La résurgence de la rébellion touarègue au Mali interroge et interpelle aussi bien les acteurs politiques que les chercheurs en sciences sociales. Les déterminants de ce conflit devenu récurrent au Niger et au Mali depuis l’indépendance sont à rechercher dans plusieurs variables qui ont du reste fait l’objet de nombreux travaux. L’objectif du présent article est de présenter quelques éléments d’analyse tirés de nos recherches de thèse ( en cours) mais aussi de notre expérience de deux années (2006-2008) au Haut commissariat à la restauration de la paix (HCRP), institution chargée de la mise en œuvre des accords de paix entre le gouvernement et la rébellion au Niger. Il s’agit dans cette perspective de participer au débat sur ce problème dont les expressions sécuritaires ou humanitaires occultent souvent l’essence politique. On peut analyser la rébellion touarègue comme l’expression d’une relation conflictuelle entre État et Nation (I). Ce qui n’occulte pas ses soubassements utilitaristes car la lutte armée est devenue pour les rebelles un instrument d’accès au pouvoir.
L’OCRS ou les germes de la sécession
L’indépendance que revendiquent les rebelles maliens est un projet vieux de 60 ans. Cette revendication rappelle en effet le projet OCRS (Organisation commune des régions sahariennes) par lequel la France avait tenté de récupérer les régions sahariennes de plusieurs pays (Niger, Mali, Algérie, Soudan) afin de maintenir son contrôle sur les ressources minières qu’elles abritent (Boilley 1993 : 215-239). La loi créant l’OCRS fut introduite en 1956 par Félix Houphouët-Boigny, alors ministre délégué à la Présidence du Conseil et adoptée en décembre de la même année. Ce projet devait donc servir les intérêts impérialistes français, ainsi que l’analysent Claude Raynaut et Souleymane Abba : « A un moment où se profilait l’indépendance inéluctable de l’Algérie, certains milieux français caressaient le rêve d’un ensemble saharien prélevé sur différents pays limitrophes et dont l’existence pourrait sauvegarder les intérêts français dans le domaine pétrolier comme dans celui des expérimentations nucléaires » (Raynaut et Abba, 1990 :22). Les Touaregs eux avaient caressé le rêve de constituer leur propre État et voyaient dans le projet OCRS une opportunité pour échapper à la « recolonisation », c’est-à-dire à la domination des ethnies majoritaires qui prenaient le relais dans la direction de cette « entreprise franco-française pilotée de Paris » qu’étaient à leurs yeux le Niger et le Mali (CRA 1994 : 4). Comme le souligne Pierre Boilley, l’autorité coloniale était pour les Touaregs un moindre mal par rapport à celle des sédentaires noirs qui s’annonçait de manière inexorable ; ces sédentaires que les aristocrates touaregs ont toujours considérés comme des « gens inférieurs et lâches ». Voici ce qu’en disait Mano Dayak, le cerveau de la rébellion au Niger dans les années 1990 : « Les gens du Sud tels les Haoussas mais surtout les Djerma avaient accepté la domination française sans broncher. Ils fréquentaient massivement les écoles coloniales et ensuite se laissaient former comme cadres administratifs et sous-officiers de l’armée. Aujourd’hui, ils sont nos ministres, nos préfets, nos généraux » (Dayak 1992 :60-61). Même si le projet de cette « Afrique Saharienne » a avorté, l’OCRS apparaît « comme un handicap de naissance pour les futurs États-nations de la région, car il introduit le germe de la revendication séparatiste et des difficultés de la construction nationale (Hamani 2007).
Il est utile de rappeler qu’en 1960, le Sultan de l’Aïr (Agadez), Oumarou Dan Ibrahim avait écrit au général de Gaulle pour demander l’indépendance de la région d’Agadez. Selon Pierre Boilley, la lettre fut rédigée et adressée au général De Gaulle par un certain Elhadj Alamine au nom des Kel Aïr et elle disait ceci : « Puisque l’indépendance s’annonce, alors nous les Touaregs, nous voulons nous diriger nous-mêmes et rassembler notre société toute entière là où elle se trouve. Nous voulons que notre pays soit un seul pays » (Boilly, 1993 : 215-239). Pour Mamoudou Djibo, les Français étaient à l’origine de ces démarches indépendantistes. Il rapporte que lors de la mission effectuée par le ministre Maïdah Mamoudou à Agadez en juin 1960 en vue de sensibiliser les populations sur l’indépendance, les militaires français basés dans cette localité avaient manifesté devant la résidence du ministre en scandant le slogan « Niger français » (Djibo 2002 : 143). Bien avant, au Mali, des pétitions lancées le 30 octobre 1957 par un Cadi de Tombouctou du nom de Mohamed Mahmoud Ould Cheick avaient été signées par 300 notables touaregs, maures et aussi songhaï de la région de Gao, Tombouctou et Goundam pour poser la même exigence à l’autorité coloniale. Avec la naissance de la rébellion armée des années en 1990 au Niger, cette demande a été ressuscitée. Le projet indépendantiste n’est donc pas nouveau chez les Touaregs, de même que cette quête d’affirmation culturelle en réaction à l’hégémonie du modèle universaliste auquel restent attachées les élites dirigeantes des deux pays.
