Au Maroc, former des imams africains et français pour lutter contre le terrorisme

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L’édifice, équipé des technologies les plus modernes, est pourtant fidèle à la tradition architecturale marocaine : hall d’entrée avec balcon en bois ouvragé, zelliges (mosaïques), arcades, fontaines et jardins. Comme si cette combinaison entre tradition et modernité était le reflet de la formation dispensée à près de 700 étudiants de l’Institut Mohammed VI de formation des imams prédicateurs et des prédicatrices, à Rabat.

Construit en un temps record non loin du vaste campus universitaire de la capitale, l’institut a été inauguré le 27 mars 2015, moins d’un an après son annonce par le souverain marocain. Il a pour objectif d’« enseigner aux nouvelles générations d’imams et de mourchidates [prédicatrices] les valeurs de l’islam du juste milieu en vue de prémunir le Maroc contre les velléités de l’extrémisme ». Une volonté de préserver « la sécurité spirituelle du Maroc » qui trouve des prolongements en Afrique subsaharienne, d’où est originaire la majorité des inscrits, ainsi qu’en France.

Création d’un corps de prédicatrices

Sortant d’une salle où vient de s’achever un cours de jurisprudence islamique, un groupe de jeunes femmes en robes longues et foulards, couvrant cheveux et cous, se dirige vers la bibliothèque. Elles ont des textes à lire pour le lendemain. « Mais si nous voyons plus loin, confie l’une d’elles, c’est l’avenir de notre pays que nous préparons. » Les femmes formées ici n’ont pas vocation à être imam ni à diriger la prière : elles assureront plutôt des fonctions de guidance spirituelle et d’assistanat social en direction des femmes et des familles.

Le jeune Yahya, venu de Côte d’Ivoire, entre dans la salle de lecture riche de milliers d’ouvrages. Il résume l’esprit de cet institut par l’adage : « Mieux vaut prévenir que guérir. »

Au Maroc, cet établissement participe d’une stratégie visant à faire barrage aux formes extrêmes de l’islamisme dont le royaume s’est longtemps cru immunisé, avant d’être frappé par des attentats sanglants en 2003 à Casablanca (45 morts et une centaine de blessés) et en 2011 à Marrakech (17 tués et 20 blessés). La fin de « l’exception marocaine » a conduit le régime à renforcer son contrôle sur le champ religieux et sa politique en matière sécuritaire.

Cela s’est traduit par un ensemble de mesures : adoption d’une loi antiterroriste (28 mai 2003) ; réforme phare du Code du statut personnel et de la famille (Moudawwana) en faveur des droits des femmes (2004) ; création en 2005 de la chaîne de télévision Assadissa (la « sixième », en référence au nom du monarque), consacrée aux affaires religieuses pour rivaliser avec les chaînes satellitaires intégristes d’Egypte ou d’Arabie saoudite, très prisées au Maroc ; féminisation du personnel religieux par la création du corps des prédicatrices (mourchidates).

Mais, au-delà de ces mesures, il s’est agi plus encore de réorganiser le champ religieux, de le moderniser et d’assigner à l’islam marocain une identité forte. Dans son discours du trône du 30 juillet 2015, le roi Mohammed VI, évoquant la crise actuelle dans le monde arabo-islamique et visant l’islamisme radical, s’interrogeait en ces termes : « Y a-t-il une raison pour que nous renoncions à nos traditions et à nos valeurs civilisationnelles marquées du sceau de la tolérance et de la modération, et que nous embrassions des doctrines étrangères à notre éducation et à notre morale ? » Cette mise en garde contre un islam venu d’ailleurs a notamment pour cible, sans la nommer – diplomatie entre pays « frères » oblige –, la doctrine wahhabite prônée par l’Arabie saoudite à laquelle s’est abreuvé le salafisme djihadiste.

Une diplomatie de rayonnement religieux

Sur le plan régional, le souverain marocain, à l’occasion de fréquentes tournées africaines, a mis l’accent sur une diplomatie de rayonnement religieux. La coopération entre services de sécurité contre le terrorisme doit, à ses yeux, faire partie « d’une stratégie globale qui intègre des actions de prévention destinées à éliminer les facteurs et les causes de l’extrémisme ».

