Lorsqu’on remonte le cours de l’histoire, on se rend compte que les premières crises politique et armée ont commencé en 1962, à l’annonce de la création du Franc malien. Très rapidement, on arrêta comme étant les instigateurs des troubles deux personnalités politiques importantes, MM. Fily Dabo Sissoko et Hamadoun Dicko. Tous deux avaient été députés à l’Assemblée nationale française à l’époque où le Mali était encore le territoire colonial du Soudan; tous deux avaient détenu des portefeuilles ministériels dans le gouvernement français; le premier, membre du parti socialiste français, avait été secrétaire d ’Etat au Commerce et à l ’Industrie en 1948; le second avait été sous-secrétaire d’Etat à l’Education nationale, puis au Commerce et à l’Industrie, en 1956 et 1957. Autres remarques de taille, tous deux membres de la Grande Loge de Paris (donc francs-maçons). Leur objectif aurait été de renverser le gouvernement au pouvoir et de le remplacer par un autre gouvernement «plus docile aux directives reçues de l’extérieur».
L’ancien territoire du Soudan français, devenu en novembre 1958 la République soudanaise et en août 1960 la République du Mali, a bénéficié jusqu’à ce jour d’une très grande stabilité gouvernementale.
L’équipe qui s’était constituée autour du président Modibo Keïta, dans le cadre du parti dénommé Union soudanaise (section territoriale du Rassemblement démocratique africain ou R.D.A.), plusieurs années avant l’accession du pays à l’indépendance, est au pouvoir sans discontinuer depuis l’installation à Bamako du premier «conseil de gouvernement» en 1956. Les dernières élections au Parlement, dit «Assemblée nationale», en mars 1959, ont montré que l’équipe gouvernementale avait la confiance de la très grande majorité du pays.
Le gouvernement de M. Modibo Keïta s’est très courageusement engagé dans une politique d’austérité en donnant une priorité absolue au problème du développement économique et social: problème difficile dans un pays dont les ressources naturelles sont rares et à peu près exclusivement agricoles.
Les objectifs de cette politique sont exprimés dans un plan quinquennal, établi sur la base d’études très sérieuses faites par un groupe d’experts français, et approuvé par l ’Assemblée nationale en septembre 1961 et août 1962. Les objectifs du plan sont ambitieux, et leur réalisation, dont dépendra le «décollage économique » du pays, dépend elle-même de la discipline avec laquelle la population saura fournir l’effort qui lui est demandé. C’est dire que la politique du gouvernement n’ira pas sans de sérieuses contraintes. Or, au cours de l’année 1962, quelques remous se sont produits qui ont provoqué une riposte énergique du gouvernement: quatre-vingt-quinze inculpés ont été déférés devant une juridiction d’exception dite « Tribunal populaire».
Il est intéressant d’étudier, à l’occasion de cette affaire, les moyens par lesquels un gouvernement autoritaire a étouffé un mouvement considéré comme subversif, et aussi de rechercher à quelles limites doit raisonnablement s’arrêter le pouvoir d’autodéfense d’un tel gouvernement.
Pour prendre l’affaire à ses débuts, nous devons remonter au 1er juillet 1962, date à laquelle le président Modibo Keïta fit connaître la décision prise par le gouvernement du Mali d’effectuer une réforme monétaire: le Mali quittait l’Union monétaire de l’Afrique de l ’Ouest à l’intérieur de laquelle avait cours le franc dit «CFA», et se donnait une monnaie propre dite «franc malien»; une Banque d’État, dotée d’un capital initial d’un million de francs CFA, serait chargée de l’émission de la monnaie nationale en même temps que du contrôle des autres banques ayant des activités dans le pays; dès la mise en circulation de la monnaie nationale, le franc CFA n’aurait plus cours; il était enfin précisé que cette réforme n’affectait nullement l’appartenance du Mali à la zone franc. Il semble que la réforme monétaire ait porté ombrage à certains commerçants, dont le mécontentement fut habilement exploité par les adversaires du gouvernement.