La lutte armée érigée en stratégie de reproduction sociale
Avec la rébellion armée et les processus de réinsertion de ses chefs se développe une nouvelle « filière » dans la production des élites par la voie « inversée ». Dans ces deux pays, les rébellions des années 1990 ont fait émerger la première « promotion » tandis qu’une seconde a émergé au Mali entre 2006 et 2008 et au Niger entre 2007 et 2009. La rébellion en cours au Mali prépare une troisième « promotion ». La logique ici est simple, il s’agit de saisir des fenêtres d’opportunité politique pour engager un bras de fer militaire avec l’État avec pour finalité d’obtenir une promotion politique. Ensuite, lorsqu’on prend conscience qu’on perd de l’influence politique, on reprend les armes pour se refaire une virginité politique et renouveler son capital politique. Cela s’appelle de l’entreprenariat politique. En 1997 au Niger, alors que le gouvernement demandait aux ex-chefs rebelles d’exprimer leur préférence en matière de réinsertion, une des réponses enregistrées était : « villa+voiture+7 millions »… (Saidou 2009 : 55). En plus, les ex-chefs rebelles n’avaient-ils pas vendu les postes qui leur étaient offerts dans les structures étatiques au détriment de leurs combattants ? En 2006, pour avoir élaboré et géré au HCRP le fichier des 3160 ex-rebelles de l’Aïr et de l’Azawak destinés à la réinsertion socioéconomique, nous avons été témoin des tripatouillages qui ont émaillé la constitution des listes des ex-combattants. Dans de nombreux cas, les bénéficiaires de la réinsertion étaient de proches parents des chefs rebelles qui souvent n’ont jamais connu le maquis. Le Chef rebelle touareg Aghali Alambo, n’avait-il pas détourné les fonds mis à sa disposition par Kaddafi pour la réinsertion de ses combattants ? En rappel, il dirigeait le Mouvement des Nigériens pour la Justice… (Souligné par nous). En avril 1995, lors des négociations de paix de Ouagadougou, Alain Deschamps, alors médiateur français, a été surpris de constater que les chefs rebelles, obsédés par leurs propres intérêts, avaient « oublié » de poser le problème des réfugiés touaregs et des réparations les victimes d’exactions (Deschamps, 1995 :104)
En clair, pour revenir sur le cas malien, ce que visent les rebelles du MNLA n’est pas l’indépendance en tant que telle, au contraire, ils cherchent à créer un rapport de force politique qui leur permette de négocier une réinsertion dorée. Il est facile d’utiliser l’argument de la marginalisation du Nord pour justifier la rébellion. Comme dans le cas du Niger, jamais il n’a été démontré de manière scientifique que les régions du Nord sont les plus pauvres du pays. Par exemple, les Touaregs ont toujours clamé avoir été délibérément tenus à l’écart du système éducatif. Ce qui ne résiste pas à l’analyse. Au Niger, André Salifou observe qu’en 1991 « le taux de scolarisation du département d’Agadez est de très loin le plus élevé de tous le pays à l’exception de celui de la Communauté Urbaine de Niamey, capitale du pays » (Salifou, 1993 : 95).
