Pique-nique au bord d’une eau turquoise, shopping, éloge de la vie en Arabie saoudite… Sur TikTok, des jeunes mères étrangères postent des vidéos du mégaprojet de ville nouvelle Neom, dépeignant un quotidien idyllique dans un pays pourtant pointé du doigt pour ses atteintes aux droits humains.
“Sarasarasid”, qui se dit Thaïlandaise, embarque ses abonnés pour un “après-midi type à Neom”: balade en scooter, aire de jeu avec son bambin, pause café. La vidéo a fait quelque 800.000 vues. Elle montre une ville quasi-déserte.
Près de 2 millions d’internautes l’ont aussi regardée dans un 4×4 dévorant une longue étendue de sable. Au volant, son compagnon, dont l’AFP a retrouvé le compte LinkedIn où il s’affiche “directeur commercial senior” chez Neom depuis 2022.
Sarasarasid a également posté des vidéos d’elle à l’hôpital de Neom, où elle a accouché, vantant la qualité des soins.
“Si vous avez des enfants, l’Arabie saoudite est le meilleur endroit”, renchérit Aida McPherson sur son compte TikTok suivi par quelque 60.000 abonnés. Cette maman, qui s’exprime en anglais, se présente comme une “Azerbaïdjanaise née à Londres” et filme sa fille en tenue traditionnelle saoudienne.
Comme ces jeunes femmes, une dizaine de “mamans influenceuses”, toutes anglophones, postent depuis quelques mois des contenus laudatifs filmés à Neom, projet de ville nouvelle idéale au budget faramineux de 500 milliards de dollars, porté par le prince héritier et dirigeant de facto de l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane (MBS).
– “Etat policier” –
Toutes montrent leur vie, maquillage, promenade, supermarché, restaurant, dans un campement réservé aux employés du projet et à leurs familles, non loin de Sindalah, station balnéaire de luxe sur la mer Rouge. Un cadre de vie présenté comme idéal bien qu’aucune n’ait souhaité échanger directement avec l’AFP.
Sindalah est le premier volet de Neom à être achevé, alors que le projet, symbolisé par The Line, un bâtiment de 170 kilomètres de long, semble accuser du retard.
En dévoilant The Line en 2022, MBS avait indiqué que Neom abriterait plus d’un million d’habitants en 2030, et 9 millions en 2045. Les promoteurs auraient révisé leurs ambitions à 300.000 habitants et 2,4 kilomètres d’ici la fin de la décennie, selon l’agence Bloomberg.
Les contenus des mamans influenceuses, habillées à l’occidentale, respirent au contraire l’optimisme, s’extasiant que tout soit “magnifique”, même la nourriture, “délicieuse”.
“Privilégiées, ces influenceuses font partie de la machine de propagande du régime pour draguer l’Occident, les touristes et les investisseurs, alors que le quotidien des Saoudiennes et du peuple est totalement différent”, dénonce Lina al-Hathloul, de l’organisation de défense des droits humains ALQST.
L’Arabie saoudite “est toujours un Etat policier où tout est une ligne rouge pour la liberté d’expression” et les femmes sont “considérées comme étant sous la tutelle d’un homme depuis leur naissance, de leur père puis de leur mari”, leur “désobéissance” pouvant leur valoir la prison, tonne-t-elle.
Dans la capitale Ryad, la tiktokeuse occidentale skincarebestie_, tout en lissant ses cheveux blond platine, affirme que “les gens pensent que les femmes sont opprimées ici, mais elles peuvent travailler, conduire, faire tout ce qu’elles veulent”, dans une vidéo cumulant plus d’un million de vues.
Interrogés sur une possible entente avec ces femmes, ni Neom ni les ministères saoudiens des Affaires étrangères et des Médias, ni l’ambassade d’Arabie saoudite à Paris n’ont répondu aux sollicitations de l’AFP.
– “Stratégie de communication” –
Nicholas McGeehan, co-directeur de l’ONG de défense des droits humains FairSquare, voit dans les posts de ces mères trentenaires un élément “cohérent d’une stratégie de communication” utilisant les réseaux sociaux pour “transformer l’image” de l’Arabie saoudite et la rendre “acceptable”.
Car Ryad, malgré des campagnes publicitaires de haut vol assurées notamment par le footballeur Leo Messi, souffre encore des conséquences de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans un consulat saoudien en Turquie en 2018, qui avait fait de MBS un paria sur la scène internationale.
Et si le jeune dirigeant présente l’Arabie saoudite comme un pays plus libéral, dont le tourisme devrait assurer les revenus pour l’après-pétrole, les droits humains restent son point noir, entre répression des dissidents et peine capitale. Plus de 338 exécutions ont été recensées en 2024, un record sur les trente dernières années.
Début décembre, l’ONG Human Rights Watch a documenté des “abus généralisés” sur les travailleurs étrangers venus d’Asie ou d’Afrique, dont certains peuvent s’apparenter à du “travail forcé”, “y compris dans les grands projets” comme Neom.
Ryad mobilise “des centaines d’influenceurs” pour “casser l’image d’un pays archaïque, fermé sur lui-même, indexé sur l’extrémisme religieux”, estime le chercheur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) David Rigoulet-Roze.
Et les mamans de Neom sont autant de “relais visuels” pour “changer le logiciel du royaume”, dit-il.