Le 21 juillet, plusieurs centaines de manifestants se rassemblèrent sur la place du marché de Bamako, se formèrent en cortège, défilèrent devant l’ambassade de France en criant «vive la France» et «vive de Gaulle», et se dirigèrent vers le commissariat central de police en poussant des clameurs hostiles au gouvernement et au parti au pouvoir. Ils furent dispersés après un violent accrochage avec la police, au cours duquel il y eut plusieurs blessés mais aucun mort, et deux- cent- cinquante-deux d’entre eux furent arrêtés. Les militants de l’Union soudanaise, parti gouvernemental, organisèrent immédiatement une contre-manifestation pour assurer le président Modibo Keïta de leur loyalisme et de leur entier appui à la réforme monétaire. Le président adressa de son côté un appel à la nation, l’assurant qu’il saurait sévir contre les trafiquants de la nouvelle monnaie.
Le 22 juillet, l’ordre était rétabli, et des sanctions rigoureuses étaient annoncées contre les commerçants qui garderaient leurs magasins fermés. L‘Union soudanaise désigna une commission nationale avec mission de faire une enquête complète sur les origines de l’émeute et les responsabilités qu’elle engageait. Très rapidement, on arrêta comme étant les instigateurs des troubles, deux (02) personnalités politiques importantes, MM. Fily Dabo Sissoko et Hamadoun Dicko. Tous deux avaient été députés à l’Assemblée nationale française à l’époque où le Mali était encore le territoire colonial du Soudan; tous deux avaient détenu des portefeuilles ministériels dans le gouvernement français; le premier, membre du parti socialiste français, avait été secrétaire d’État au Commerce et à l’Industrie en 1948; le second avait été sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale, puis au Commerce et à l ’Industrie, en 1956 et 1957.
Lors des élections à l’Assemblée nationale de Bamako le 8 mars 1959, MM. Sissoko et Dicko étaient les leaders du parti du regroupement africain, qui s’opposait à l’Union soudanaise. Celle-ci avait d’ailleurs remporté une victoire écrasante, en enlevant la totalité des quatre-vingt sièges à l’Assemblée. Les deux (02) chefs de l’opposition semblaient s’être ensuite ralliés au gouvernement de M. Modibo Keïta, qui les avait casés dans l’administration. L’enquête conduisit d’autre part à l’arrestation d’un important commerçant de la place, El Hadj Kassoum Touré. Celui-ci aurait été détenteur d’importants avoirs en francs CFA; lésé dans ses intérêts par la réforme monétaire, il aurait pris la tête de la rébellion dans le milieu des commerçants. Prenant la parole, dans une réunion publique au début d’août, le président Modibo Keïta désignait nommément MM. Sissoko, Dicko et Touré comme étant les meneurs d’un complot préparé de longue date en liaison avec certains gouvernements étrangers. Leurs objectif aurait été de renverser le gouvernement au pouvoir et de le remplacer par un autre gouvernement «plus docile aux directives reçues de l’extérieur». Leur tactique aurait été de miser sur le mécontentement des commerçants, boutiquiers, marchands ambulants, transporteurs, etc., qui représentent une classe numériquement importante et dont la politique sociale du gouvernement pouvait compromettre les intérêts.
L’ouverture des débats devant le Tribunal populaire fut fixée au lundi 24 septembre. Il n’est peut-être pas sans intérêt de mentionner que quelques jours avant cette date, exactement le 18 septembre, à la faveur d’un remaniement ministériel, le portefeuille de la Justice avait été transféré à M. Madeira Keïta, précédemment ministre de l’Intérieur et notoirement connu comme étant l’«homme fort» du gouvernement.
Les audiences ont occupé quatre journées complètes, du lundi 24 au jeudi 27 septembre.
