Dans sa chronique, Yves Trotignon, le spécialiste des questions de terrorisme, estime que quatre ans après « Serval », le Sahel est ainsi en passe de devenir un cas d’école de la lutte contre le djihadisme, regroupant tous les ingrédients d’un échec inévitable.
Depuis plus de trente ans, les groupes djihadistes qui tentaient l’aventure d’une confrontation directe avec des armées régulières, le plus souvent après avoir pris le contrôle de territoires et après les avoir gérés, ont régulièrement été défaits. La tâche n’est pas aisée, mais le passage de l’action terroriste, clandestine, à des modes opératoires plus conventionnels les expose, en effet, à la puissance d’armées modernes les surclassant dans de nombreux domaines.
Ces victoires militaires ne sont jamais aisées, et encore moins garanties. L’intervention contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak, si elle illustre cette supériorité, confirme aussi l’extrême combativité des djihadistes et leur capacité à innover, à s’adapter, et même à manœuvrer. Dans le Sinaï, l’armée égyptienne, soutenue de plus en plus ouvertement par Israël, rencontre des difficultés malgré le déploiement de moyens importants et le recours à une violence souvent indiscriminée. En Algérie, où les autorités affrontent des maquis depuis les années 1980, le choix a été fait, après l’échec de l’insurrection islamiste, à la fin des années 1990, de circonvenir les zones d’action des groupes terroristes sans réellement tenter de les anéantir, afin de les étouffer progressivement.
Après avoir longtemps nié, ou du moins sous-évalué, la militarisation de la menace djihadiste, la France a choisi, au mois de janvier 2013, d’intervenir directement au Mali contre Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et ses alliés locaux afin de restaurer l’intégrité territoriale du pays. Déclenchée dans l’urgence, l’opération « Serval » ne visait pas tant à éteindre une menace terroriste qu’à vaincre sur le champ de bataille une coalition de groupes de guérilla qui, quelques mois plus tôt, avait elle-même défait l’armée malienne. Face à des djihadistes déterminés et aguerris, l’armée française, épaulée par un contingent tchadien, parvint en trois mois, parfois au prix de combats difficiles, à éliminer une partie notable de ses adversaires et à contraindre les autres à passer dans la clandestinité ou à se disperser dans la sous-région.
Succès militaire incontestable, l’opération « Serval » bénéficia en premier lieu de l’absence d’ambiguïté de son mandat. Comme le président Hollande le déclara très vite, l’objectif n’était, ni plus ni moins, que de remporter une victoire nette. L’intervention française, cependant, souffrit dès son déclenchement, de réelles faiblesses. La victoire militaire, en effet, ne vaut que si elle s’accompagne de la reconnaissance par l’adversaire de sa défaite et, partant, de l’ouverture de discussions politiques. Vaincus, AQMI et ses alliés le furent, et sèchement, mais allait-on discuter avec eux des termes de la paix ? « Serval » ne déboucha donc pas sur l’abdication des djihadistes. Au contraire, et selon un phénomène maintes fois observé, y compris en ce moment même en Syrie et en Irak, ceux-ci ne renoncèrent aucunement à la violence et, très classiquement, retrouvèrent la clandestinité.
Afin d’apporter une réponse politique à la crise qui avait favorisé la croissance des groupes djihadistes au Mali, des accords de paix furent négociés à Alger, mais ils laissèrent de côté, pour d’évidentes raisons, les mouvements terroristes. Consciente du caractère régional de la menace, la France, en juillet 2014, transforma « Serval » en un dispositif militaire, Barkhane, couvrant cinq Etats du Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad) afin d’y poursuivre la traque des éléments d’AQMI et de ses émanations.
Un théâtre plus grand que l’Inde
Logique, cette évolution, qui prolonge des décennies de présence militaire française dans la zone, vise à affronter des groupes de guérilla djihadistes, à prévenir des attentats et à stabiliser une région aux crises multiples, de plus en plus connectées. La bande sahélo-saharienne, en effet, déjà constituée d’Etats aux réelles fragilités, est bordée d’autres foyers de tensions : Libye, Soudan, Nigeria et même l’Algérie, où la situation sécuritaire reste préoccupante. Devenue, de facto, puissance tutélaire régionale en matière de lutte contre le djihadisme, la France fait désormais face aux faiblesses congénitales de Barkhane. Alors que l’opération « Serval » avait déployé plus de 5 000 hommes sur un seul territoire, le nouveau dispositif n’en engage que 3 500 sur un théâtre plus grand que l’Inde. Qui plus est, sur cet immense espace, il doit tenir compte des réalités politiques locales, des qualités et défauts des différentes forces nationales, et de l’action d’autres acteurs, comme les Nations unies ou l’Union européenne, impliquées dans d’ambitieuses et complexes missions de formation, plus ou moins coordonnées.
Surtout, Barkhane est de plus en plus perçue comme une force d’occupation niant la souveraineté des Etats au profit desquels elle agit. Au Mali, par exemple, les soldats français sont vus au nord comme des supplétifs tandis qu’au sud, des responsables n’hésitent pas à accuser Paris d’avoir épargné les leaders irrédentistes touareg. C’est qu’en réalité, aucune réelle solution politique n’a suivi la victoire militaire de 2013. Plus grave, la situation s’y est sensiblement dégradée, au point d’échapper à tout contrôle.
Quatre ans après « Serval », le Sahel est ainsi en passe de devenir un cas d’école de la lutte contre le djihadisme, regroupant tous les ingrédients d’un échec inévitable. Une puissance extérieure, impuissante à générer de véritables solutions et focalisée sur le djihadisme quand d’autres défis ne sont pas relevés, y affronte un ennemi qui ne cesse d’évoluer et profite des crises locales. Les djihadistes, qui ont toujours inscrit leur combat dans le temps long, savent que les Occidentaux se lassent vite des impasses politiques et militaires.
Yves Trotignon
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