C’est à cette mission éducative et préventive qu’entend répondre l’Institut Mohammed VI en s’adressant en priorité à ceux et celles qui se trouvent par fonction en première ligne (imam signifie littéralement « celui qui est devant »).

En 2014 et 2015, sur les 697 étudiants inscrits (hommes et femmes), l’institut comptait, outre 250 Marocains, 447 étrangers, en majorité africains : Mali (112), Guinée-Conakry (100), Côte d’Ivoire (100), Tunisie (37), auxquels il faut ajouter 23 Français envoyés à l’initiative de l’Union des mosquées de France (UMF), dirigée par le Franco-Marocain Mohammed Moussaoui, président d’honneur du Conseil français du culte musulman (CFCM).

Le coup d’envoi de cette coopération en matière religieuse a été donné en 2013 par un accord bilatéral entre le Mali et le Maroc prévoyant la formation de 500 imams maliens à Rabat. Depuis, face au terrorisme djihadiste qui s’étend en Afrique, et tout récemment au Burkina Faso, d’autres pays se sont mis sur les rangs. Par ailleurs, le 19 septembre 2015, dans une déclaration conjointe de Paris et Rabat signée pour la France par Laurent Fabius, les autorités françaises ont accueilli favorablement la formation d’élèves imams français au sein de l’Institut Mohammed VI, en lien avec les mosquées et associations de mosquées de l’Hexagone.

Cette internationalisation du corps étudiant fait la fierté d’Abdesslam Lazaar, qui dirige l’établissement : « C’est un honneur et une richesse qui nous amènent à concevoir une offre pédagogique commune et spécifique en même temps. Nous prenons en compte les particularités de chaque groupe et nous essayons de remédier aux lacunes de chaque étudiant. » En effet, tous suivent un tronc commun composé d’un large éventail de disciplines religieuses et profanes, pour la plupart enseignées en arabe : sciences coraniques dans une conception sunnite ; histoire de l’islam ; histoire universelle ; histoire des religions ; langue et littératures arabes ; questions sociales ; communication ; opinion publique et médias ; informatique ; et jusqu’à des éléments d’astronomie. De plus, les différentes nationalités bénéficient de cours spécifiques à l’histoire et aux institutions de leur pays. Enfin, parmi ces enseignements « à la carte », ceux consacrés au prêche se font par des travaux pratiques en langue arabe, mais aussi dans les langues nationales représentées. « Cette pédagogie à la fois partagée et différenciée est pour nous un gage de réussite », souligne Mohammed Adiouane, professeur d’histoire des religions à l’Université de Rabat, et conseiller académique auprès de l’Institut.

« Œuvrer au respect de l’Etat et de la République »

La qualité des enseignements est saluée par tous les étudiants, qui s’expriment d’ailleurs dans un très bon arabe. Habib Chérif, la trentaine, de Guinée-Conakry, a laissé sa femme couturière et leurs sept enfants au pays : « C’est un sacrifice qui en vaut la peine. J’avais une connaissance très superficielle de l’islam et même de l’histoire de mon pays. Après mes deux années ici, je serai plus armé Inch’Allah. » Sarah, dont les cinq enfants sont restés au Mali sous la garde de son mari, ne dit rien d’autre : « Je veux avoir des connaissances solides pour lutter contre l’extrémisme, cet exil provisoire est difficile mais le bénéfice sera durable. » L’objectif de Youssef Afif, jeune français attaché à la Grande Mosquée de Saint-Etienne, est d’approfondir sa connaissance doctrinale, rituelle et spirituelle.

Les trois composantes d’un « islam du juste milieu » sont enseignées ici : la doctrine ash’arite (voie théologique médiane entre usage de la raison et recours à la tradition) ; le rite malékite (une des quatre écoles de droit en islam, alliant fidélité à la tradition du prophète Mahomet et intérêt général) ; et le soufisme, selon les enseignements de Al-Junayd (orientation spirituelle où la lucidité l’emporte sur l’ivresse mystique). Pour l’imam français, ces enseignements, conformément à l’islam sunnite en vigueur au Maroc (et en Afrique), permettent, «en France, de s’inscrire dans le pacte social, et d’œuvrer au respect de l’Etat et de la République ».

