"Parler de Senghor, c’est avoir toujours un tête-à-tête impossible avec un homme multidimensionnel: il y a Léopold, il y a Sédar, il y a Senghor. Au professeur se sont ajoutés le poète, puis l’homme d’Etat et l’académicien. Il y a encore le philosophe et le théoricien de la négritude. Il y a l’humaniste. Et ce n’est pas encore fini car il y a le prisonnier de guerre et l’ancien combattant, le critique d’art, le critique littéraire, le rédacteur parmi les rédacteurs de la Constitution française".
Ces mots si élogieux d’Amadou Lamine Sall, président de la Maison africaine de la poésie internationale, à l’endroit du Président-poète, le "malobali" Senghor, résument, avec authenticité, la vie et l’œuvre de cet homme universel hors pair auquel l’année 2006 a été dédiée. Une année qui s’achève alors que cet impudent "a eu" 100 ans le 9 octobre dernier ! Car Senghor, mort à Verson le 20 décembre 2001, ne mourra point: il est "dans le buisson en sanglot !" et dans la conscience de ceux qui agissent ! Qui agissent pour la paix l’universelle ! Hommage à ce bouillon de culture à l’occasion de la clôture officielle, le 20 décembre prochain, de l’année qui lui a été consacrée !
ntre la mangrove et la forêt de Ngazobil, à Joal – aujourd’hui Dyong -, petite ville située sur une presqu’île sablonneuse dans l’actuelle commune de Joal-Fadiouth, à 115 de Dakar, un bébé poussa son premier vagissement il y a cent ans, le 9 octobre 1906, dominant de sa voix féerique celle des dieux du bras de mer Mama Nguedj et de l’Atlantique.
C’est que cet enfant prodige qui, plus tard, marquera de son talent exceptionnel la vie littéraire, artistique, culturelle, sociale et politique du Sénégal, de l’Afrique, du monde et de l’univers, était déjà un "sedar", comme le diraient les Sérères et les Portugais, c’est-à-dire un "impudent".
Mais Poséidon, Neptune et Mamy Water, au lieu de châtier cette insolence, ordonnèrent à la mer d’arroser de ses effluves embaumés le corps chétif du nourrisson en murmurant avec clameur: "N’déïssane ! Béni soit-il !"
C’était sous la colonisation, époque où, d’après Senghor lui-même, l’Occident jetait "la bave et les abois de ses molosses" sur les terres africaines, les siennes !
Melting-pot cérébral
Sa mère, Gnilane Ndiémé Bakhoum, de confession musulmane, qu’il appelle, dans "Élégies des alizés", "Nyilane la douce", était de l’ethnie des bergers peuhls de Djilor attachés à la culture sérère. Son père, Diogoye Basile Senghor, catholique, avait cinq épouses et 41 enfants. C’est dans cette grande famille de propriétaires terriens que l’Insolent Léopold Sédar passera une enfance tendre et adulée.
Il entra à l’école en 1914 à l’internat de N’Gazobil chez les Pères du Saint-Esprit. Très brillant, il quitta, en 1923, soit neuf ans après, le royaume de son enfance pour fréquenter, à Dakar, le collège Libermann, futur lycée Van Vollenhoven. Où il commença à bredouiller un sentiment de révolte face à la théorie – enseignée par les Blancs ! – selon laquelle les Noirs n’ont rien apporté à la Civilisation, orgueil des Européens malgré leurs charniers d’innocents: "C’est au collège Libermann de Dakar que j’ai eu pour la première fois le sentiment de la négritude", se souvenait l’Effronté.
Qui obtint ensuite, en 1928, son baccalauréat et bénéficia d’une demi-bourse française pour poursuivre ses études à Paris. Au lycée Louis-le-Grand qu’il fréquenta à partir de 1931, il rencontra George Pompidou, Paul Guth, Robert Verdier… Il poursuivit ses études à la Sorbonne et à l’École normale supérieure où il rencontra le Martiniquais Aimé Césaire, un nègre comme lui. Et, en 1933, il obtint la consécration en devenant le premier agrégé africain de grammaire de l’Université. La même année, il obtint la nationalité française qu’il sollicitait.
Avec Césaire et le Guyanais Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor jeta les fondements de la négritude dont l’organe d’expression était la revue "L’Etudiant noir" fondée en 1934. En 1937, il commença à enseigner, en qualité de professeur de lettres et grammaire, au lycée Descartes à Tours, puis au lycée Marcellin Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés. Deux ans après, en 1939, il fut mobilisé au 23e régiment puis au 3e régiment d’infanterie coloniale pour prendre part à la campagne de France.
