En 1960, après l’accession du Mali à l’indépendance, Modibo Keïta et son tout nouveau gouvernement avaient engagé le Mali dans la voie de construction du socialisme. Un choix, qui sur le plan économique, privilégiait le développement du secteur d’Etat.
Le Comité de direction économique , qui devient dès janvier 1961 le Comité national du plan et de la direction économique avait mis sur pied, avec l’aide d’économistes comme l’Egyptien Samir Ammin et le français Jean Bernard, un plan quadriennal qui prévoyait un investissement de 65 milliards de franc CFA . Ce premier plan est ensuite révisé et remplacé par un plan quinquennal.
Le premier plan quinquennal malien adopté en août 1961 par l’Assemblée nationale et promulgué par décret, le 1er septembre 1961, prévoyait en volume un investissement de 105,4 milliards de franc CFA.
La monnaie de même que toutes les institutions financières et bancaires qui opéraient dans notre pays, étaient directement rattachés à la monnaie et aux institutions financières bancaires françaises dont elles n’étaient que des prolongements avec un franc CFA géré pratiquement de Paris. Les institutions comme la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ou l’Union monétaire Ouest Africaine (UMOA) ne sont que des rouages d’un mécanisme sur lequel les monopoles français avaient et ont la haute main. Le privilège de l’émission, la circulation fiduciaire, le taux d’escompte, la détermination des conditions du crédit bancaire, la gestion etc, révèlent exclusivement de la France. Le maniement de cet instrument économique essentiel qu’est la monnaie la monnaie échappait aux pays africains. Quant au cas particulier du Mali, soumis à l’époque à un blocus de la part de la France et face à de graves problèmes de devise pour ses achats sur le marché mondial, notre pays avait décidé de créer sa propre monnaie. Le 30 juin, dans un discours tenu devant les députés à propos de la monnaie, le président Modibo Keïta déclarait :« la monnaie nationale, c’est d’abord l’instrument nécessaire d’un développement économique réel, c’est-à-dire axé sur la planification socialiste. Or l’expérience le prouve, la planification du développement ne peut être réalisée par un gouvernement dépourvu de pouvoir monétaire. Avoir son autonomie monétaire, c’est sur le plan interne pouvoir régler et contrôler comme on l’entend l’émission de la monnaie métallique et fiduciaire, la direction du crédit aussi bien aux entreprises privées ou publiques qu’à l’Etat ».
Le 1er juillet 1962, le Président Modibo Keïta faisait connaître la décision de son gouvernement d’effectuer une réforme monétaire. Le Mali quittait ainsi l’Union Monétaire Ouest Africaine à l’intérieur de laquelle avait cours le Franc CFA. Par conséquent, le Mali se dota de sa propre monnaie appelée «franc CFA ». Une banque d’Etat fut chargée de l’émission de la monnaie nationale et en même temps que du contrôle des autres banques ayant des activités dans le pays. Dès la mise en circulation de la monnaie locale, le franc CFA n’avait plus cours sur le territoire national.