Les deux années de formation sont entièrement prises en charge par le Maroc : études, logement sur place, nourriture, plus une bourse mensuelle d’environ 200 euros. Toutefois, être imam ou prédicatrice n’est pas un métier en soi, encore faut-il gagner sa vie. Au Maroc, ils sont recrutés comme cadres par le ministère des habous et des affaires islamiques et exerceront des fonctions d’encadrement et de proximité dans les différentes régions du royaume. En revanche, la plupart des autres Africains, de retour dans leur pays, doivent trouver une activité rémunératrice. L’Institut Mohammed VI a donc intégré dans ses programmes un volet de formation professionnelle avec des ateliers ad hoc. Les vœux des étudiants se sont portés, pour l’instant, sur les métiers de la couture, de l’électricité et de l’informatique.

Tradition d’échanges des savoirs spirituels

Quel intérêt trouve le Maroc à développer une telle coopération, en particulier avec l’Afrique subsaharienne ? Il en va bien sûr de son ascendant sur le plan religieux et de la sécurité dans un contexte régional particulièrement tendu ; de ses intérêts économiques sur le continent, et du soutien dont il a besoin dans sa position sur le dossier du Sahara-Occidental.

A cela, Ahmed Toufiq, ministre des habous et des affaires islamiques depuis 2002, ajoute une dimension historique. Rien de surprenant de la part de cet historien, auteur d’une thèse sur la société marocaine au XIXe siècle et d’autres travaux dont une étude sur l’histoire sociale des juifs de Demnate (au pied du Haut-Atlas). « Nos relations avec l’Afrique ne datent pas d’aujourd’hui. Elles sont pluriséculaires sur les plans du commerce, de la diplomatie, des échanges religieux et confrériques », souligne cet ancien directeur de l’Institut des études africaines de Rabat puis directeur de la Bibliothèque générale. Dans son ministère, attenant au palais royal, voisinage qui témoigne de l’importance de ses fonctions, il rappelle que l’Université marocaine a formé, depuis une cinquantaine d’années, des générations de cadres africains en médecine, en ingénierie et dans l’armée.

De fait, l’histoire intellectuelle de l’islam en Afrique fournit de nombreux exemples d’échanges entre érudits africains et marocains. Selon l’africaniste britannique John Hunwick, Ash-Shifa, le célèbre ouvrage de dévotion du Cadi’Yad, éminent juge marocain mort en 1149, figurait à partir du XVe siècle au programme d’études à Tombouctou et plus largement en Afrique de l’Ouest, où il était récité dans les mosquées lors des grandes fêtes. En sens inverse, le dictionnaire biographique des savants musulmans, Nayl Al-Ibtihaj, rédigé au XVIe siècle par l’Africain Ahmed Baba de Tombouctou, a été et reste une référence pour le monde maghrébin. N’oublions pas enfin les liens privilégiés, depuis le XIXe siècle, qu’entretiennent entre le Maroc et le Sénégal grâce à la confrérie soufie des tidjanes, à laquelle appartient une grande partie des musulmans sénégalais. Grand lieu de pèlerinage, le tombeau du fondateur de la confrérie se situe d’ailleurs à Fès.

L’Institut Mohammed VI veut donc perpétuer une tradition ancienne d’échanges des savoirs religieux et spirituels. Parviendra-t-il à faire école face à un terrorisme djihadiste nourri d’idéologie wahhabite ? Selon James Woolsey, ancien directeur de la CIA, l’Arabie saoudite aurait dépensé entre 85 et 90 milliards de dollars (82,6 milliards d’euros) au cours des trente dernières années pour propager sa conception de l’islam. Contre la radicalisation et l’obscurantisme, l’homme éclairé reste le capital le plus précieux.

 

 Source :  Le monde

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