En 1960, les Etats nouvellement indépendants doivent se doter d’armées nationales. Celles-ci sont d’abord constituées à partir des colonisés qui servaient dans l’armée coloniale française. On a vu que ces derniers pouvaient accéder au rang d’officier, mais en proportion plus réduite que les militaires français, et à des grades inférieurs.
En 1950, on compte seulement 1 colonel, 3 commandants, 3 capitaines, 59 lieutenants et sous-lieutenants en Afrique francophone, et, en 1960, seulement 4 colonels, 6 commandants, 31 capitaines et 157 lieutenants africains. Le nombre d’officiers et de sous-officiers africains reste donc très insuffisant pour encadrer les nouvelles armées. Un plan de formation accéléré, baptisé « Plan raisonnable », est donc mis en œuvre par la France, qui ouvre alors les portes de ses écoles militaires à de nombreux Africains. Ce plan ne vise qu’à doter les armées africaines d’effectifs modestes, puisque c’est l’armée française qui entend continuer à assurer la sécurité de ses anciennes colonies. Il a surtout pour but de continuer à exercer une influence forte sur les militaires africains. Ces nouvelles armées sont constituées sur le modèle de l’armée française, dont elles constituent un prolongement organique. Les accords militaires conclus en échange des indépendances assurent à l’ancienne métropole le monopole en matière de formation militaire mais aussi de fourniture de matériel et d’équipement. La France ne se contente pas de former les officiers africains, elle détache également ses propres cadres militaires pour occuper des postes de commandement direct au sein des armées africaines. Cette pratique est nommée « coopération de substitution ». En cas de crise, les officiers français dirigent les états-majors africains, de manière officielle si un accord de défense existe, de manière officieuse s’il n’existe pas.
L’armée française peut ainsi s’enorgueillir d’avoir formé en son sein une collection impressionnante de militaires destinés à servir ses intérêts. Citons quelques-uns parmi eux qui nous viennent des pays membres de l’actuel G5-Sahel:
Le colonel Ould Taya qui règne de 1984 à 2005 sur la Mauritanie est stagiaire de l’Ecole supérieure de guerre en 1974-1975 avant de devenir chef d’état-major adjoint dans son pays ;
Au Mali, le général Moussa Traoré, qui a renversé Modibo Keita en 1968, a commencé sa formation à l’Ecole des enfants de troupe, puis à l’Ecole préparatoire des officiers d’outre-mer, avant de revenir comme aspirant au pays en 1961. Le colonel Amadou Toumani Touré qui le renverse en 1991 est un ancien parachutiste, formé au Centre national d’entraînement commando (CNEC), et passé par l’Ecole supérieure de guerre à Paris en 1989-1990. Il dirigeait la garde présidentielle au moment du putsch. Il a ensuite remis le pouvoir aux civils en 1992, avant de revenir démocratiquement au pouvoir en 2002 ;
Au Niger, le lieutenant-colonel Seyni Kountché qui renverse Hamani Diori en 1974, pour diriger le pays d’une main de fer jusqu’à sa mort en 1987, a été formé à l’Ecole des enfants de troupe à Saint-Louis, avant de participer à la guerre d’Indochine puis à celle d’Algérie. Il suit l’Ecole de formation des officiers à Paris et devient sous-officier des forces armées nigériennes en 1965, puis chef d’état-major en 1973. Le colonel Ibrahim Baré Maïnassara, qui renverse en 1996 Mahamane Ousmane, élu en 1993, a suivi une formation militaire à Madagascar puis en France avant de diriger la garde présidentielle. De 1986 à 1987, il est attaché militaire à l’ambassade du Niger à Paris. En 1994-95, il effectue un stage au Collège interarmées de défense à Paris avant d’être nommé, en mars 1995, chef d’état-major de l’armée nigérienne. Le chef de la garde présidentielle qui lui succède après son assassinat en 1999, Daouda Mallam Wanké, a reçu une formation dans les écoles d’application d’artillerie à Draguignan et d’infanterie à Montpellier entre 1983 et 1990 ;
Pour le Tchad, on n’a pas retrouvé l’itinéraire précis du général Félix Malloum, chef d’Etat de 1975 à 1979, mais il ne fait guère de doute qu’il a dû faire ses classes dans l’armée française, de même qu’Hissène Habré qui a renversé Goukouni Oueddeï en 1982 et saigné son pays jusqu’en 1990. Habré serait un ancien agent des services secrets français. Idriss Déby, qui l’a renversé en 1990 et s’éternise aujourd’hui au pouvoir est passé par l’Ecole supérieure de guerre interarmées en 1986-1987 avant de devenir le conseiller militaire d’Hissène Habré. Il avait antérieurement obtenu son diplôme de pilote et de parachutiste à l’institut aéronautique d’Armaury la Grange de Hazebrouck en 1979 ;
Au Burkina, le colonel Sangoulé Lamizana, qui prend le pouvoir après un soulèvement populaire qui a conduit à la démission de Maurice Yaméogo en 1966, est un ancien élève de l’Ecole des officiers africains à Saint-Louis, il est incorporé le 18 janvier 1936 dans l’armée française comme « tirailleur sénégalais ». Il gravit les différents grades de l’armée française au sein de laquelle il combat en Indochine et en Algérie, avant de créer, avec d’autres officiers au parcours similaire, l’armée nationale de Haute-Volta. Le colonel Saye Zerbo qui le renverse en 1980 a également combattu en Indochine et en Algérie avant de faire l’Ecole supérieure de guerre de Paris. Blaise Compaoré qui prend le pouvoir après l’assassinat de Sankara en 1987, a été formé à l’école d’infanterie de Montpellier en 1975-1976, avant un stage dans les troupes aéroportées en 1977 et un stage de perfectionnement d’officier parachutiste à Pau en 1982.
Par ailleurs, on n’a mentionné ici que ceux d’entre eux qui ont exercé officiellement le pouvoir. Il faudrait ajouter tous les chefs d’état-major, les directeurs des services secrets, les chefs des gardes présidentielles qui ont, de manière moins visible, participé à l’exercice de pouvoirs autoritaires, et ont également en commun d’avoir été formés par l’armée française.
Sambou Sissoko