Cependant, il était précisé que cette réforme n’affectait nullement l’appartenance du Mali à la zone franc. Certains proches collaborateurs du président Modibo Keïta dans les années 60, reconnaissent, aujourd’hui, qu’à l’époque on est allé vite en besogne. Selon eux, toute monnaie a besoin d’une base solide et ce n’était pas avec des cacahuètes ou du coton qu’on pouvait garantir une monnaie nationale .Toujours selon eux, d’autant plus qu’à l’époque des ingénieurs russes étaient présents dans notre pays pour des prospections de pétrole, l’on pouvait attendre les résultats avant de créer notre monnaie, car le pétrole constitue une base économique plus solide que les cacahuètes et le coton . Certes, que ce n’est pas avec des cacahuètes que l’on pouvait garantir une monnaie. Le Franc malien était-il mort né ? Les évènements ultérieurs finirent par donner raison aux défenseurs de la thèse de report de la création de la monnaie. Tout compte fait, le vin était tiré et il fallait le boire. Le gouvernement de la jeune République du Mali venait de s’engager dans l’inconnu. Avec l’aide des conseillers monétaires des pays de l’Est et du Parti communiste français les maquettes du franc malien furent élaborées ici au Mali. Ensuite ces maquettes furent envoyées pour impression en Tchécoslovaquie (pays communiste d’Europe de l’Est à l’époque). Après leur impression, les paquets de billets de franc malien furent bien arrangés dans des caisses sur lesquelles on avait écrit : « Attention explosifs dangereux ». Une manière de tromper la vigilance des curieux. Ces caisses pleines de francs maliens furent ensuite envoyées à Conakry chez Ahmed Sékou Touré. C’est de Conakry que des camions militaires de l’armée malienne transportèrent ces cargaisons pour Bamako. Ces caisses pleines d’argent sur lesquelles étaient écrites « Attention explosifs dangereux » furent envoyées dans les chefs lieux de cercle et d’arrondissement avec interdiction formelle de les ouvrir jusqu’au jour J. Ce jour « J », était le 1er juillet 1962 , Ainsi, des délégations furent dépêchées de Bamako dans les chefs lieux de cercles et d’arrondissement pour ouvrir ces caisses et à la place des explosifs dangereux, les Maliens découvrirent leur nouvelle monnaie, le franc malien flambant neuf. Les populations avaient jusqu’au 15 juillet 1962 pour échanger leurs francs CFA en franc malien. Les commerçants, totalement, déboussolés ne savaient plus à quel saint se vouer. C’est pourquoi, le mercredi 18 juillet 1962, les commerçants tinrent une assemblée générale d’information dans la grande salle de réunion de la Maison des Anciens combattants de Bamako. Les autorités politico-administratives, représentées au plus haut niveau, avaient pris place au présidium. Plusieurs participants intervinrent dans les débats pour exprimer leurs surprises et leurs inquiétudes face à la création de la nouvelle monnaie et au délai imparti à l’échange du CFA .
Pendant que la réunion se déroulait, El Hadj Kassoum Touré fit son entrée dans la salle de réunion. Il fut accueilli par un tonnerre d’applaudissement des commerçants présents dans la salle. Lorsque le calme revint, il demanda aux commerçants d’ajourner la dite réunion au dimanche 22 juillet 1962 enfin de permettre aux délégués de toutes les régions du Mali d’y participer pour que les décisions puissent refléter l’opinion de la majorité des opérateurs économiques du Mali. L’arrivée d’El Hadj Kassoum Touré dans la salle de réunion et son accueil spectaculaire furent considérés comme une provocation par le présidium constitué de hauts responsables de l’Etat. Dans les milieux d’affaires, la tension commençait à monter. Donc pour les autorités, à ce rythme là, il fallait tout faire pour éviter la grande réunion des commerçants du 22 juillet 1962. Le nouveau gouvernement de la jeune République du Mali s’apprêtait à entamer sa première épreuve de force.
A la suite de la grande réunion des commerçants de Bamako le 18 juillet 1962, sur proposition d’El Hadj Kassoum Touré, il fut décidé de convoquer une autre réunion cette fois-ci de tous les commerçants du Mali pour, le 22 juillet 1962. Cependant, vu la tension qui montait du côté des commerçants à partir déjà de la réunion du 18 juillet 1962, les autorités croyant à un complot qui était entrain de se préparer contre le régime, avaient décidé de passer à l’action. Ainsi, dans la nuit du 19 au 20 juillet 1962, El Hadj Kassoum Touré fut arrêté à son domicile à 4 heures du matin. La nouvelle qui se répandit en ville comme une traînée de poudre suscita la surprise indignation et colère chez les opérateurs économiques.
Très tôt le vendredi 20 juillet 1962, des petits groupes de commerçants se formèrent aussitôt et commencèrent à marcher sur le commissariat central de Bamako pour se convaincre d’abord de l’arrestation de El Kassoum Touré et ensuite protester et exiger sa libération immédiate.
