui ont foi en la Côte d’Ivoire que l’espoir n’est pas mort ; l’espoir ne meurt jamais !
Cependant, avant l’investiture qui n’a été qu’un épilogue, il y a eu d’autres événements qui ne peuvent être éludés si l’on veut saisir tous les sens et toute l’essence du dénouement de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire. De ces événements, un me semble d’une portée majeure et nécessite qu’on s’y attarde: Il s’agit l’arrêt du Conseil Constitutionnel du 04 mai 2011 reconnaissant le nouveau Président de la République, ce même Conseil qui le 03 décembre 2010 avait proclamé les résultats définitifs (?) de l’élection présidentielle.
Cet arrêt a suscité ici et ailleurs moult commentaires, interprétations et même railleries. J’y vois pour ma part une autre manifestation de la grandeur du peuple de Côte d’Ivoire à travers sa haute juridiction. En s’appuyant avec beaucoup d’aplomb sur un sacro-saint principe du Droit qu’est la hiérarchie des normes juridiques, notamment en ce qui concerne la prééminence des conventions internationales sur les lois nationales, la haute juridiction a non seulement créé les conditions légales de la sortie de crise, mais également s’est départie d’un boulet qui lui pendait au cou sans totalement perdre la face. Bien plus, en réconciliant la légalité dont se prévalait le Président Gbagbo, et la légitimité qui était du coté du Président Ouattara, le Conseil Constitutionnel m’a renvoyé à Montesquieu qui, dans son maître ouvrage « De l’Esprit des Lois » enseigne que « Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi, mais elle doit être loi parce qu’elle est juste ». C’est le lieu de se demander en passant si les arguments légaux du 03 décembre 2010 étaient assis sur la justesse du fait électoral, sur la justice au sens éthique du terme ? En tout état de cause, l’arrêt du 04 mai 2011 a été un acte majeur qui au-delà du soulagement qu’il a suscité, a été ressenti bien plus comme la reviviscence de l’espoir. L’espoir pour la Côte d’Ivoire et par delà, l’espoir pour les peuples Africains car cet arrêt fera jurisprudence pour l’Union Africaine dont la décision a prévalu sur les lois ivoiriennes, et jurisprudence pour les autres pays membres de l’Union.
L’espoir c’est aussi la volonté exprimée des nouvelles autorités d’Abidjan de panser les plaies de plus d’une dizaine d’années de défiance et d’exorciser les démons de la division et de la haine à travers un processus dont l’un des mécanismes est la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation. Bien qu’elle soit encore en gestation, cette Commission cristallise déjà tant d’attentes et d’attentions au point où d’aucuns voudraient la voir à la dimension du « modèle » Sud-Africain. Certes, la référence Sud-Africaine marque encore les esprits, mais on peut questionner la pertinence de l’application des modèles qui, en sciences sociales, sont ontologiquement contextuels.
Tout en s’inspirant éventuellement de ce qu’ont pu faire les autres, la Côte d’Ivoire, c’est la Côte d’Ivoire, avec la spécificité de ses problèmes qui ont engendré une crise qui a pris diverses formes depuis la fin des années 90. Indéniablement, le temps est venu d’opérer une véritable catharsis nationale et le sage Ecclésiaste nous rappelle fort pertinemment qu’Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux ; un temps pour naître, et un temps pour mourir; un temps pour planter, et un temps pour moissonner ce qui a été planté ; un temps pour pleurer, et un temps pour rire; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser ; un temps pour déchirer, et un temps pour coudre; un temps pour se taire, et un temps pour parler ; un temps pour aimer, et un temps pour haïr; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix. Maintenant que l’espoir n’est pas mort, il est venu le temps de reconstruire la Côte d’Ivoire et de re-donner espoir à l’immense majorité des ivoiriens et surtout aux jeunes dont l’avenir s’est davantage assombri à l’issue des récentes élections alors même que celles-ci leur avaient été présentées comme étant une panacée, la solution miracle à tous leurs maux.
Cette reconstruction se fera, elle devrait même se faire très vite en mettant à contribution les immenses opportunités qui s’offrent à la Côte d’Ivoire. La première d’entre elles étant le fabuleux potentiel dont regorge ce pays et qui lui est envié. La seconde opportunité, c’est la bonne disposition des Amis et partenaires de la Côte d’Ivoire dont la Banque mondiale.