Le Tribunal ne siégeait pas dans les locaux du Palais de justice, mais dans la salle de réunions de la Maison des anciens combattants. Sur les manifestants arrêtés le 21 juillet, quatre-vingt-douze étaient déférés devant le Tribunal en plus des trois principaux accusés, MM. Sissoko, Dicko et Touré. Il était reproché aux inculpés «d’avoir organisé un complot et commis un attentat contre la sûreté intérieure de l’État en vue de changer et de détruire le gouvernement du Mali».
Le Tribunal, dont on a dit plus haut la composition, était présidé par M. Mamadou Diawara, Point important, aucun avocat ni même aucun défenseur officieux n’assistait les prévenus. Les débats étaient publics, et se sont pratiquement limités à l’interrogatoire des inculpés et à l’audition de leurs déclarations. Il semble d’ailleurs que les inculpés aient eu la faculté de s’expliquer avec la plus entière liberté. La plupart d’entre eux s’appliquèrent à minimiser la portée des manifestations du 21 juillet, et affirmèrent qu’ils n’avaient fait que suivre la foule sans être animés d’aucune intention hostile vis-à-vis du gouvernement.
Kassoum Touré reconnut qu’il avait contribué à organiser la manifestation des commerçants, mais affirma qu’il l’avait fait sans aucune arrière-pensée politique. Hamadoun Dicko nia entièrement les faits qui lui étaient reprochés. Fily Dabo Sissoko plaida au contraire coupable et déclara: «je reconnais tous les faits; j’ai commis une très grosse faute». H. avoua notamment avoir encouragé les commerçants et les anciens combattants à organiser une démonstration anti-gouvernementale, à défiler devant l’ambassade de France en poussant des cris hostiles au Mali, et à tenter de prendre d’assaut le poste central de police. Il conclut en sollicitant l’indulgence des juges populaires.
La mesure d’humanité prise par le président Modibo Keïta moins d’une semaine après le verdict en commuant les trois peines de mort en peines de détention à vie ne peut nous faire oublier les graves irrégularités de la procédure au terme de laquelle les sentences ont été prononcées. Le fait reste que les inculpés ont été déférés devant une juridiction constituée en violation des dispositions de la Constitution de la République du Mali, et qu’ils n’ont pas bénéficié pour assurer leur défense des garanties que doit normalement comporter toute procédure pénale.
Que conclure de tout cela?
La loyauté la plus élémentaire commande de rendre hommage au courage avec lequel le gouvernement de la République du Mali s’est attaqué depuis quatre ans au problème du développement économique et social. On ne peut lui reprocher d’avoir donné aux impératifs du développement une priorité absolue, et il est certain qu’une telle politique exige une très grande discipline de la part de la population.
Le gouvernement a parfaitement le droit de se défendre contre les pêcheurs en eau trouble: mais il doit (et peut) le faire en usant de moyens légaux.
Armer une autorité de fait de pouvoirs répressifs, c’est un expédient inutile et dangereux, dangereux en premier lieu pour le gouvernement lui-même. La Constitution a opéré une distribution rationnelle des compétences entre les pouvoirs publics.
Le gouvernement, appuyé par le Parlement dont il a la confiance, a toute latitude pour faire la politique économique et sociale qu’attend de lui l’immense majorité de la population.
«Si le cadre juridique de cette politique est clairement et judicieusement tracé, et cela ne tient qu’au gouvernement et au Parlement, les tribunaux n ’auront pas besoin d’être «au service du régime»: il suffira qu’ils soient au service de la légalité; les magistrats n’auront pas besoin d ’être des «militants du parti»: il suffira qu’ils soient de bons magistrats; il n ’y aura pas besoin de faire appel à des juridictions d ’exception: les juridictions de droit commun suffiront.
En s’appliquant à rester un «État de droit», la République du Mali assurera la stabilité de ses institutions sans compromettre aucunement les chances de son développement économique…», avait conclu la Commission Internationale de Juristes dans son rapport en juillet 1963.
A.K. DRAMÉ, Journaliste freelance