Mais l’Insolent est capturé à la Charité-sur-Loire le 20 juin 1940 et, en 1941, il entra dans la Résistance au sein du Front national universitaire. Après sa libération en 1942 pour cause de maladie, il reprit son poste d’enseignant au lycée Marcellin Berthelot et fut nommé, en 1944, professeur de langues et civilisations africaines à l’Ecole nationale de la France d’Outre-mer.
En 1945, Senghor fut élu député du Sénégal à l’Assemblée constituante française et publia son premier recueil de poèmes: "Chants d’ombre". Il fut élu membre du comité directeur de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) en 1947, devint partisan du Groupe des indépendants d’Outre-mer et, en 1955, nommé secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil dans le cabinet d’Edgar Faure.
Senghor était également leader de la Convention africaine, membre fondateur du Parti du regroupement africain (PRA), membre du Comité consultatif constitutionnel de la Communauté en 1958, membre fondateur du Parti de la Fédération africaine (PFA) et de la Fédération du Mali formée par le Sénégal et le Soudan (actuel Mali).
En 1960, il devint le premier président de la République du Sénégal et le resta jusqu’au 31 décembre 1980, date à laquelle il démissionna de son propre gré, laissant sa place à Abdou Diouf qu’il avait préparé à cette fonction.
Docteur honoris causa de nombreuses universités, membre de l’Institut de France, il fut élu, le 2 juin 1983, à l’âge de 77 ans, à l’Académie française au fauteuil 16 qu’occupait le duc de Lévis-Mirepoix. Senghor qui a largement contribué, avec Césaire et Damas, à enraciner les concepts de négritude et de francophonie, devint ainsi le premier écrivain noir à être membre de cette prestigieuse institution.
Chantre de la négritude
La gigantesque œuvre de Léopold-Sédar Senghor, écrivain de langue française et parfois de langue ouolof, est une véritable mosaïque de la civilisation universelle combinant – avec maestria ! – les us et coutumes des Africains et des Occidentaux. Car pour lui, le regard tourné vers le passé ne signifie pas qu’il faille le ressusciter, mais qu’il faut y puiser, "ici et maintenant", les valeurs ancestrales en faisant recours aux images, aux rythmes et aux couleurs de l’Afrique: "Il est question d’animer ce monde, hic et nunc, par les valeurs de notre passé", disait-t-il.
Son œuvre poétique est constituée de nombreux recueils dont "Hosties noires" (1948), "Éthiopiques" (1956), "Nocturnes" (1961), "Élégie des alizés " (1969), "Lettres d’hivernage" (1973) et "Élégies majeures".
Quant à ses nombreux récits, l’on peut en citer "Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française" précédée de la célèbre préface "Orphée noir" signée par Jean-Paul Sartre (1948), "La Parole chez Paul Claudel et chez les Négro-Africains" (1973), "La Belle Histoire de Leuk le lièvre", conte écrit en collaboration avec Abdoulaye Sadji en 1953.
Son œuvre linguistique, comprend, elle, entre autres, des ouvrages tels que "Les classes nominales en wolof et les substantifs à initiale nasale" (1944), "L’harmonie vocalique en sérère (dialecte du Dyéguène)" (1945) et "L’article conjonctif en wolof" (1945).
En politique, autre champ d’investigation, le Président-Poète a écrit "La communauté impériale française" (1945) en collaboration avec Robert Lemagnien et Sisowath Youtevong, "Liberté I. Négritude et humanisme" (1961), "Liberté II. Nation et voie africaine du socialisme" (1971), "Liberté III. Négritude et civilisation de l’Universel" (1977), "Liberté IV. Socialisme et planification" (1983) et "Liberté V. Le Dialogue des cultures" (1993)…
Cette œuvre est assez représentative des traits du métissage culturel multidimensionnel de Senghor imprégné de catholicisme, d’islam et d’animisme, de traditionalisme et de modernité, de cultures sérère, diawando et ouolof, de francité, de latinité, de germanité et d’hellénité, d’africanisme et d’européanisme, de complémentarité entre politique et poésie, entre poésie et peinture. Mais aussi d’un conflit déchirant entre deux femmes transparaissant à travers deux poèmes se contredisant en apparence mais complémentaires en réalité selon les contextes. Le premier, "Chants pour Naett", donne son nom au recueil publié en 1949 dédié par l’auteur à sa première épouse, la Noire Ginette Eboué, fille de Félix Eboué, "gouverneur nègre" de la République française de 1936 à 1944. Le deuxième, "Chants pour Signare", dédié à sa seconde épouse, la Blanche Colette Hubert, est une reprise du premier dans le recueil "Nocturnes".