Si j’avais à conter l’histoire de la Côte d’Ivoire à ma fille, je lui dirai très simplement et entre autres, que c’est un pays qui dispose des terres, de l’eau et du soleil ; 75% de ses 330.000 km2 sont des terres arables. C’est un pays qui dispose d’une façade maritime, un pays où il pleut pratiquement sept mois dans l’année, c’est un pays dont le sous-sol regorge de pétrole, de gaz et de minerais de toutes sortes ; c’est un pays pour qui les investisseurs de tout poil ont des yeux de Chimène ; c’est un pays qui comme les Etats Unis d’Amérique, le tiers de la population est constitué d’hommes et de femmes venus d’autres contrées. Je raconterai à ma fille comment ce qui a été appelé par abus de langage « le miracle ivoirien » des années 70-80 a été bâti. Je lui dirai qu’en fait, ce miracle n’en était pas un car tous les ingrédients de la réussite étaient là. Je lui dirai qu’en 1960, quand ce pays s’est affranchi de la tutelle administrative de la France, il était mieux loti que le Vietnam, la Malaisie, Taiwan, les deux Corées, la Thaïlande, la Tunisie, etc. Je lui dirai qu’en ce temps là, la qualité de vie était meilleure dans ce pays là qu’en Chine ; Je lui raconterai comment ce pays est devenu premier producteur du monde de Cacao et la Suisse premier producteur de Chocolat, comment ce pays produit l’un des meilleurs caoutchoucs naturels au monde et les pneus sont fabriqués en France et de plus en plus en Chine ; Ma fille qui aime tant la noix de cajou que je lui ramène à chaque fois que je rentre de voyage des Etats Unis, je lui dirai que cette noix de cajou que j’achète chez Giant Food à Washington et dont l’emballage porte la mention « Processed in India », cette noix de cajou là que ma fille adore est produite en Côte d’Ivoire qui en est le premier exportateur mondial avec 350.00 tonnes. Au-delà du passé qui aurait pu être plus glorieux, je dirai à ma fille que dix ans de crise politique ponctuée d’affrontements armés, ont certes laissé des plaies profondes, mais n’ont pas ébranlé les ressorts qui permettront à ce pays de rebondir très vite, plus vite qu’on ne peut l’imaginer. Je dirai à ma fille que malgré les crises, la Côte d’Ivoire reste le second exportateur de produits non-pétroliers de l’Afrique subsaharienne juste derrière l’Afrique du Sud. La colonne vertébrale de ce pays reste malgré tout, extrêmement solide et un seul exemple l’illustre à suffisance :
La Côte d’Ivoire est le premier producteur de cacao avec environ 1,3 millions de tonnes par an. Mais la productivité du cacaoculteur ivoirien est d’environ 350 kg à l’hectare alors que les autres grands pays producteurs font entre 800 et 1200kg à l’hectare. Ce qui veut dire que si les bonnes politiques agricoles sont mises en place, notamment le renouvellement du verger vieillissant, l’utilisation des plants à haut rendement, la revalorisation du revenu des producteurs-paysans entre autres, la Côte d’Ivoire a la capacité de doubler sa production en moins de 10 ans. Bien mieux, avec un environnement des affaires propice à l’investissement privé, la transformation locale du cacao dont la production du chocolat, créerait de la valeur ajoutée c`est-à-dire des milliers d’emplois directs et indirects, des impôts pour le trésor public, de la consommation intermédiaire c`est-à-dire des ressources pour les secteurs de l’électricité, de l’eau, du téléphone, du sucre, de l’emballage etc., des dividendes pour les actionnaires.
Au-delà du secteur du cacao, l’espoir de la Côte d’Ivoire repose en grande partie sur la création des conditions de la transformation locale de ses matières premières notamment agricoles à l’instar du Brésil qui est certainement l’exemple patent de la prospérité portée par le dynamisme de l’agro-industrie. Les intentions annoncées des nouvelles autorités ivoiriennes vont indéniablement dans ce sens et le soutien sans faille des partenaires au développement leur est acquis si j’en juge entre autres, par l’engouement suscité par la table ronde des partenaires de la Côte d’Ivoire organisée par la Banque mondiale le 18 avril 2011 à Washington. Il en a résulté une véritable coalition mondiale pour la Côte d’Ivoire et chacun des partenaires s’est engagé à soutenir selon ses capacités et son expertise, les efforts du Président Ouattara et de son équipe.
Cette contribution des partenaires au renouveau de la Côte d’Ivoire prendra des formes multiples et les actions seront étalées dans le temps en fonction des priorités et du cap fixés par les ivoiriens eux-mêmes. Certaines de ces actions urgentes et immédiates ont permis entre autres, de redonner espoir aux fonctionnaires et agents de l’Etat dont les arriérés de salaire ont été entièrement payés, d’assainir la ville d’Abidjan qui, il y a un mois encore, ressemblait à une poubelle géante et à un incinérateur à ciel ouvert. D’autres actions suivront à très court terme dans les domaines, de la réinsertion des ex-combattants de tous les bords, de la réhabilitation communautaire, de la cohésion sociale, de l’emploie des jeunes, des infrastructures de transport d’énergie et autres, facteurs essentiels d’amélioration de la qualité de vie des ivoiriens. Dans un horizon d’un an, la chaine de solidarité constituée autour de la Côte d’ Ivoire, conduirait ce pays au point d’achèvement de l’initiative PPTE lui permettant d’être délesté d’environ 6000 milliards de F CFA de sa dette abyssale.
Cette chaine de solidarité, cette coalition est certes justifiée par le pôle de développement sous-régional qu’est la Côte d’Ivoire dont la santé économique irradie sur l’ensemble des 80 millions d’habitants des huit pays de l’UEMOA et au-delà. Mais c’est également et surtout un indicateur de ce que la source de l’espoir de ces partenaires de re-voir ce pays re-prendre sa marche en avant, n’a pas tari.
Toutefois, faut-il le rappeler, rien, absolument rien, aucune contribution extérieure quel qu’en soit le volume, ne peut se substituer à la détermination et à la volonté des ivoiriens de re-faire de leur pays ce havre de paix, cette terre de brassage et cette locomotive économique sous-régionale qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Le rassemblement, la réconciliation, la reconstruction, martelés avec insistance à Yamoussoukro le 21 mai dernier par le Président Ouattara résonnent comme un appel pour une cause commune, un cri d’espoir dont l’écho, je l’espère, a tinté aux oreilles et a fait vibrer le cœur de chacun des 21 millions d’ivoiriens. L’Espoir n’est pas mort ; l’espoir ne meurt jamais.
Madani M. Tall
Directeur des Opérations à la Banque mondiale