Depuis l’époque coloniale, les Touaregs avaient opposé une farouche résistance à l’occidentalisation que véhiculait l’école moderne. Aussi, les aristocrates touaregs avaient-ils refusé d’envoyer leurs enfants à l’école, stratégie que les administrateurs avaient soutenue estimant que l’école allait détruire la culture nomade. Par exemple Claude Blanguernon, un ancien directeur d’école à Tamanrasset (Algérie) a écrit en 1955 : « I do not believe to be necessary to bring the Tuareg to a high level of education (…),this will not be beneficiary to them as the educated nomad will find themselves cut off from his tribe, his habits and fatally, will not be able to stay a nomad» ( cité par Baz Lecoq 2010: p. 43). C’est pourquoi, à l’indépendance, ils se sont retrouvés avec très peu de cadres. Emmanuel Grégoire qui a étudié leurs stratégies sous la colonisation affirme qu’ils avaient commis une erreur historique: « Le refus prolongé de la scolarisation par les couches sociales dominantes fut une erreur historique qui se traduisit par cette sous-représentation politique et administrative. L’écart avec les autres populations ne cessa de se creuser au fil des ans alors que le département d’Agadez ne fut pas défavorisé du point de vue de la création d’écoles : en 1991 son taux de scolarisation était le plus élevé du pays » (Grégoire, 1999:312). Ce même auteur a montré que les aristocrates touaregs ont toujours eu une aversion envers l’esprit marchand et ont ainsi refusé de s’intégrer dans l’économie capitaliste. Cela explique pourquoi à Agadez, les hommes d’affaires les plus puissants sont en majorité haoussas et arabes (Ibid : 227). Au fond, qui marginalise qui ? Comme on le constate, le problème est plus complexe qu’on ne le pense. Le problème de la marginalisation a une dimension culturelle, comme c’est aussi le cas de la difficile reconversion à la vie civile au niveau des ex-chefs rebelles.
Conclusion: Peut-on construire l’État démocratiquement?
Au regard de ce qui précède, il importe de revisiter ce questionnement : la démocratie n’est-elle pas un obstacle à la construction étatique ? La capacité de l’élite rebelle à assimiler la citoyenneté universaliste et le pouvoir de l’État à diffuser son hégémonie sur son territoire sont incertains. Il s’est créé un cercle vicieux qui est une contrainte majeure pour la démocratisation et l’édification de l’État. Du reste, selon Francis Fukuyama, ces deux processus, c’est-à-dire l’étatisation au sens wébérien et l’ancrage de la démocratie et de l’État de droit peuvent être contradictoires : « State-building in a strict sens is about creating the Weberian monopoly of legitimate violence over a defined territory, and therefore has at its core the concentration of the means of coercion (…) Both the liberal rule of law and democracy, by contrast, involve limiting the central state’s authority to coerce, the first by putting it under a set of transparent and universal rules, the second by ensuring that the exercise of power reflects the popular will» (Fukuyama, 2010: 165)
Les cas nigérien et malien corroborent la pertinence de cette réflexion. En effet, « l’autorité doit exister avant d’être limitée », ainsi que le soutient Samuel Huntington (Huntington, 2006 : 8). Autrement dit, l’État doit précéder la démocratie, « no state, no democracy » (Linz et Stephan, 2010 : 3). Dans ces deux pays, l’État est toujours contraint de sacrifier sa souveraineté sur l’autel de la paix du fait de la faiblesse de sa capacité régulatrice. Mais en même temps qu’il lâche du lest pour sauvegarder son unité, il perd progressivement sur le registre de la diffusion des valeurs républicaines. Pire, sa prétention au monopole de la violence sur son territoire en sort anéantie. Comment sortir de ce dilemme ? Ce qui est certain à l’heure actuelle, c’est que le Centre politique est incapable d’imposer son hégémonie aux périphéries. Si en Occident l’ancrage de l’État (state building) et la démocratisation se sont réalisées à des moments historiques distincts, la singularité de la trajectoire africaine impose aux élites de bâtir l’ordre politique non pas par la coercition et la violence symbolique, mais par un pacte intelligent entre État et nations (Tshiyembe 2000, Badie 1992). A propos de l’éducation en Afrique, Joseph Ki-Zerbo affirmait que la solution n’était pas « d’augmenter la vitesse du train de l’école, mais de changer la direction des rails » (Ki-Zerbo, ibid : 177). N’est-ce pas dans cette perspective réflexive qu’il faudra appréhender l’État postcolonial africain?»
Par SAIDOU Abdoul Karim, Doctorant en science politique (UFR/SJP)
Université de Ouaga II, Ouagadougou (akarims40@yahoo.fr This e-mail address is being protected from spambots. You need JavaScript enabled to view it)
Votre sujet rappelle bien a celui de votre compatriote soutenu en 1999 a dakar. il enseigne d ailleurs a Bamako et sapppelle naffet keita
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