Dans toute cette œuvre, "l’Effronté" prône, en effet, une confession personnelle qui débouche sur une revendication universelle reposant sur le dialogue des cultures qu’il n’a cessé de chanter pour la paix universelle. Ce faisant, pour faire accéder la négritude à l’Universel et permettre aux Africains de découvrir leurs cultures dans la fraternité et le respect mutuel, le moyen emprunté est le français.
Plaidoyer pour l’éveil des consciences
Une ouverture qui, permettant de se transformer par autrui, ne signifie pas pour autant qu’il faille se faire aliéner par lui. Car, pour cet adepte des "solutions négociées", le français est un vecteur d’élargissement du dialogue francophone et, au-delà, celui du dialogue tout court. Ce qui signifie qu’il faut "s’enrichir de nos différences pour converger vers l’Universel". Cette dénonciation constante de la négritude ghetto – qui enferme les Noirs dans leur couleur – a été l’un des principaux chevaux de bataille du poète pour le juste milieu.
Un juste milieu qui, l’écartant de la démesure inspirée par la culture grecque, transparaît à travers son œuvre pétrie de langue savante et de rythmes populaires chantant l’amour et la réconciliation. Cette humilité qui a souvent fait penser à la timidité ne lui a jamais, pour autant, empêché de rester ferme et homme de décision. Pour preuve de ce double trait de caractère, Senghor est volontairement provocateur en préférant au terme "négrité", plus statique, celui de "négritude", plus dynamique: les cultures africaines sont beaucoup plus importantes que ne le prétendent les Occidentaux. Par conséquent, elles doivent s’inscrire dans la mondialisation économique, politique, sociale et culturelle. En cela, le message du mage Senghor était ambitieux et prémonitoire: il avait prédit que l’Africain s’ouvrirait à d’autres civilisations sans perdre son âme.
L’ouverture est donc éveil des consciences pour lui: "Ma Négritude point n’est sommeil de la race mais soleil de l’âme, ma négritude vue et vie. Ma Négritude est truelle à la main, est lance au poing. Récade. Il n’est question de boire, de manger l’instant qui passe. Tant pis si je m’attendris sur les roses du Cap-Vert ! Ma tâche est d’éveiller mon peuple aux futurs flamboyants. Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole !".
Autrement dit, un melting-pot savant des valeurs africaines: "Objectivement, la négritude est un fait, une culture. C’est l’ensemble des valeurs, économiques et politiques, intellectuelles et morales, artistiques et sociales, non seulement des peuples d’Afrique noire, mais encore des minorités noires d’Amérique, voire d’Asie et d’Océanie", disait Senghor. Et le message francophone senghorien, toujours d’actualité, est caractérisé par sa bivalence artistique et politique qui a vocation à transformer totalement la société. Celle de l’Afrique tout entière !
Beaucoup de personnes se demandent encore aujourd’hui quelle est la portée de l’expression "L’émotion est nègre et la raison est hellène" prononcée en 1939 dans le contexte d’avant-guerre. Qu’elles sachent qu’en plus de la lecture politique très souvent faite de l’œuvre poétique du Président, celui-ci ironisait en fait sur les Occidentaux, semblant dire: "Puisque vous vous glorifiez d’être les seuls détenteurs de la raison à cause de vos inventions, prenez-la. L’émotion au moins, on ne peut dire qu’elle ne soit pas nègre puisque le nègre est foncièrement rythme". Cette ironie aussi était une des méthodes du "tout Senghor" selon le terme consacré par Lilian Kesteloot. Senghor lui-même ne disait-il pas que la raison est identique chez tous les hommes?
C’est aussi pourquoi Abdou Diouf a exprimé cette richesse lors de la consécration de l’année 2006 comme année Senghor: "Ce respect de l’âme des peuples ne peut qu’offrir aux hommes de nouveaux terrains d’échanges et de partage et ainsi leur permettre d’entrer dans l’ère d’une mondialisation à visage humain, riche de toutes les percées créatives et citoyennes de peuples divers mais résolus à s’enrichir de leurs différences". Toute cette richesse prouve que Léopold Sédar Senghor soi-disant mort en 2001 à Verson en Normandie, n’est pas vraiment mort. Il reste gravé, comme son œuvre multidimensionnelle, dans la conscience des peuples de l’univers. Il est dans le buisson en sanglot. Il est dans la foule du monde !
Zoubeirou MAIGA“