Devant l’ampleur et la détermination des manifestants, la police demande du renfort des autres compagnies pour disperser la manifestation à coup de grenade lacrymogène, de crosses et même l’utilisation d’armes à feu. Selon certains témoignages, à l’issue de ce premier affrontement avec les forces de l’ordre, l’on dénombra de nombreuses victimes. Après cet accrochage violent, les manifestants se regroupèrent, très vite, pour marcher en direction de l’ambassade de France en scandant, selon des témoignages des slogans contre le régime US RDA, contre le franc malien. Toujours selon les témoignages, ces dirigeants de ces manifestants auraient devant l’ambassade de France déchiré et brûlé le drapeau malien. Rappelons que ce sont de témoignages historiques qui restent à vérifier.
Le 21 juillet 1962, les militants de l’Union Soudanaise RDA, parti au pouvoir, organisèrent une contre manifestation pour assurer le président Modibo Kéïta de leur loyauté et de leur appui à la réforme monétaire. Le président, de son côté, adressa un appel à la nation l’assurant qu’il sévirait contre les trafiquants de la nouvelle monnaie.
Pour un bref rappel historique, la contre manifestation de l’US-Rda en 1962 évoquée ci-dessus nous rappelle la contre marche de l’Udpm de Moussa Traoré en 1991.
Qui dit que l’histoire ne se répète pas ?
Le dimanche 22 juillet 1962, l’ordre était établi à Bamako et des sanctions sévères étaient annoncées contre les commerçants qui garderaient leurs magasins fermés. L’Union soudanaise RDA désigna une commission nationale avec mission de faire une enquête complète sur les origines de l’émeute et les responsabilités qu’elles engageaient. Très rapidement, la commission d’enquête decouvre la responsabilité de deux personnalités politiques importantes comme étant les principaux instigateurs des émeutes. Il s’agissait de Fily Dabo Sissoko et de Hammadoun Dicko.
Rappelons que El Hadj Kassoum Touré était déjà en prison, depuis le 20 juillet 1962.
Le lundi 23 juillet, Fily Dabo Sissoko et Hammadoun Dicko furent arrêtés. Une semaine après, le lundi 30 juillet 1962, Mamadou Niang est arrêté à son tour. Il était accusé d’être présent au domicile d’El Hadj Kassoum Touré, donc d’être au courant de certaines choses.
Après un interrogatoire musclé, Mamadou Niang fut libéré le 7 août 1962. L’arrestation de Fily Dabo Sissoko avait choqué l’opinion nationale et internationale. Tous deux avaient été députés à l’Assemblée nationale française et avaient détenu des portefeuilles ministériels dans le gouvernement français : Fily Dabo Sissoko avait été secrétaire d’Etat au commerce et à l’industrie en 1948 tandis que Hammadoun Dicko avait été sous-secrétaire d’Etat à l’Education nationale, puis au Commerce et à l’industrie en 1956 et 1957.
Lors des élections à l’Assemblée nationale de Bamako, le 8 mars 1958, Fily Dabo et Hammadoun Dicko étaient les leaders du Parti du Regroupement Africain qui s’opposait à l’Union Soudanaise RDA. Début août 1962, prenant la parole dans une réunion publique, le président Modibo Kéïta désignait nommément Fily Dabo Sissoko, Hammadoun Dicko et El Kassoum Touré comme étant les principaux meneurs d’un complot préparé de longue date en liaison avec certains gouvernements étrangers contre le pouvoir en place à Bamako et le remplacer par un autre gouvernement plus docile aux ordres de l’extérieur. Le Président concluait son intervention en affirmant qu’il appartiendrait au peuple malien de décider du sort des personnes arrêtées.
A suivre dans le prochain numéro : L’autre face cachée de Fily Dabo Sissoko. Et que retenir de Hammadoun Dicko ?
La Rédaction