Le fleuve Niger est au plus haut en cette saison et étire sa mollesse caoutchouteuse vers Tombouctou. L’ogive ronde et blanche de la proue du Général Soumaré se découpe dans la lumière crue de midi. Depuis six mois, le plancher de métal du bateau qui assurait la liaison fluviale passagers entre Koulikoro, Ségou et Tombouctou ne vibre plus sous les torsions de son arbre d’hélice. Il y a encore six mois, les commerçants touaregs déballaient leur artisanat le long de la rive.
Hélicoptères. Aujourd’hui Mopti, où les berges du fleuve sont quasi désertes, est devenu la charnière militaire entre le Nord et le Sud. Une charnière qui ne tient que par un seul gond. Un seul parachutiste à béret vert, lunettes fumées couleur lagon, AK 47 en sautoir, en défend la ville côté ouest.
Le colonel Daouda Dembélé, un homme svelte, qui commande la base aérienne 102 de Sévaré, ville collée à Mopti, reçoit en civil. Il assure que les villes de Mopti et Sévaré seraient gardées par «4 000 hommes stationnés à Sévaré et [que] 1 000» seraient déployés à 120 km au nord, à Kona, sur la route de Douentza, au plus près d’un front tenu par les milices du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) : «Nous sommes en alerte rouge. Si nous devions intervenir pour survoler les positions tenues par les rébellions armées, nous pourrions intervenir immédiatement», affirme-t-il. Le colonel Dembélé refuse toutefois de mentionner le nombre d’hélicoptères et d’avions dont il dispose : «Je peux juste vous dire que nous n’avançons pas ni ne reculons.» Et d’abréger poliment l’entretien : «Certes, l’armée malienne a connu des difficultés, mais nos structures restent solides.»
Selon un expatrié français qui tenait l’une des plus belles maisons d’hôtes de Mopti, et qui exige de garder l’anonymat, la présence de 4 000 soldats à Mopti et Sévaré serait chose impossible : «Au mieux, je dirais 200, dont la moitié se trouvait l’autre soir à boire de la bière dans un maquis [restaurants populaires, ndlr] et, évidemment, cela a fini en bagarre.» «4 000 en ville ? s’interroge-t-il en faisant non de la tête. Mais alors on ne verrait qu’eux ! Cela demanderait une intendance, des véhicules de ravitaillement, de carburant. Et des tentes pour les loger. On verrait un va-et-vient, des sorties de véhicules, de troupes… Or, il ne se passe rien.»
Ce Français pense que le chiffre avancé de 4 000 «est incroyablement gonflé» mais, selon lui, permettrait de rassurer les populations, «qui se disent que si l’armée est là, elle repoussera l’ennemi». Même son de cloche, selon lui, chez une connaissance installée de longue date à Mopti : «Il y a chez cette amie, comme la poignée d’expatriés qui sont restés ici, le sentiment que rien de grave ne peut arriver. Que la situation est sous contrôle. Que la ville va devenir d’ici peu un carrefour humanitaire et militaire et que les affaires vont repartir comme avant.» L’hôtelier, lui, a décidé de fermer cette semaine. Par mesure de sécurité, il modifie ses trajets journaliers et n’emprunte plus la dizaine de kilomètres qui sépare les deux villes à la nuit tombée. Il possédait une autre affaire, à Tombouctou. Aujourd’hui, l’établissement abrite le tribunal islamique de la ville.
Jazz club. Mopti était une cité bouffie par le commerce. Elle est devenue morne. Il y a encore le Jazz club qui ouvre ses portes à quelques noctambules, mais tous les «maquis» auraient mis la clé sous la porte. L’inactivité due à l’arrêt du tourisme toucherait indirectement 2 000 familles, indique un autre expatrié. D’après une source proche du gouvernement malien, des membres du Mujao viendraient chaque semaine se ravitailler au marché de Mopti.
Le portrait en pied de Mopti, c’est l’évêque Mgr Georges Fonghoro qui l’esquisse : «La ville a beaucoup changé depuis six mois. Tout le monde a fui, y compris les fonctionnaires. Il ne reste que les plus pauvres et des réfugiés du Nord. Personne n’est à l’abri d’une attaque, d’un attentat. Il y a des infiltrés dans la population et il faut rester très vigilant, même si je crois que les habitants se trouvent un peu plus rassurés par la présence des militaires», croit-il savoir. L’évêché de Mopti regroupe Gao, Tombouctou, Kidal, «soit 30 000 chrétiens, qui en majorité ont fui». Pourtant l’évêque ne croit pas «à une guerre de religions», mais envisage l’occupation du Nord par les milices islamiques comme «une couverture pour ces bandes armées afin de sécuriser leurs trafics. Ils veulent lever les musulmans contres les chrétiens, mais il n’y a pas de chrétiens dans le Nord et, au Mali, nous sommes très minoritaires. De plus, tous les chrétiens ici sont issus de familles musulmanes, comme la mienne».
Infiltrés. A 15 kilomètres de Mopti, la commune de Soufouroulaye, jumelée avec La Fouillouse (Loire), abrite depuis cinq mois la milice d’autodéfense Ganda Iso dans le «centre de jeunesse», qui était jusqu’alors un centre de formation professionnel «aux métiers de la couture», selon le secrétaire de mairie, Tassiré Sawagoro. C’est un tout autre point de croix que ces miliciens, originaires de Gao, pratiqueraient. Mais impossible d’y pénétrer. Ils exigent au préalable«un laissez-passer» de leur «état-major». A 300 mètres du camp, de l’autre côté de la route, une vingtaine de militaires en tenue de combat, eux aussi originaires de Gao, assistent en cercle à un briefing. Selon le New York Times, les miliciens s’entraîneraient au maniement des armes. Lesquelles ? Et qui leur a procuré des munitions ? Le colonel Didier Dackouo, qui commande le 33e régiment de parachutistes, joint par Libération, dit «ne pas être en mesure de répondre à cette question», mais précise qu’il «sait combien ils sont», tout en refusant de donner «un chiffre». Le secrétaire de mairie avance, lui, le chiffre de «1 334 miliciens».
Invérifiable, mais selon ce dernier, «personne ne sait ce qu’ils font au juste et l’Etat, qui n’est jamais venu me demander quoi que ce soit, ignore ce que font ces gens qui se disent miliciens. Je sais simplement qu’ils viennent manger les restes des repas de l’armée le soir…» Selon des sources occidentales, des miliciens de Ganda Iso pourraient déjà avoir été infiltrés ou retournés par des éléments jihadistes.
liberation.fr/ 10 octobre 2012 à 19:16