En Afrique subsaharienne, la croissance de la représentation féminine dans les institutions d’État est l’une des plus rapides du monde. Elle résulte notamment de l’introduction de quotas paritaires. Alors qu’en 1960 les femmes ne représentaient que 1 % des parlementaires, la moyenne est aujourd’hui de 23,8 % pour l’Afrique subsaharienne (avec des variations nationales importantes) et talonne les 27,5 % des pays européens. Dès lors, la question se pose de savoir si une représentation accrue des femmes en politique implique nécessairement une redéfinition des rapports de genres dans les institutions de pouvoir.
La cause des femmes occultée par la décolonisation
Si la montée en puissance des femmes politiques africaines gagne en visibilité et en influence, leur histoire n’en reste pas moins tortueuse. Réduites à un statut inférieur pendant la colonisation, confinées au rôle de ménagères et politiquement marginalisées, les femmes sont toutefois demeurées une force électorale aussi crainte que courtisée.
Alors que la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’amorce de la décolonisation ravivèrent la lutte pour les droits civiques et politiques des femmes, leur cause fut largement occultée, autant par les régimes coloniaux que par les gouvernements indépendants. L’émancipation des femmes ayant été longtemps subordonnée à des intérêts politiques, les femmes sont restées une masse silencieuse dans l’histoire politique africaine. Centrés sur les « pères » de la nation, le leadership et le pouvoir d’État se déclinent plutôt en termes et en atours masculins, comme en Europe d’ailleurs.
Les exemples du Kenya, de l’Afrique du Sud et du Liberia
Au Kenya, Jomo Kenyatta (premier président du pays indépendant) construisit son autorité en réactivant le mythe historique de son peuple Kikuyu, fondé sur l’inaptitude des femmes à gouverner. L’ouverture politique aux femmes s’est faite tardivement, notamment avec la percée de fortes personnalités, comme Charity Ngilu, qui rafla 7,89 % des voix à l’élection présidentielle de 1997. Mise à mal sous le régime d’Uhuru Kenyatta en 2015 et rangée aux côtés de Raila Odinaga, Charity Ngilu fait désormais partie des premières femmes élues gouverneures lors des toutes récentes élections générales du 8 août 2017.
En Afrique du Sud, Nelson Mandela avait tenté de promouvoir une image nouvelle de l’homme, distinguant la dignité du guerrier et du militant qu’il fut de la violence inhérente à la distinction des genres sous l’apartheid. Jacob Zuma, dont la présidence est ponctuée de scandales sexuels et économiques, a réactivé une version patriarcale et traditionaliste de l’autorité, dans le but de mobiliser le vote Zulu.
La politisation de la masculinité fut le sujet d’une tribune acérée de l’écrivaine et analyste politique kenyane Nanjala Nyabola. Celle-ci dénonçait un système patriarcal qui prend en tenailles les affaires politiques du pays. L’auteure suggérait que l’absence des femmes dans la sphère publique s’expliquait par le refus de l’élite masculine de lâcher ses privilèges à de potentielles compétitrices. L’argument rappelle l’expérience de la première femme présidente du Liberia, Ellen Johnson Sirleaf. Au sortir de la guerre civile qui ravagea le pays pendant onze années, celle qu’on appela la « Dame de fer » avait pressenti l’importance stratégique de capter le vote des femmes.
Elle sillonna les campagnes les plus reculées pour porter son message auprès de celles qui avaient survécu aux atrocités commises pendant les deux guerres civiles. Contre toute attente, le vote des femmes pour une femme (avec « Vote for a Woman » comme slogan) concrétisa l’alternative à un pouvoir masculin, intimement associé à la brutalité de la guerre.
Le poids du joug gouvernemental
L’ascension des femmes politiques en Afrique subsaharienne est récente et demeure précaire. Une telle émancipation pourrait même paraître incongrue si l’on songe qu’à la patriarchie s’ajoute un pouvoir à tendance autoritaire. Au Kenya et au Rwanda, où des élections générales se sont déroulées les 4 et 8 août derniers, l’influence grandissante des femmes parlementaires et sénatrices montre aussi des lignes de faille.
Les statistiques des élections générales au Kenya masquent une politique du genre plus tourmentée : des 2 077 candidates pour les institutions législatives (sur 11 330 candidats) et 17 candidates au Sénat, seules respectivement 23 et 6femmes ont été élues (sur plus de 400 sièges). Alors que le président Uhuru Kenyatta avait loué le projet de loi instituant la parité des genres aux deux tiers dans le Parlement, la loi n’a toujours pas été promulguée, plaçant l’Assemblée dans une situation d’inconstitutionnalité inédite que les résultats des dernières élections n’ont pas réussi à corriger.
Ces réticences rappellent le poids du joug gouvernemental qui pèse sur les organisations politiques de femmes au Kenya. Si le gouvernement se sert à volonté de l’association politique des femmes Maendeleo ya Wanawake comme relais politique, celle-ci n’est en réalité qu’un pendant du gouvernement auquel les premières dames prêtent souvent visages et noms. Il y a quelques mois, l’avocate féministe Marily M. Kamuru regrettait le manque d’attention médiatique à la Convention nationale des femmes, rassemblement indépendant et non partisan.
Au Rwanda, entre émancipation et autoritarisme
Les limites de l’association avec le pouvoir se font également voir au Rwanda, qui se pose en champion de l’ouverture politique aux femmes. Son président, Paul Kagame, qui vient d’être réélu avec 98 % des voix, fut honoré, en 2007, du African Gender Award. Le pays compte le plus grand nombre de femmes parlementaires (80 sièges au total), avec une moyenne de 61,3 %, qui devance largement les statistiques des pays européens. La volonté de réconciliation et de reconstruction d’un pays ravagé par la guerre y doit beaucoup : les femmes ont joué un rôle-clé pour une transition politique pacifique, contribuant au succès du parti du président Kagamé, le Front patriotique rwandais. Elles sont encore perçues comme des modèles de changement et d’émancipation sociale, culturelle, économique et politique.
Malgré une réelle transformation de l’imaginaire collectif sur la place des femmes dans la société rwandaise, la collaboration des leaders féminins avec le pouvoir pose la question de la relève sur le terrain, notamment dans les communautés les plus reculées où la communication nationale et locale est difficile, voire inexistante. Plus encore, la tendance autoritaire du régime rwandais laisse planer le doute sur le futur d’une telle émancipation, brandie aux yeux de la communauté internationale pour occulter de possibles dérives antidémocratiques.
L’émancipation est-elle possible sans cooptation ? Si la politique des quotas est essentielle pour tenter de corriger des inégalités historiques, structurelles et culturelles, elle ne suffit pas à modifier profondément le jeu de pratiques politiques traditionnelles et d’institutions souvent fragiles.
* Anaïs Angelo est chercheuse spécialiste des présidents africains à l’Institut universitaire européen. Ses recherches portent sur le Kenya postcolonial et notamment sur son premier président, Jomo Kenyatta.